Hors des sentiers battus 68/

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Les jours passaient, son état empirait. Même ses clients nocturnes, de coutume peu regardants et concernés, montraient des signes d'inquiétude, parfois de défiance. Seules ses soirées chez le Taiseux préservaient leur normalité.

Vint une nuit où, malgré sa lenteur de lecture, il acheva le recueil de poèmes. L'été battait son plein, d'ici quelques mois cela ferait un an qu'il s'était installé à Vert-Pont. Cette fin lui laissait un sentiment doux-amer. Pour la première fois de son existence, il avait connu la félicité d'une vision du monde, de la vie, partagée avec une tierce personne, plus avancée que lui dans la réflexion. Deuxsiècles les séparaient, pourtant.

Quand Adelin s'intéressa brièvement à son environnement, il surprit l'air concentré du Taiseux. Ce dernier le détaillait avec une attention inhabituelle. Perturbé, le jeune homme partagea ses réflexions, comme de coutume. Son maître le laissa dérouler le fil de ses pensées.

Cette situation normale rassura l'Allumé. Au terme de son monologue enthousiaste, le Taiseux lui laissa un temps de pause. Puis, sa pensée arrêtée, il proposa :

  • Souhaites-tu accéder à d'autres textes de cette nature ?
  • Oui, Maître.

L'espace d'un instant, Adelin crut percevoir un éclair carmin dans le regard de son interlocuteur. Mais il pouvait aussi l'avoir rêvé. Cela lui rappelait le prêtre de Guarrèr, la nuit où il avait fait appel aux pouvoirs du cristal de psynergie. Mais il pouvait s'agir d'hallucination. Au détail près que ce dernier maniait une magie argentée. Le Taiseux acquiesça avec gravité. Il se leva. Rangea avec solennité le recueil de poèmes. Se saisit d'un nouveau texte. Celui-ci, Adelin pourrait le lire à la forge.

Ce dernier remercia son Maître avec déférence. Il voulut développer certaines réflexions, mais le savant l'interrompit d'un geste. Quelques temps plus tard, il réorienta leur échange :

  • Le trouble dont tu m'as parlé. Il te ronge. A-t-il une origine connue ?
  • Je ne saurais vous répondre, Maître. Je crains d'être né ainsi.

Le Taiseux se caressa le menton. Adelin put voir les rouages de son esprit s'activer.

  • Tu es resté évasif sur la nature de ta divergence. Connais-tu son fonctionnement ?
  • ... De... ce que j'en comprends... J'ai la sensation...

Adelin réfléchit, prit le temps de peser ses mots. L'épuisement habituel, cette fois, ne constitua aucun frein. D'une manière ou d'une autre, cela levait même certaines limites de son esprit. Des souvenirs trouvèrent un sens, un éclairage nouveaux. Il se saisit de cette occasion pour mieux se comprendre, s'analyser comme jamais auparavant. Ou plutôt, il s'en rendait compte à cet instant, le Taiseux lui offrait l'opportunité de synthétiser ce qu'il savait. De mettre de l'ordre dans ses connaissances. Reconnaissant, il s'inclina devant le sage, avant de reprendre la parole :

  • Je crois que cela fonctionne par phases. Tout d'abord, viennent les envies, raisonnables pour la plupart, faciles à contenir ou à contenter. Puis vient un moment où s'instaurent les hallucinations, accompagnées de pulsions. Là réside le danger de mon trouble. Cela dure... Jusqu'à ce que je cède. Vient alors la dernière phase. Celle où le poids de ces divergences m'insupporte. Alors les hallucinations cessent, laissant un vide agrémenté de culpabilité. Et le désespoir prend la place. Ma propre existence m'insupporte. L'envie de vivre me quitte... Puis tout recommence.

Le Taiseux prit le temps de la réflexion.

  • As-tu déjà essayé d'en finir ?
  • Oui. Plus d'une fois... J'ai tenté en bien des occasions de m'immoler, de me pendre, de me noyer, de m'intoxiquer... Systématiquement, un élément extérieur m'a contraint à la vie. Ma fratrie, mes parents, mes amis... Même un inconnu, une fois, qui m'a décroché d'une branche à temps. Après cela, je ne me sentais plus le droit de partir. L'espoir revenait, avec lui un semblant de stabilité. Les hallucinations, les pulsions cessaient. Jusqu'au prochain cycle...
  • Le suicide est systématique ?
  • Non... Fort heureusement, non.

Le silence retomba. Adelin songea à un paradoxe. D'un côté, il était opposé à la peine de mort, trouvait toujours des raisons de vouloir donner de nouvelles chances aux autres. À l'exception du Dépeceur. De l'autre... Ses tentatives d'en finir, son intolérance à ses propres failles. Il échangea un long regard avec son maître à penser. Sentit que d'une manière ou d'une autre, ce dernier suivait ses réflexions, sans mot dire. Le Taiseux souhaitait qu'il réfléchisse. Surtout à la lumière de ses dernières lectures.

Ils ne s'échangèrent plus un mot. Adelin finit par prendre congé, avec une profonde révérence. S'il avait la foi, il considérerait volontiers le Taiseux comme un envoyé de Rhamée, l'aide pour laquelle il avait toujours prié. Mais il doutait que le sage aie un lien avec la Déesse. Il se référait trop peu à la Lumière, ne citait jamais un verset des textes sacrés.

Les jours suivants se déroulèrent dans un brouillard infâme, peuplé de tétanies pour ne pas céder aux pulsions. Adelin tenta de s'épuiser à la forge, de devenir physiquement incapable d'en bouger. Robert le laissa faire, n'osant plus l'approcher. L'Allumé s'interdit aussi de nouveaux accords avec Taflor, en cessant tout simplement ses allées et venues à l'auberge où résidait ce dernier.

Les jours devinrent des semaines. Lors des rares moments d'accalmie, il ne préserva que l'habitude de rendre visite au Taiseux. Cet isolement s'avéra nocif. Adelin le sentait, sans y trouver de solution.

Aussi, à l'été, alors qu'il effectuait une livraison dans les bas-quartiers, il sentit qu'il cédait. Il savait que les habitants d'un logis seraient absents pour une bonne dizaine de jours. N'y tenant plus, l'Allumé s'y rendit. Cela ne lui imposait qu'un détour mineur, en pleine journée dans les bas-quartiers. Nul n'ignorait ses divers métiers, tous connaissaient sa fiabilité, malgré son aspect peu engageant. Se rendre à l'habitation, passer par la cour arrière, y laisser naître un feu qui mettrait des heures à véritablement prendre... Quel soulagement cela représentait !

L'air naturel, Adelin se faufila sans peine jusqu'à la porte arrière de la maisonnée. La cour intérieure, minuscule, délimitée par les cinq habitations mitoyennes et tout aussi réduites, ne laissait la place qu'à quatre personnes. La petite grappe de masures ne comptait que peu de fenêtres. Peu de chance que quiconque l'apperçoive dans cette cour.

Fébrile, il usa de ses pouvoirs pour ouvrir la porte sans forcer. Ses sorts, imprécis, mirent du temps à venir à bout du loquet et des deux verrous. D'autant plus qu'il tremblait d'impatience.

Enfin.

Enfin...

Il pénétra dans la maison, referma la porte.

Enfin !

Avec un râle satisfait, il parcourut le lieu de vie, estimant les possibilités s'offrant à lui.

Il huma l'air poussiéreux, qui ne demandait qu'à s'embraser.

Extatique, le pyromane explora les quatre pièces, dont la cave et un semblant de grenier où il ne tenait que voûté.

Son repérage achevé, le forgesort déplaça en silence une table. Sa main se perdit le long des poutres et du plafond de planches. Avec de petits soupirs, il prit son temps pour laisser de petits points de chaleurs.

Par endroits, la pulpe de ses doigts trouva de la mousse, des cadavres d'insectes ou des toiles d'araignées. Autant de combustibles fantastiques. Il ne cibla que ceux qui prendraient lentement, alimentés par d'autres zones tiédies ou asséchées par ses soins.

Au soir, quand il reviendrait... Le spectable promettait. Heureux, il traça quelques chemins avec de l'huile pour les lampes. Quand le voisinnage se rendrait compte de quelque chose, les fondations seraient irrécupérables. Il prépara avec passion toute la charpente. Le tout, sans un bruit.

Ses hallucinations l'aidèrent. Aiguisèrent son instinct.


Soulagé, parcouru de spasmes aux mains, il contempla son œuvre. Vivement le soir ! Par anticipation, par prudence aussi, il s'assura que ses points de chaleurs ne s'estompaient pas déjà. Non. Le bois, l'huile, tout commençait lentement à s'entremêler. Selon ses calculs, il pourrait repasser vers onze heures du soir pour profiter du spectacle. D'assez loin pour ne pas être suspecté. D'assez près pour savourer. Ce soir, il éprouverait un bonheur sans bornes. Et peut-être, enfin, ses hallucinations le libéreraient de leur emprise.


Il ressortit et verrouilla derrière lui, s'interdisant de fredonner. La suite de la journée se déroula avec une certaine euphorie, une impatience certaine. Sa livraison effectuée, il surprit le Taiseux sortant d'une maison, couvert de remerciements et de bénédictions par une famille, un panier de maigres provisions en main. Le savant ne le vit pas, Adelin préféra ne pas venir le saluer. Il préférait poursuivre ses rêveries embrasées, sur l'avenir proche.


Au soir, l'Allumé suivit son itinéraire de livraisons, et prit son temps dans le quartier ciblé.


Avec ravissement, il observa le spectacle, plus captivant encore que prévu.

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