Hors des sentiers battus 69/

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À première vue, rien d'anormal. La masure s'illuminait de l'intérieur, comme n'importe quel lieu habité. Néanmoins, le temps passant, les ombres gagnaient en intensité, tout comme les lumières.

Le cœur battant, Adelin admira la lueur jaune s'empourprer. Le bois humide conféra des teintes émeraude au feu.

Une violente bourrade l'interrompit dans son admiration. Un groupe de passants occupait toute la place dans la rue. Avec dépit, il changea de point d'observation. Le lieu embrasé n'était visible que depuis une ruelle, sans établissement depuis lequel il aurait pu savourer le spectacle avec une bière. En passant devant, l'air absorbé, il huma avec bonheur la douce senteur du vieux bois se consummant. La sublimation se passait du côté de son mauvais œil, il n'en percevait que de ternes rais noyés dans une brume sombre.

Des badauds, des curieux ralentissaient devant la maison. Alors qu'Adelin s'éloignait, en quête d'un nouveau poste d'observation, un cri aigu retentit. L'une des voisine hurla un appel à l'aide. Un autre voisin surgit, brandit son doigt vers le premier venu :

  • Restez pas là, tout l'quartier va cramer !

Adelin avait déjà tourné à un angle, réprimant un grand sourire. Des rires réjouis menaçaient de lui échapper. Si seulement ! Oh, ce serait son plus beau feu ! Mais, non, il avait pris ses dispositions pour que cela n'advienne pas... Pour quelle raison se privait-il de ce plaisir ?

Rêveur, il leva les yeux vers le ciel. Une belle fumée claire l'égayait. L'odeur du brûlé le combla. Quelques brandons s'élevaient, inoffensifs, dans les airs trop froids et humides pour se montrer accueillants.

Avec un soupir d'aise, Adelin s'improvisa un itinéraire pour rôder autour des lieux sans s'exposer pour autant. Le cœur battant, il devina sans peine les évènements, l'oreille tendue.

Trois chaînes humaines s'organisaient entre la bâtisse, le puits et les deux tavernes les plus proches. Les tenanciers n'étaient pas mécontents de voir partir leurs stocks d'eau destinés à une consommation plus que sporadique. L'un d'entre eux en profita pour détruire de vieux draps à l'état de charpies, qu'il inonda d'eau avant de les jeter pour limiter la course du feu. D'autres personnes suivirent son exemple.

Les groupes s'organisaient à grands cris, se coordonnèrent. Adelin découvrit une échelle menant à un toit plat, céda à la tentation. Les oreilles bercées par les crépitements ignés, il y monta, pour s'allonger en hauteur.

Séduit, il admira en silence son œuvre. Rouges, vertes, jaunes, bleues, ses flammes dansaient gracieusement sur la bâtisse, resplendissante, comparable à un joyau aux facettes captant tout le charme de la lumière. Le parfum de l'air le transportait.

Emu, il versa une larme. De son bon œil. L'autre s'y refusait. Tant de resplendissance, comment ne pas demeurer muet, statique devant cela ? Comment ne pas se sentir transporté ?

L'air vibra. Dans une cascade de craquements chantants, le toit illuminé s'effondra sur lui-même. Le plancher du grenier ne ralentit nullement la chute. Tout se succéda avec fluidité, sans accroc. Les murs se penchèrent, de courbèrent avec grâce vers l'intérieur.

Au sol, quelqu'un voulut se ruer sur la porte. La foule le retint. La rumeur se répendait, aucune victime ne serait à déplorer. Le feu, circonscrit, ne s'évaderait plus de ses chaînes d'eau.

De nouveau, une larme s'échappa. Tendu, l'Allumé suivit l'excécution, lente, méthodique, de son œuvre. Une seconde suivit le même chemin. Mieux valait ne pas compter ensuite. Il s'essuya le nez. Tant de gens insensibles à la vraie beauté, aux véritables splendeurs de ce monde.

Dans les lueurs rougeoyantes du feu à l'agonie, s'élevaient avec volupté d'épais panaches noirs. Une majorité des sauveteurs improvisés se dispersa, tandis que des curieux fouillaient les cendres, équipés de gants de cuir empruntés. Avec le temps, le constat s'avéra sans appel : il ne restait rien de la masure.

En voulant quitter son poste d'observation, Adelin constata sa raideur. Aussi, sans oser de grands gestes s'efforça-t-il de retrouver un semblant de mobilité.

Quand, au bout de longues minutes, il parvint à descendre du toit, la plupart des gens s'étaient rendormis. Les rues étaient de nouveau vides. L'Allumé soupira. Il ne se sentait qu'à peine apaisé, tout juste satisfait.


Ce feu. Il n'en avait pas pleinement profité, ne l'avait pas aimé, honoré correctement. Il ne s'était délecté que partiellement de ses merveilles. Il n'avait pas éprouvé sur sa peau, dans sa chair, les métamorphoses qu'il conférait, les embellissements octroyés. Non, il n'avait été que témoin passif.

L'évidence le frappa à la sortie du quartier. Certes, préparer le terrain, créer un lieu propice à l'expression de la perfection ignée le soulageait, lui allégeait l'esprit. Mais il devait également être acteur, et non témoin, de ses merveilles.

Perdu dans ses pensées, Adelin se rendit compte qu'il avait déjà rejoint la rue de la forge. Il sourit, amusé. Les gardes avaient tellement l'habitude de le voir aller et venir à l'heure du couvre-feu, qu'ils le laissaient spontannément traverser le pont. Epuisé, il s'effondra tout habillé dans son lit.

Le lendemain, le réveil s'avéra douloureux. Ses raideurs de la nuit passée le gênèrent, il vit flou en plusieurs occasions.

Inquiet, il s'excusa auprès de son maître distant et s'absenta pour l'après-midi. Il connaissait ce flou, le vivant déjà. Sans compter la disparition des larmes d'un côté.

Les guérisseurs qu'il consulta ne se privèrent pas pour prendre son argent, tout en se révélant parcimonieux dans leurs réponses à ses inquiétudes. Les quatre qu'il consulta se contentèrent de lui parler de "sécheresse occulaire", que son travail à la forge pouvait l'avoir affecté. Deux lui proposèrent des potions à l'odeur de charlatanerie, à base d'os animaux, pour des prix qu'il considéra absurdes. Il était inquiet, pas encore désespéré.

Le quatrième le dirigea vers un "érudit" vivant dans les bas-quartiers. Adelin manqua de s'étouffer en entendant son surnom :

  • Il se fait appeler Le Taiseux... Eh bien, garçon ?
  • Je... Je le connais !
  • Oh... Et tu ignorais qu'il pouvait guérir de nombreux maux ? D'autant plus qu'il ne demande que de quoi subsister en contrepartie. Une couverture, quelques pièces, de la nourriture... Il a bien choisi son surnom, mais tu te rendras vite compte de son efficacité. Au fait, ça fera douze pièces d'argent.

Non sans maugréer, Adelin tendit son argent à l'arnaqueur. Puis, comme conseillé, il rendit visite au Taiseux.

Ce dernier marqua un temps d'arrêt en le reconnaissant. Puis, comme de coutume, il lui permit d'entrer sans mot dire. Quand ils s'assirent, après un temps de réflexion, le maître affirma :

  • L'incendie de cette nuit.

Son regard ne laissait aucune place au doute. Il savait. Adelin trouva un soudain intérêt au tapis usé. Honteux, il se racla la gorge.

  • Tel est donc ton trouble.

Adelin balbutia après un silence inconfortable :

  • Je... j'ai veillé à ce que cela ne cause que des dégâts matériels, que cela n'engendre aucune victime...

Après quelques agitations sur le fauteuil, il poursuivit :

  • Une part de moi s'en veut, Maître, sincèrement...

Aucune réaction perceptible. Tolérant mal le silence, le coupable avoua :

  • Cependant, cela ne m'a pas suffit. Je me trouve à mi-chemin entre les deux dernières phases... Je... Crains de... recommencer...
  • Est-ce vraiment pour cela que tu es venu me voir ?
  • Non... Non... Mon mauvais œil semble péricliter... Et l'autre menace de suivre le même chemin.

Tandis qu'il se rendait compte que ses pulsions risquaient, à terme, de le rendre aveugle, le Taiseux se leva, plaça une main à l'arrière de son crâne, une seconde sous son menton, et entreprit de le détailler sous toutes les coutures.

Le sage se détourna un moment de son patient, fouilla dans l'un de ses coffres, pour en sortir un haut bougeoir, une bougie et un petit miroir. Il installa ces équipements de fortune, la mèche s'alluma spontanément, et Adelin se laissa éblouir de longues minutes sans broncher. Puis la bougie s'éteignit sur un geste du vieux mage, qui rangea ses affaires sans émettre un son.

De retour dans son fauteuil, il conclut :

  • Les guérisseurs ont du accuser la forge. Tu es imprudent, mais pas inconscient. Ton métier n'est pas la source de cet affaiblissement. Tu as regardé trop fixement... les conséquences de ton trouble. D'ici quelques jours, tout reviendra à la normale. Va voir l'apothicaire Vialon. Il a des gouttes qui aideront à ton rétablissement.

Adelin le remercia d'un hochement de tête. Après un silence supplémentaire, il s'enhardit et demanda, anxieux :

  • Maître, allez-vous me dénoncer ?
  • Non.
  • ... Pensez-vous... que je devrais... Me rendre ? Enfin, la prison ne serait-elle pas ma place ? Avec ce trouble qui me ravage l'esprit...
  • Non.
  • Pour quelle raison, Maître ? Enfin... J'ai tout de même réduit en cendres l'habitation et tous les biens d'une famille ! C'est... grave...
  • Tu en es conscient. Tu luttes.
  • Et tout empire avec le temps ! Je me doute bien qu'il y a de fortes chances pour que les autorités me pendent... Mais n'est-ce pas le mieux, pour tous ? Maître, j'ai... je crois avoir déjà tué... Et cela m'indiffère sincèrement...

De nouveau, les larmes lui montèrent à l'œil. Des frissons le parcoururent. Sa fêlure le dominait. Mais se confier le soulageait trop. Seul, il ne trouvait plus la force. Et pas de travail physique appliquable dans l'immédiat pour s'abrutir de fatigue, s'engourdir jusqu'à s'effondrer et ne plus penser.

  • La peur, comme la colère, est une piètre conseillère.

Adelin attendit la suite, tendu, les ongles plantés dans l'accoudoir du fauteuil. Rien ne vint. Dans son esprit s'éleva une voix, une sensation inédite dans cette situation. Les souvenirs de ses lectures. Les clefs de compréhension philosophiques lui revinrent.

Son esprit voulut se ruer vers cette nouvelle voie qui se profilait. Se perdre dans des réflexions le tentait, mais le Taiseux sut l'en dissuader en silence. L'Allumé tâta ses poches, profita de l'intimité des lieux pour fouiller aussi dans ses réserves cachées, pour sortir quarante pièces d'argent. Avec cela, le Taiseux pourrait tenir trois ou quatre semaines sans difficulté. Ce dernier ouvrit des yeux ronds devant la somme. Il refusa d'un geste. Avec un léger sourire, Adelin posa la somme sur le guéridon.

  • J'insiste, Maître. La Lumière vous envoie, j'en suis convaincu. Et... à demain soir.

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