L'apprenti forgeron ne se fit pas prier, et fila s'emparer de ses gouttes, avant de reprendre son poste. Il releva en cours de route que ses hallucinations l'avaient laissé en paix, le temps de l'interrogatoire. À présent, elles lui revenaient... Avec un semblant de retenue. Durant le trajet, il se demanda si cela avait un lien avec ses actes de la veille. Si cela s'avérait juste... Pourrait-il se maintenir entre le premier et second cycle de sa folie, se stabiliser et juguler sa dangerosité ?

Si c'était possible, il se devait d'essayer. De retour à la forge, maniant le soufflet, il se surprit à espérer. Ce n'était pas sans lien avec ses lectures auprès du Taiseux. Que n'aurait-il donné, pour que cette lueur d'espoir alimente aussi sa foi. Bien des choses se verraient facilitées. Entre autres, il paraîtrait moins suspect et pourrait espérer le concours d'un membre du culte pour le soutenir.

Finalement, il put avancer sur une commande de cotte de mailles enchantée. Il ne constitua qu'une quizaine de maillons, tous gravés de la même rune de protection. L'échéance approchait, avec ses absences et ses crises, Adelin risquait de mettre son tuteur en mauvaise posture.

Ce dernier continuait de l'éviter. Il n'avait pas avancé dans ses démarches pour désigner Adelin comme successeur à la forge. Certainement que son comportement des dernières semaines l'en dissuadait. Rouvrir le dialogue pouvait s'avérer judicieux...

L'apprenti soupira. Si toutes ses relations pouvaient être aussi faciles qu'avec le Taiseux... ou François... Ou même Albin. Repenser à eux lui serra le cœur. Au début de l'automne, cela ferait un an qu'il avait tout quitté, dans l'espoir de résoudre ses problèmes.

Au moins cessait-il de menacer les projets de sa famille. À Vert-Pont, aucun écho ne lui parvenait au sujet de sa famille. Et il parvenait, pour le moment, à échapper à l'influence de Bernard.

Songeant à ce dernier, l'artisan empoigna son marteau avec plus de force, dut redoubler d'attention au moment de former puis de graver les maillons. Il put sentir les battements furieux de son cœur. Avec le recul... Bernard n'était pas un véritable Fêlé. Il ne souffrait ni de pulsions, ni d'absences, ni d'hallucinations... Non. Rien de tout cela. Celui qui s'érigeait en chef des Fêlés... n'était qu'un salopard. Se cachant derrière les failles de ses suiveurs pour les manipuler. Et Adelin, malgré ses leçons sur l'art oratoire, la posture de dirigeant, de donneur d'ordres, de décisionnaire, s'était laissé berner, bercer par les belles paroles du Dépeceur. Malgré toute sa méfiance, il lui avait fallu plusieurs années hors de l'influence du fondateur des Fêlés pour s'en rendre compte.

Pourquoi ne l'avait-il pas tué quand il en avait eu l'occasion ? Et à l'avenir, en serait-il capable un jour ? Pourquoi ne l'avait-il pas dénoncé ? Les écrits du Taiseux suggéraient de laisser sa chance à tout un chacun. Mais quand fallait-il s'arrêter ? De quelle manière ? Comment mettre un terme aux agissements de ce genre de personnage ? En cela, Albin, Nathanaël répondraient certainement : la mort. Et l'Allumé ne pouvait leur donner tort.

Mais en ce cas, de l'extérieur, qu'est-ce qui différencierait l'Allumé du Dépeceur ? Les deux étaient dangereux pour la société, multirécidivistes. Les deux pouvaient jurer vouloir aller mieux. Mais l'un mentirait, l'autre n'y parvenait pas. Dans les deux cas, leurs forfaits se poursuivaient, leur situation ne changeait pas.

Le Dépeceur avait déjà tué, torturé, en toute connaissance de cause, y prenant du plaisir. Il avait même payé des assassins, pactisé avec un hérétique. L'Allumé aussi avait tué, peut-être torturé, comment le savoir ? Certes, il ne payait personne pour s'occuper de ce type de basse besogne et ne comptait pas le faire. Mais il n'en demeurait pas moins un meurtrier. Quelqu'un d'instable. Méritait-il ses secondes chances ?

Le Taiseux, Albin et Eyaëlle semblaient estimer que oui. Trois personnes en ce bas monde voulaient lui laisser l'occasion de devenir normal. Les trois l'y aidaient, l'y avaient aidé, sans rien lui demander en contrepartie, si ce n'était d'essayer.

Puis Taflor, le Dépeceur, souhaitaient tirer profit de sa fêlure. Le premier, non pas par malveillance, mais par profit. Le second, pour les deux raisons.

De nouveau, il pensa à son maître de forge. L'homme lui avait offert un toit, l'occasion d'apprendre un nouveau métier qui lui plaisait, et de pratiquer la magie. Cela faisait un moment qu'il se comportait de manière égoïste, cela devait cesser. À présent que ses hallucinations, ses pulsions s'apaisaient, il pouvait bien faire le premier pas.

Levant les yeux, s'étirant, Adelin reconnut les lueurs nocturnes. Ses réflexions lui avaient certes permis d'avancer plus que prévu sur la cotte de mailles, et même de rattraper son retard... Mais il allait encore se coucher à une heure indue. Albin avait raison, le manque de sommeil lui nuisait, les expériences passées le prouvaient. Le poseur de runes déglutit, sous l'ampleur du pincement au cœur éprouvé. Son aîné lui manquait. De même que François, les Fêlés, sa famille.

Au dehors, il entendit les pas de trois personnes, dont deux lui paraissaient légères. L'un des passants pesta d'une voix étouffée, qui interpela l'Allumé.

• ... allumé chez Feufert...

Une voix fort juvénile. De fille. Une voix plus adulte murmura quelque chose en réponse. Au fond, ce n'étaient pas ses affaires, il devait aller dormir, prendre des forces et préserver une certaine clareté d'esprit pour le lendemain. Il était temps de renouer avec son maître forgeron.