Prologue

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Je flotte. C’est agréable de ne plus sentir son poids sur les épaules, d’être légère, tellement légère, comme une plume. Ce que j’aurais aimé être une plume, fine, mince, multicolore comme celles des oiseaux d’agréments, libre d’aller n’importe où sur notre planète. Peu m’importe, ce rêve si doux m’enveloppe comme un cocon. Je peux bien rêver ce que je souhaite. Personne n’en saura jamais rien, n’est-ce pas ? Ce songe est d’autant plus plaisant que je semble n’avoir aucune limite en son sein. Pour le découvrir, il faudrait que j’ouvre les yeux et je n’en ai vraiment pas envie. Je préfère continuer de ressentir et d’imaginer ce qui m’entoure. Où puis-je bien me trouver pour flotter comme cela ? Se souvenir, réfléchir. Il parait que la dernière activité à la mode est la pièce à pesanteur programmable. Cela fait fureur, c’est en tout ce que dit la chronique mondaine que je lisais hier soir à Alys, autour de notre infusion quotidienne. Le slogan publicitaire l’a fait beaucoup rire. « Ressentez votre âme au creux de votre nuque. » Je n’ai pas osé lui parler du petit encarté de lettre rouge qui accompagnait la publication, signe d’une décision de justice. L’entreprise qui commercialise ce service a été enjointe à changer sa belle accroche à la suite d’une plainte. Elle a été déposée par l’association des avocats s’occupant des basses classes. En effet, selon eux, les seules personnes qui subissaient cette expérience avant cette merveilleuse invention étaient les condamnés à la peine capitale. Leur sentence est d’être projetée à l’extérieur des bulles protectrices. Mais vraiment, qui peut s’intéresser au sort d’individus jugés irrécupérables par l’Agora ? Ils ne peuvent plus retrouver le droit chemin , jamais, c’est prouvé, alors on décide de ne plus gaspiller d’oxygène pour eux. S’ils meurent, alors ils prennent plus l’air et la place d’alphardiens qui ,eux , seraient dignes. Ces anarchistes ont de toute façon déterminé de détruire notre société, on doit donc, à terme, les élimer, eux et leurs pensées dangereuses pour nous préserver.

D’ailleurs, est-ce mon destin ? Est-ce moi qu’on a exécuté ? Ai-je déçu mon père une fois de trop ? Fadaise. Aucun membre de la haute caste n’a été condamné à ce châtiment. Ce serait inconvenant et déshonorant. Surtout, qui risquerait quoi que ce soit alors qu’il se trouve déjà en haut de l’échelle sociale ? Nous ne ferons rien qui puisse desservir notre planète en toute conscience, ce serait absurde. Pourquoi suis-je en train de flotter ? Il suffirait que j’ouvre les yeux pour le savoir. Si la pièce autour de moi est capitonnée de velours rouge, je suis dans l’attraction. Si c’est le néant qui m’entoure, alors c’est que je suis décédée. Ou je l’espère tellement fort que j’en rêve. Je ne sais pas ce qui est pire. Mourir, c’est rejoindre mon cher Taliesin. Mon double d’âme. Mon frère jumeau. Être séparer à jamais de son jumeau, c’est comme si on écartelait votre âme sans vous donner la délivrance de cette vie. Mourir, c’est ne plus jamais avoir la pression de Père sur mes épaules. « Cerridwen, tu es trop grosse. » « Cerridwen, tu ne trouveras donc jamais de mari ? Soit plus sage. » « Tu comptes me faire honte pour combien de temps encore ? » Tu sais, Taliesin, depuis que tu n’es plus là pour m’aider à porter ce poids d’ainé à deux. Plus personne ne me sauve des étoiles qui, chaque jour, menacent de m’engloutir, des noires pensées et de la mort.

Justement, c’est mon tour. C’est à moi de protéger notre cadette, maintenant, seule. Il ne faut pas laisser Alys isolée, elle ne survivrait pas dans le champ d’astéroïdes qu’est notre classe. Ce n’est pas Mère qui le fera. Mère est inutile au possible. C’est simple, elle ne sait rien faire, pas même tenir son rang, si bien que c’est moi que Père emmène pour l’accompagner lors des réceptions. Nous avons besoin de quelqu’un de digne pour porter les couleurs de notre famille. Peut-être qu’il ne me juge pas si mauvaise que ça, si c’est moi qu’il choisit. C’est ironique. Il n’y avait que toi, Taliesin, pour trouver des qualités à cette bonne femme. Père a raison. C’est une idiote qui nous fait honte, à notre clan et à notre caste.

Il suffirait que j’ouvre les yeux pour savoir, finalement. Peut-être qu’Alys sera à mes côtés, qu’elle rira en criant «Cerridwen, c’est étonnant ! » Elle tient beaucoup de toi, tu sais ?

Bon. Cessons de tergiverser. Il va bien falloir que je les ouvre, ces yeux. Tu veux bien me donner un peu de ton courage, grand frère ? Même si je ne peux pas dire ton prénom. J’implore ton aide, comme on prie une divinité, je suis persuadée que ce statut d’esprit omniscient t’aurait plu. Un sourire. J’inspire. Je recroqueville mes poings. J’ouvre mes yeux, le souffle coupé. La Voie Lactée et les étoiles se répandent dans la voute céleste comme des grains de sable. Je ne suis pas dans l’espace. À peine ai-je entrouvert la bouche que je découvre que ce n’est pas le vide qui m’envahit, mais l’eau. Je panique. C’est pire. Je ne sais pas nager, j’ai peur. L’eau est pire que le vide pour mourir. Je ne veux pas ! Aide-moi ! Aide-moi !

Réveille-toi, petite Cerri.

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