Chapitre 10 : Le Bal

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Cerridwen fixe d’un regard morne et vide le verre d’alcool posé devant elle. Le bal bat maintenant son plein, le majordome a annoncé la dernière arrivée. C’est une dame un peu plus âgée qu’elle, mais déjà veuve. La jeune femme a tout juste retenu cette entrée, lui offrant un sourire de circonstance que se doit d’offrir la maîtresse de maison. Par chance, Bedwyn l’a très vite accaparée, mielleux et séducteur, comme à chaque fois, qu’il se tient en public. La bouche de Cerridwen se tord, pas besoin de lire l’avenir dans les étoiles pour comprendre que le patriarche Tylluanos trouve cette femme à son goût. À cette créature, il ne reproche pas ses rondeurs, ses hanches et ses courbes généreuses. La demoiselle a cependant fait semblant de ne pas voir, son masque de politesse incrusté dans son visage pour cacher la tristesse et la jalousie qui étreigne son cœur. Puis, alors que son père s’éloignant en ignorant sa présence, elle s’était mise à l’écart, à cette petite table où une domestique avait jugé bon de la servir en alcool. Par deux fois, des hommes sont venus, par courtoisie probablement, lui faire la conversation. Par deux fois, elle les a accueillis avec civilité et a tenu la discussion avant qu’ils ne soient appelés par d’autres jeunes femmes sur la piste de danse, l’orchestre entamant des airs de valses à la mode.

Soudain, le regard de Cerridwen se trouble. Elle sent une goutte de sueur lui couler le long de la nuque et finir sa course dans le décolleté de sa robe de taffetas zinzolin. Ce n’est pas la première fois que cela lui prend et elle n’arrive pas y réfléchir. Lentement, elle se redresse, titubante. La foule devient envahissante, les couleurs agressives pour ses rétines. Sa démarche branlante la traine jusqu’à dans le petit parc de la résidence, attenant à la salle de réception commune. Puis ses jambes décident de ne plus la porter, son corps s’affaisse, son bras s’appuie sur le hêtre solitaire du jardin, s’érafle contre son écorce rugueuse. Son souffle s’affole, son enveloppe roule sur le fût, s’y adosse pour s’y laisser glisser. Ses yeux clignent rapidement, ses longs cils chassent l’air, elle sent ses dernières onces d’énergie la quitter. Peut-être est-ce le moment de disparaitre de ce monde. À croire qu’elle n’a jamais su les choisir, les instants.

Sa solitude est troublée par une course effrénée et un arrêt. On la fixe, avec insistance. Il ne faut que peu de temps à Cerridwen pour identifier celle qui se tient devant elle. Cadi, la petite domestique de ce matin, celle qui avait eu le malheur d’arriver en retard un mauvais jour et de s’être justifiée maladroitement. Finalement, si, c’était le bon moment pour défaillir, cela permettra à la gamine d’obtenir sa revanche. Cerri s’attend à voir dans ses yeux la flamme, celle qu’on a quand on se repaît du tourment de ceux qui nous ont fait du mal. Étrangement, elle ne la retrouve pas dans les opales de la petite employée. Au contraire même, une inquiétude transparaît assez vite, tandis que, hâtive, elle retire son tablier blanc et la couvre avec soin. Elle est transie de panique, ses mains semblent chercher comment agir avant de se décider à intervenir.

« Mademoiselle, surtout, vous bougez pas. Je reviens, d’accord ? »

Comme si je pouvais bouger dans cet état, persifle l’esprit de la jeune femme tandis que sa sauveteuse providentielle détale comme un lapin. Bah, elle va probablement quérir la gouvernante ou un des médecins présents à la réception. Si elle fait ça, ce sera le dernier des outrages. Cerridwen sent déjà le regard inquisiteur de son père se fixer sur sa carcasse inerte et se réjouir de la libération que la mort de ce poids lui apporte. C’est cependant seule que Cadi revient, armée d’un lourd plateau de fer blanc contenant une théière en porcelaine fine et décorée, une grande et large tasse de petit déjeuner assortie et le sucrier de la maison. Cerri le voit déposer le tout dans l’herbe, sans rien renverser. Elle sert, la tasse, y ajoute cinq épais morceaux de sucre et remue avec insistance en faisant teinter la petite cuillère en argent contre les rebords du récipient. Elle souffle dessus pour refroidir le breuvage sombre qu’il recèle et le porte avec beaucoup de soin aux lèvres de sa maîtresse, installant sa seconde main contre sa nuque pour la redresser un peu.

« Comment… ? » demande Cerridwen dont les forces ne sont pas encore suffisantes pour espérer terminer cette phrase. Comment a-t-elle su que c’était probablement cela le problème, qu’aucun médecin n’aurait pu aider à rien ?

— Les dames de l’orphelinat, elle donnait ça quand l’Agora livrait la nourriture en retard et qu’on menaçait de tomber dans la Lune. » Annonce calmement Cadi, sûre d’elle et presque nostalgique. Visiblement, petite, elle avait dû apprécier boire ce breuvage trop sucré, malgré les circonstances. Cerri avale sans résistance, fixant la domestique avec intensité. Elle s’aperçoit à présent de tous les minuscules détails de son visage. Elle remarque son regard à la fois sombre et brillant d’une enfant à qui on a demandé de grandir trop vite et qui efface tout autour de lui. Il y a aussi ses joues, un peu creuses, parsemées de cicatrices de varioles mal soignée comme certains membres de la basse caste peuvent avoir. Il y a encore son chignon désordonné de cheveux bruns frisés et son grain de beauté au coin de la lèvre inférieure.

« Mademoiselle Cerri, maintenant, va falloir manger plus. C’est pas sérieux d’être comme ça. Avec les autres, on a toujours peur que vous brisiez comme un verre au moindre choc. En plus, cela vexe beaucoup, beaucoup la cuisinière et ses assistants. Elle se donne beaucoup de mal, vous savez…

— Je suis trop grosse…, » proteste la jeune femme dont les forces reviennent peu à peu. De toute façon, cela fait bien longtemps que son estomac a appris à composer avec le manque permanent et a ne plus se manifester. « Beaucoup trop grosse

— Pfuiit, des sottises que tout ça » s’emporte Cadi avec des grands gestes, comme si elle pouvait chasser l’idée d’un mouvement de bras. « Vous êtes très bien comme vous êtes. C’est chance, vous savez, de pouvoir manger à sa faim en ce bas monde. Faut pas laisser passer ça, vraiment. »

Cerridwen sourit en coin. Cette gamine t’aurait plu, Taliesin, pense-t-elle. D’ailleurs, la demoiselle ne réagit pas lorsque la bonne, toujours transie d’inquiétude, cale sa main dans la sienne. Son souffle s’apaise, elle se sent mieux, ici avec cette petite de la cinquième caste, qu’au milieu des gens de son rang à cette réception. Cadi a un air de chiot larmoyant, ses pupilles encore plus brillantes. Un long moment passe avant qu’elle ne tique sur son attitude, paniquent comme si les doigts gelés qu’elle serrait précédemment étaient brusquement faits de braises incandescentes.

« Je… Je me suis pas comporté une fois de plus tout comme il faut, pas vrai, mademoiselle ? »

Le sourire de Cerri s’élargit un peu plus et fend son visage, laissant découvrir ses dents blanches alors que ses yeux se ferment pour se reposer enfin.

« Effectivement. Mais ce n’est pas grave, Cadi. Je te remercie. »

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