Chapitre 12 : Nerys

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Siarl pose rageusement le livre sur le comptoir. C’est une insulte à sa curiosité et à son imagination de le laisser ainsi dans l’expectative. À croire que c’est fait exprès. Il a un arrêt, son mouvement se suspend. Non, pourquoi serait-ce fait exprès ? Et puis, dans quel but le mettrait-on dans cette situation ? Il souffle, contrarié, fixe l’ouvrage des yeux, l’esprit dans le vague. Si seulement il pouvait comprendre ce que toutes ces lettres signifient lorsqu’elles s’assemblent entre elles, il pourrait lire la suite. Même mieux, si cette conclusion ne lui convient pas, il en écrirait plein d’autres, autant que ses pensées le lui permettraient. Tu rêves trop, mon pauvre garçon. Derrière ces aspirations, il y a la réalité. Il connaît à peine son alphabet alors espérer enchaîner quelques lettres pour faire la suite, ce serait Soleil.

Le jeune homme lance un œil triste sur l’ouvrage abandonné. Un miaulement fait dévier son regard. Un des greffiers du Patron a mis son museau hors du bureau. C’est le dénommé Paun et son pelage sombre ciel qui le fixe, ses opales triomphante et fière comme un coq. Siarl ne comprend pas jusqu’à ce qu’il note la présence entre ses crocs d’une chaussette de laine verts.

« Bon Astre, c’est des souris que tu es censé nous rapporter, pas des chaussettes, le chat. Qu’est-ce que tu veux que l’on fasse avec une seule chaussette en plus ? »

Il n’est pas dit qu’il sache quoi faire d’un rongeur mort non plus, mais quand même, pour le principe. Il s’accroupit et caresse l’animal entre les deux oreilles jusqu’à ce qu’une ombre à l’extérieur de la porte en verre coloré attire son attention.

« On est fermé ! » crie-t-il à l’attention du potentiel client, mais ça ne semble pas le faire bouger pour autant. Siarl grimace un peu, grommèle, se relève pour aller ouvrir… et se fige les pupilles écarquillées.

L’homme devant lui est d’une carrure impressionnante. Chauve, le nez cassé, il a cette gueule d’antagoniste que l’on a tendance à rencontrer dans les illustrés. Pire, de l’autre côté du cadre se trouve son parfait jumeau. Une protubérance sur son pardessus indique qu’il n’est pas venu désarmé. Siarl se campe sur ses jambes, mais ce n’est pas sa stature de gravier qui empêche le golem de forcer le passage et de le projeter plusieurs mètres plus loin. Le gamin s’écroule, sonné. Paun a déguerpi, abandonnant son trophée derrière lui. La tache verte de l’objet capte le regard groggy du jeune homme qui tente de se redresser, sans grand succès. Ses yeux clignent, sa vision se voile. Il ne voit plus rien, mais il entend. Il entend l’un des géants se rapprocher, bien décidé à finir le travail. Il se sent soulevé, s’apprête à l’achever quand une voix posée, rayée l’en empêche.

« Ne l’abime pas ! On va avoir besoin de lui comme monnaie d’échange. »

Siarl déglutit. Il a reconnu le timbre, l’intonation, ouvre un œil hagard. Elle n’a pas changé depuis tout ce temps. Son ton péremptoire a suffi que le calvaire cesse et que son corps, chancelant, trouve, naturellement le chemin d’une chaise. La femme s’approche de lui, engoncée dans un lourd imperméable d’ouvrier serré à la taille. Derrière son maquillage chargé, son regard clair le juge avec dédain. Elle lui tourne autour comme un serpent avec sa proie, une main dans le fond de sa poche. Ses deux gardes du corps se sont éloignés sans un mot, sans qu’elle n’ait non plus besoin d’émettre un ordre. D’ailleurs, elle les ignore complètement, attirée par le beau livre encore posé sur le zinc.

« À qui il est, ce bouquin. À toi ? Tu comptes monter en caste, Siarl ? » Elle claque de la langue. « Je ne te savais pas si bête, mon pauvre garçon. »

Elle l’ouvre du bout des doigts comme si elle devait dépiauter une ordure, jauge, commence à arracher avec lenteur une page comme pour torture l’objet. Elle froisse le lambeau de papier et s’en débarrasse comme un mouchoir usagé. Siarl ne voit plus que l’ouvrage blessé, espère qu’elle a abimé la page du titre ou une de celle qui contient les notes en petit caractère, mais pas celle avec les gravures. Surtout pas celles avec la princesse Rhianon. La femme s’apprête à recommencer, mais son mouvement s’arrête.

« À toutes fins utiles, le boiteux, un geste suspect et je plante ton assistant. C’est clair ? »

La voix tonne, Siarl tourne la tête. Le Patron est descendu, le vacarme a dû l’attirer. Il est là et sa main libre tient une arme au canon luisant. Son regard est glacé, assassin. Seren se trouve dans son ombre, tout aussi silencieuse, osant finalement faire un pas de devant lorsque la femme les salue.

« Ma chère Seren, je suis ravie de te voir. Comment te portes-tu depuis la dernière fois ? Il est vrai que ton veuvage te réussit bien. »

Les lèvres de Seren se déforment un court instant pour se muer en un de ses sourires masques dont les hautes castes ont le secret.

« Je vais bien, je te remercie, Nerys ? Que nous vaut cette visite ?

— Si tu savais, j’aurais pu m’éviter le déplacement et déléguer. Seulement, mes derniers messagers sont soit revenus avec une réponse négative, soit ils ne sont pas revenus du tout. C’est embêtant, ce manque de fiabilité. »

Nerys a pris des airs de grandacs de ce monde, elle imite, elle singe même, elle est dans une représentation. Sa main joue ostensiblement avec le couteau qu’elle a en poche, manière de signifier bel et bien sa présence. Elle esquisse un large sourire sur sa face basanée, satisfaite de son effet.

« Geraint, mon cher Geraint. Tu me sembles sobre, déjà, c’est bien. Il parait que ton commerce de faux papiers donne du fil à retordre à la milice ? »

Les doigts du barbu se crispent sur la crosse de son arme, il a perdu le contrôle de la situation. Quoi qu’il fasse, Siarl risque d’en pâtir d’une manière ou d’une autre. Nerys le révulse depuis toujours et le contexte semble de plus en plus tendu. Brusquement, il sursaute. Seren a posé la main sur le canon de son pistolet pour la lui faire baisser.

« Et si nous allions discuter dans le bureau, Nerys. On pourrait offrir une bouteille de bourbon à ces charmants jeunes hommes, soigner Siarl et parlementer tranquillement là-haut de ce qui t’amène. N’est-ce pas, Geraint ? »

Geraint fronce les sourcils, l’appui donné à son nom n’appelle aucune controverse de sa part. Un coup d’œil rapide à Siarl lui remémore qu’il n’a finalement pas tant de marge que ça actuellement. Il n’empêche.

« Une heure » finit-il par lâcher « Tu as une heure. »

Il donne l’arme à Seren qui s’en débarrasse comme si elle lui avait brulé les mains, l’envoyant derrière le comptoir. Il s’approche ensuite de son assistant, attrapant son menton entre ses doigts fins pour examiner ses blessures. Siarl grimace, penaud.

« Ramasse ton livre, tu viens avec nous. »

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