Chapitre 15 : Métis

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Il lui aura suffi d'une seule et unique phrase pour s'introduire dans le débat, à ce qu'elle soit juste assez intrigante pour qu'il attire à lui leur attention sans aucun autre effort. Les quatre chefs se sont tournés vers lui dans un mouvement presque synchrone vers la méridienne. Geraint se déplie avec lenteur, ses mains massant ses tempes et par elles son esprit encore un peu embrumé par l'alcool et ses vapeurs. Il reste un moment immobile, marmonnant dans sa barbe quelque chose en rapport avec Tesni et ce qu'elle avait bien pu faire de sa canne en l'amenant en ce lieu sans lui avoir vraiment demandé son avis. Son dos est courbé, sa bouche pâteuse jusqu'au fond de sa gorge, sa voix rauque et déraillant en chaque fin de phrase. Une forte odeur de cerise se dégage de lui comme un baume qui colle à sa peau. Il ignore les quatre regards posés sur sa personne, prenant tout son temps, étranger à la dispute précédente ou à l'engouement de Nerys à semer la mort pour " la Cause ". Cette dernière patiente sagement, de toute façon, elle n'a pas le choix. Personne n'a le choix d'ailleurs, ils ne peuvent qu'être pendus aux lèvres de Geraint pour prendre connaissance du fond de sa pensée, mais elle a un avantage sur tous les autres. Elle est au fait des effets de manches de ses discours, ses explications décousues, ses plans improbables et alambiqués. Cependant, ils ont toujours fonctionné. Ce n'est pas uniquement pour ses talents d'artificiers qu'elle a tenu à ce qu'il vienne. Elle le sait fin stratège et devine que l'entrechoquement des personnalités l'a suffisamment motivé pour qu'il daigne et réfléchir et apporter ses lumières.

Seulement, Sumut, lui, ne le connaît que depuis trop peu et n'a pas jugé bon de porter attention à sa réputation qui pourtant colle à la peau de l'homme presque autant que l'odeur de spiritueux. Il n'a pas de temps à perdre avec les divagations d'un ivrogne, chef d'un minuscule groupuscule sans importance. Il tape nerveusement du pied pour briser le silence, croise ses bras avec ostentation devant son torse pour se donner de la contenance.

" Carnaval ?! "

Sa voix tonne théâtralement sans qu'il en ait vraiment conscience. Il force le trait pour cacher son énervement latent. Geraint, lui, note mentalement que ce borgne n'aime pas être dans l'ignorance visiblement.

" Eh bien quoi, carnaval ?! Qu'est-ce qu'il y a, " carnaval " ?! Nerys, je suis ici pour parler sérieusement, pas pour écouter les élucubrations d'un ivr... "

Nerys lui fait un signe de se taire de la main, impérieuse, appuyant sa demande insonore par un lourd regard. Un silence passe et Geraint reprend, comme si de rien était.

" Carnaval, cela veut dire " Adieu viande ", dans une ancienne langue "

Sumut lève un sourcil peu convaincu et se mord la lèvre, conscient que lui couper la parole une seconde fois risquerait de mécontenter Nerys une bonne fois pour toutes. Si autant faire enrager Mira ou ce barbu lui importe peu, se mettre à dos la chef des Saggitari serait dangereux pour ses affaires et sa survie. Il n'a pas envie de retrouver sa marchandise détruite ou volée le lendemain en guise de sanction. D'autant que Mira semble plutôt intéressée par la tournure des choses à en croire l'éclat qui habite ses yeux. Le borgne claque de la langue et jette un regard vers Deneb qui est allée s'appuyer contre un meuble, résignée. Il ne pourra pas s'en faire une alliée pour arrêter cette mascarade. Et le pire, c'est qu'il continue, le bougre. Il se masse même les temps pour mieux se réveiller avant de reprendre

" C'est une fête héritée de l'Ancien Monde. L'Agora a choisi d'en faire un jour férié. On s'y déguise, on passe de bons moments. Pour une journée, les classes s'estompent si on en croit la propagande. "

Nerys a pouffé au mot " férié ", elle n'a pas pu s'en empêcher. Il y a bien que les quatre premières castes qui peuvent s'octroyer un jour sans travail et donc vraisemblablement sans revenus. Pour les gens de la dernière catégorie, c'est un jour comme les autres. Même mieux, un jour où on peut potentiellement se faire plus d'argent pour ceux qui s'affairent dans les cafés, les clients étant plutôt d'humeur dépensière et généreuse ce jour-là. Sumut trépigne encore, s'apprête à murmurer dans sa barbe que c'est bon, il sait que c'est carnaval et à relancer le sujet précédent, mais Mira le devance.

" Est-ce que quelqu'un peut rappeler à notre ami que lorsqu'il digresse trop, il perd les faibles esprits et notre patience ? De ce fait, il est préférable qu'il aille au fait pour le bien de tout le monde ?

— J'y viens. Si je résume bien notre problématique, nous devons obtenir des informations, un moment de gloire et que Sumut récupère sa marchandise. Je me trompe ? " Reprend Geraint en fixant le borgne qui semble un des premiers bénéficiaires de cette nouvelle action, probablement pour acheter de manière durable sa loyauté. Ce dernier met un temps avant de hocher la tête lentement.

" Bien. Ce que vous ne savez pas, sauf peut-être Deneb, dépendant du bureau auquel tu es attachée et de tes liens familiaux, c'est que c'est un jour chômé pour la milice. Ils sont en sous-effectif ce jour-là. Seules les fonctions vitales sont conservées et autant vous dire que le personnel d'astreinte ne sera pas des plus zélés. Cela signifie aussi qu'aucun employé des secrétariats administratifs ne sera présent dans les bâtiments. "

Deneb se raidit et le fixe, surprise. Une question brule ses lèvres... Comment soit-il cela ? Les membres de la milice et de leurs familles uniquement peuvent être au courant. Or, c'est une fonction auquel on accède par succession et la sanction encourue si on divulgue ces informations, classée comme hautement confidentielle, est extrêmement lourde. Geraint ne répond au regard qu'avec un geste de la main.

" On peut se servir de l'évènement à notre avantage. Les gens ne penseront qu'à s'amuser, la foule dans les rues sera importante et les déguisements nous masqueront sans peine des caméras. Idéal pour organiser la sortie d'une caisse d'un dock avec une surveillance faible. Après tout, qui fera attention à une sarabande et à une livraison de spiritueux dans un jour de liesse où sa consommation est, par définition, excessive. Je vous laisse planifier cette partie-là. "

Il se dresse sur ses deux jambes, bancales, trouvant ses appuis sur sa canne fraîchement retrouvée lors de l'explication.

" Reste l'infiltration et la récupération des données. Là encore, le sous-effectif, les déguisements et l'évènement nous serviront dans notre entreprise. Le fait aussi que, comme je vous l'ai mentionné, hormis quelques gardes, les bâtiments seront vides. Il faut néanmoins résoudre la question de la méthode de la collecte des informations et de leur lecture. Je m'en charge. Je dois bien être utile à quelque chose dans cette histoire. Je vais cependant avoir besoin de ton aide, Deneb. De votre aide à tous, en fait. Comme quoi, nous sommes bien assortis "

Il marque une légère pause, ses yeux balaient les âmes présentes dans la pièce. Il continue d'échafauder, le temps que son plan se peaufine un peu. Il élimine les manières de le contrer et que, chose importante, chacun y trouve sa place pour avoir l'air d'y contribuer sans pour autant qu'ils ne sachent exactement ce que font les autres pour sa réussite.

" Mira, votre rôle sera postérieur à la collecte des données. Je vous ferais parvenir les informations au moment voulu par le biais de ma messagère. J'ai encore besoin de réfléchir sur des questions de fond. Vous êtes bien sûr libre de la forme, je fais confiance à vos capacités qui doivent être bien plus aguerries que les miennes sur le sujet. Sumut, vous serez déterminant pour l'amont et la préparation de l'opération. Je vous fournirais une liste de matériel diverse. Il sera important de les obtenir chacun par différents canaux pour brouiller les pistes, au cas où. Pas que ce soit des biens qui intéresseront la milice aux premiers abords, mais on est jamais trop prudent. Nerys, j'aurais besoin...

— De gros bras. Tu me demandes toujours des gros bras.

— Non, pas cette fois-ci. J'ai besoin de pickpockets, les meilleurs du marché actuel. J'ai une commande assez spéciale pour eux et il leur faudra des doigts agiles et de la ruse pour la récupérer. Signale qu'en plus de la récompense pécuniaire, le repas sera offert à la prise et à la réception de l'objet. Cela devrait motiver tes volontaires sans que tu trouves nécessaire de les violenter ou de les menacer. "

Nerys lève les yeux au ciel, décidément, il croit réellement qu'elle est une sorcière qui terrorise les mômes. Geraint clopine doucement jusqu'à Deneb qui se tend de plus en plus, la détaillant d'un regard calme. Elle glisse pour s'échapper du meuble sur lequel elle s'est appuyée pour fuir ce type qui la met mal à l'aise sans qu'elle n'identifie vraiment pourquoi. Enfin, si. Il sait des choses qu'ils ne devraient pas connaître ce qui en fait un homme dangereux.

" Toi, Deneb... La dernière, mais pas des moindres. J'ai besoin de quelqu'un de chez toi, quelqu'un qui saura se repérer dans un bâtiment administratif et qui peut en ouvrir les portes. Nerys te donnera l'heure et l'endroit du rendez-vous quand je lui aurai communiqué tout cela. Puis-je compter sur toi ?

— Est-ce que c'est une vraie question ? "

Marmonne-t-elle tremblante. Geraint lui décoche un sourire entendu et se retourne vers les autres.

" Bien, sur ce, je monte. Il me faut un whisky ".

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