Chapitre 18: Trouver une étoile dans une constellation

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Cerridwen se mordille nerveusement l’ongle du pouce. Déjà deux semaines se sont écoulées depuis cette étrange rencontre et celle-ci n’a pas fini de la tourmenter. Cette femme est surprenante. Elle n’est définitivement pas la maitresse de Bedwyn, Cerri l’a bien compris, ne serait-ce qu’au moment de clore la discussion ou encore plus tôt, quand Antona lui a exposé sans fard ses pensées anarchiques. Rien que le fait qu’elle autorise si vite qu’on utilise son prénom, ce n’est pas coutumier. Dans la première caste, il est habituel d’appeler une personne par son patronyme longuement avant d’obtenir la permission expresse d’employer le prénom. Et seul un cercle encore plus restreint de connaissances proches peut savoir et user de ce prénom confidentiel, choisi traditionnellement le jour de ses seize ans. Rares sont les parents qui sont au fait le prénom secret de leurs enfants. Néanmoins, elle ne s’étonnerait pas de voir Antona commencer sa prochaine missive par un « Très chère Cerridwen », cela ne la choquerait même pas à vrai dire. Peut-être signerait-elle la lettre par son propre nom de code. C’est une chose qui interroge beaucoup Cerridwen. Quel nom une telle femme peut-elle avoir choisi pour correspondre au mieux à sa personnalité ? Probablement quelque chose de lumineux et de pétillant. Quelque chose qui dépeindrait parfaitement ce drôle d’être aux pensées si osées.

Cependant, toutes anarchistes peuvent être les paroles d’Antona, Cerridwen le sait maintenant vrai. Elle a fait l’effort de vérifier, prétextant des recherches pour un devoir à la bibliothèque universitaire. Cette raison et surtout son nom ont coupé court aux possibles questions de l’employé qui s’est empressé avec beaucoup de zèle de répondre à ses requêtes. Il n’a jamais été aussi agréable d’être la fille de Bedwyn Tylluanos, chef de la milice, qu’en ce moment. Personne ne peut douter que ces investigations ont un but tout sauf honorable. Le préposé lui avait fourni tout ce dont elle avait besoin, les catalogues d’exposition, les résumés de décisions de justice ainsi que les coupures de presse associées. Ces dernières avaient été paradoxalement les plus utiles, car épargnées d’un caviardage systématique émanant probablement des autorités compétentes. En même temps, qui irait lire des revues vieilles de quinze ans à part une personne déjà suspecte. Et elle. Après de longues heures d’enquêtes, elle avait isolé et suivit trois exemples anciens. D’abord une peintre puis un sculpteur et enfin un compositeur. Ils avaient tous trois été condamnés en leurs époques pour des crimes graves.

On avait trouvé au sculpteur des accointances avec un groupe terroriste aujourd’hui dissout et inoffensif. La peintre, elle, avait été accusée d’anarchie sans qu’on en sache vraiment plus. Le compositeur avait été le mieux loti des trois. Convaincu d’intelligence avec l’ennemi, le rapport judiciaire le concernant signifiait qu’il était enfui avant que la sentence de l’Agora ne soit prononcée à son encontre et les autorités n’avaient pu l’atteindre. Ce dernier était d’ailleurs toujours sous le joug de la Censure. Mais pour les deux autres, Antona Oedhebog ne s’était pas trompée. Une toile de la peintre avait été vendue pas plus tard que la semaine précédente pour une somme qui, même pour elle, semblait indécente. Elle avait peiné à contenir son cri de surprise dans la salle d’enchère où elle s’était rendue pour vérifier de ses propres yeux que le tableau proposé était bien celui reproduit dans le catalogue d’exposition. Quant aux propriétaires de l’œuvre au moment de son acquisition, elle avait reconnu des prête-noms de l’Agora et en outre celui d’un député de la frange conservatrice du parti principal. Elle n’avait pas compris ce qui se tramait. Le Pardon n’était jamais une chose facile à obtenir et une faute grave amenait inéluctablement à l’effacement du coupable et de ses possibles réalisations. Il ne devait plus exister pour la Société. C’est ce qui était enseigné à tous les enfants d’Alphard, quelle que soit sa caste, dès le plus jeune âge. Chaque action avait une conséquence et s’en prendre aux institutions de l’État était un des actes les plus irrémissibles. Il ne pouvait être expié que par la mort de son auteur. Alors pourquoi ? Pourquoi revendre à prix d’or des œuvres d’anciens condamnés ? Qui pouvait acheter de telles œuvres et pourquoi ?

Dans l’optique de peut-être trouver une réponse, elle avait entrepris de rechercher le fameux E. Eygfran, le peintre dont Antona lui avait parlé et dont elle avait si honteusement admiré l’une des toiles. Grand mal lui en avait pris. Impossible de dénicher la moindre information fiable à son sujet, sur aucun catalogue, aucun procès-verbal. De plus la sorcière qui compte, qui pourtant avait accès à un vaste nombre de bases de données dont celle de l’État civil et de la Milice n’avait pas connaissance de son existence. D’ailleurs aussi improbable que cela soit, le nom Eygfran n’existait pas à Alphard selon ce même registre. Cerridwen aurait sans doute douté de la réalité de sa présence même si elle n’avait pas trouvé mention de lui dans un court entrefilet d’une obscure revue d’art dont la publication avait cessé depuis cinq ans et qui parlait de toile de son fait, dont le fameux « Cycle », montré lors de l’exposition de fin d’année de l’Académie agorienne des beaux-arts. C’était à n’y rien comprendre. Il est vrai que le milieu artistique est connu, de par son foisonnement d’idée et ses nouveaux comme un milieu à risque pour la bienséance et la Pensée. Ce n’est pas pour rien que les étudiants les plus aventureux aiment s’y encanailler et que la milice veille au grain afin de prévenir tout souci. Cependant, pour que cet homme subisse un tel effacement, il aurait fallu qu’il se rende coupable de quelque chose de si grave …. Elle n’ose même pas imaginer.

« Pourquoi ? » C’est ce qu’elle inscrit à la fin de sa page. Dans un instant de légèreté, elle s’était dit que rédiger à jour un compte rendu de ses recherches sur un carnet serait une bonne idée, qu’elle pourrait s’en servir comme mémo quand elle serait en mesure de renvoyer à Antona ses arguments plus que douteux et complotistes. Force est de constater que, pour l’instant, les écrits méthodiquement consignés au crayon de papier apportaient toujours plus de questions que de réponses.

On toque à la porte de sa chambre. Cerridwen se tend, range précipitamment le calepin dans un des tiroirs secrets de son secrétaire

« Entrez ».

On semble hésiter, piétiner maladroitement et il n’en faut pas plus pour arracher un début de sourire à la jeune femme. Elle avait maintenant pris l’habitude de ces manières un peu gauche, qui était devenue une source presque constante d’amusement.

« Cadi, entre. Je ne vais pas te manger. Je te promets. »

Depuis l’action presque héroïque de la domestique au bal, ce qui avait évité à sa maitresse des conséquences médicales graves, mais aussi le déshonneur qu’aurait apporté la situation si elle avait été connue des autres convives, Cadi était à son seul service. Cerridwen l’avait obtenu de son père qui n’avait pas compris l’intérêt soudain de son ainée pour cette petite chambrière sans importance. Il était par ailleurs peu concerné par la gestion du personnel et avait donc donné son accord rapidement pour ne plus avoir à s’occuper de cette affaire. Cadi avait accueilli la nouvelle avec une grande panique jusqu’à ce que Meriona, la gouvernante, ne lui explicite concrètement sa nouvelle mission. Elle y avait notamment gagné une augmentation conséquente et surtout une chambre de fonction chez ses employeurs. Cerridwen soupçonnait d’ailleurs que cela avait été la raison pour laquelle la petite bonne avait accepté. Dès lors, il fallait reconnaître que la domestique avait pris son rôle très à cœur. Elle redoublait d’ingéniosité pour combattre les mauvaises relations entre sa maitresse et la nourriture en général. Elle s’avérait aussi dotée d’un sens de l’observation redoutable et douée d’initiative toujours juste et appropriée. Cette montée en grade ne l’avait pas défaite de sa légendaire maladresse, mais elle ne lui avait jamais porté préjudice. Cerrdiwen avait donc appris appris à relativiser et c’est pour cela qu’elle accueille la petite bonne avec un large sourire, bien que celle-ci peine tant bien que mal à porter un lourd plateau. Ce qu’il contient menace à tout moment de s’en échapper, mais dans une acrobatique courbette, Cadi fait en sorte que tout arrive à destination sans encombre sur une desserte.

« Monsieur votre Père n’est pas revenu depuis », elle compte dans sa tête tout en déposant une coupelle de fruit coupé devant sa maitresse « ... bien une semaine et quatre jours, Mademoiselle. Et son secrétaire n’est pas passé pour prendre le courrier depuis au moins trois jours. Les lettres s’accumulent et Madame Meriona se demandait s’il fallait le porter au bureau de Monsieur. Mais, si Monsieur ne revient pas, c’est qu’il est très occupé alors, j’me suis dit, Cadi, ma fille, tu vas d’abord tout montrer à Mademoiselle. Elle, si ça se trouve, elle peut s’en charger de ce maudit courrier. »

Cerridwen attrape la fourchette qu’elle lui tend et pique nonchalamment un morceau de poire, sans s’en rendre compte pour le porter à sa bouche.

« Tu as bien fait, Cadi. On va d’abord trier ça toutes les deux. Prends-toi une chaise. »

Cadi s’exécute, apportant une tasse de thé fumante avec l’énorme paquet d’enveloppes. Cerridwen lui donne un papier et un crayon pour prendre des notes. Elle commence dès lors le classement, isolant les reçus d’un côté, lisant en diagonale les invitations tout en grignotant sa coupelle de fruit. Il ne leur faut au final qu’une demi-heure pour en venir à bout.

« Bien, je pense que nous avons fait le tour. Tu portes les factures à Meriona pour qu’elle les traite et tu fais envoyer un télégramme à mon Père lui demandant s’il est libre les soirs du 12, du 16 et 21. Dans le cas contraire, s’il souhaite que je m’y rende seule. Tu penses bien à écrire le nom associé à chacune des invitations à côté des dates. C’est bien compris ?

— Oui, mademoiselle

— Tu reviens ensuite me voir dans une heure, j’aurais des messages à te faire poster. N’hésite pas à me déranger si la réponse du télégramme nous parvient dans ce laps de temps. »

Cadi hoche la tête et s’apprête à repartir quand Cerridwen remarque une chose étrange.

« Cadi, qu’as-tu d’écrit dans ta paume ?

— Ah oui ! Mademoiselle Alys a appelé. Elle vous donne rendez-vous à 17 heures pour un thé là. »

La domestique tend sa main gauche avec fierté et assurance et Cerri y déchiffre tant bien que mal une adresse inscrite en lettre bâton.

« Si ma sœur rappelle, dis-lui que j’y serais. »

Cadi hoche la tête une seconde fois de manière vigoureuse et quitte la pièce, non sans avoir échangé la coupelle de fruit vide par une autre pleine de petits morceaux de fromage en dés.

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