Chapitre 19 : Thé

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Le silence demeure, et ce depuis que Cadi a quitté la pièce. Quelque chose cloche et la tracasse, suffisamment pour que sa plume ne reste en suspens de longues minutes au-dessus de la feuille. D’infimes gouttes d’encre s’en sont échappés et forment larges rosaces d’un noir translucide, maculant sans vergogne le papier à entête. Devant sa bonne, Cerridwen se devait de ne rien laisser paraitre, pour la bienséance, pour son rang. Cependant, maintenant qu’elle est seule, son esprit s’autorise à s’alarmer. Cela semble anodin, mais ce détail est inquiétant. Alys déteste le téléphone. Petite, elle croyait l’appareil source constante de danger et de malheurs et cette appréhension était restée à l’âge adulte. En tant qu’ainée, il lui aurait été difficile de la contredire, tant les exemples de situations désagréables avaient été nombreux par le passé. Père, utilisateur quasi exclusif de l’objet, d’habitude froid sans émotion se muait d’une colère sourde et terrifiante une fois le combiné raccroché, chose qui avait largement marqué les trois enfants Tylluanos et surtout la cadette. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, prompt à mobiliser la ligne familiale pendant des heures, Alys lui préférait les missives, les télégrammes ou encore l’onéreux service de coursier qui quadrille les beaux quartiers de la planète. Si elle avait fait usage du téléphone, cela signifiait qu’il s’était passé quelque chose. Mille et une hypothèses s’échafaudent dans la tête de son ainé inquiète.

Cerridwen doit se résoudre, au moment où elle imaginait sa cadette entre par conviction dans un groupe anarchiste, ce qui, disons-le, est une idée complètement invraisemblable, à terminer sa correspondance. Cette tâche effectuée, elle pourrait se rendre au rendez-vous afin de connaître le fin mot de cette histoire. Alys est une Tylluanos, elle a été éduquée depuis son plus jeune âge pour être imperméable et vigilante devant les années néfastes et délétères. C’est ce qu’elle se répète tout au long de ses rédactions, qu’elle agrémente d’un magnifique « Toutes mes condoléances les plus distinguées » avant de se relire, arquer un sourcil sombre et habilement transformer les lettres pour rétablir la formule exacte. Il lui faut ensuite cacheter les enveloppes, se changer et reprendre une expression convenable socialement au moment où Cadi repasse la porte, visiblement tout excitée par cette « grande » mission qui l’amène à sortir dans cet uniforme de domestique qu’elle semble apprécier. Elle termine d’aider sa maîtresse à réajuster une ceinture de satin autour de sa taille pour rehausser une robe d’un bleu profond. Le vêtement a peu de fioritures, juste quelques empiècements de tulle et de dentelles pour donner de la fantaisie à un col trop sage. Esyllt s’examine un moment dans un miroir, scrutant chaque détail avant de décréter que tenue comme coiffure sont parfait pour un thé d’après-midi. Elle rajoute à l’ensemble une veste de velours brodé et un chapeau cloche un peu désuet, attrape une petite pochette contenant ses effets qui l’attend toujours sur sa console et s’échappe de l’atmosphère sombre de l’appartement familial, claquant la porte derrière elle, emportant avec elle ses inquiétudes et ses peurs.

Le chemin vers le salon de thé où sa sœur et elle ont leurs habitudes lui parait interminable. C’est comme si elle se trouvait dans un de ses décors de cinéma, qui s’anime pour simuler un mouvement. Le fond reste fixe, le sol lui se déroule pour permettre aux acteurs d’avancer sur place. Elle ne fait attention à rien, ni à l’éclairage du jour artificiel d’Alphard, ni à la foule, inhabituellement importante pour cette heure de la journée. Bientôt, la devanture aux lettres d’or lui apparaît et son angoisse redouble, devient dévorante. Elle passe la porte vitrée et balaie méthodiquement la salle du regard, quand qu’une serveuse lui prend sa veste et son chapeau pour la débarrasser. Alys est déjà là, vêtue de son bel uniforme. Elle lui adresse un petit sourire timide. De prime abord, elle semble bien aller, c’est rassurant. Ses grands yeux pétillent, même si quelque chose de lointain paraît la troubler. Cerridwen prend place face à elle tandis qu’Alys commande à une employée qui s’avance le thé préféré de son ainé. Encore quelque chose d’habituel et de terriblement réconfortant. Cerri réfléchit un instant, choisis l’usage du prénom de cœur de sa petite sœur pour la mettre en confiance, qu’elle se confie en toute quiétude, sans rien craindre. C’est son rôle, après tout

« Tu as bonne mine, mon Alys. Si tu savais comme ton appel m’a inquiété. »

L’adolescente penche la tête, surprise, elle s’attendait probablement à quelque chose de plus formel. Elle se reprend vite cependant.

« Ne t’alarme pas. Les parents de Merredyd, l’amie qui m’héberge actuellement, sont adorables avec moi. Ils m’ont même prêté une chambre, tu te rends compte ? Je ne sais pas comment les remercier. »

Cerridwen hoche gravement la tête, rangeant ses mains sous la table tandis que la serveuse revient avec les deux théières, une assiette de scones à la confiture de mûre et deux jolies tasses de porcelaines dorées. Les parents de Merredyd ont probablement pour ambition de bien se faire voir d’un personnage important de la Planète et entrant dans les bonnes grâces d’une de ses filles. Cela lui vient naturellement. Mais elle ne dit rien, enviant presque l’innocence de l’adolescence. Son regard se reporte sur l’assiette qu’elle repousse discrètement vers sa petite sœur. Celle-ci ne remarque rien, reprend la parole

« C’est vrai que tu as rencontré Madame Oedhebog ? Mes amies étaient vertes de jalousies, il parait qu’elle n’accepte plus aucune nouvelle cliente depuis deux ans tant son carnet de commandes est plein à craquer et même, les acheteuses sont limitées dans le nombre de pièces qu’ils peuvent lui obtenir.

— Visiblement, nous autres, Tylluanos, avons quelques passe-droits que d’autres n’ont pas. »

retorque Essylt avec une once de fierté au creux de ses mots.

« Alors ? Comment c’était ?

— C’était… »

Sa voix reste en suspend, elle tente de remémorer cette après-midi riche en émotion. Elle hésite, préfère taire le récit des choses inconvenantes, choisit finalement l’anodin

« L’atelier était dans un tel état, Taliesin serait devenu complètement fou en rentrant dans la pièce. Je ne suis pas sûre qu’une journée aurait suffi à une armée de domestique pour ne serait-ce que venir à bout d’un tel fatras. Il y en avait partout, sur les tapis, d’ailleurs on ne les voyait plus, sur les tables, les murs, même sur le chandelier, tu te rends compte ? Je ne sais pas comment elle fait travailler dans un tel capharnaüm. Mais elle y arrive et bien. Nos costumes seront juste prêts à temps pour Carnaval, elle me l’a promis. »

Les deux sœurs rient ensemble, heureuses de se raccrocher à des souvenirs et des références communes. Cerridwen reprend.

« Et si tu me disais ce qui te tracasse, petite sœur ? »

Alys dodeline, ses doigts s’agrippent, s’entremêle sans but

« Cerridwen… tu… tu as vu maman dernièrement ?”

Le sourire de Cerri disparait instantanément, son visage se ferme.

« Pour que je la voie, il faudrait qu’elle daigne sortir de sa chambre à des heures convenables et qu’elle se présente par exemple aux repas. Pourquoi ?

— Je l’ai croisé, moi, quand je suis venu prendre quelques affaires à la maison. Elle… elle était sévèrement blessée à la tête et elle a tout fait pour me le cacher. Elle a aussi refusé que je la soigne, ou même Meriona que j’aurais appelé.”

Alys a la voix qui tremble, le regard qui se trouble.Cerridwen nie vigoureusement, tente de la rassurer.

“ Elle s’est surement blessée bêtement et a eu trop honte pour nous le dire. Tu sais, elle est si maladroite…

— Tu l’as déjà vu échapper quelque chose,Cerridwen ? En vingt-huit ans, est-ce que tu l’as déjà vu casser quelque chose ou alors tomber ?

— Non, mais je l’ai toujours si peu vu, ça pourrait être en notre absence…

— Et pour les objets qui disparaissent ?

— Les objets qui disparaissent, Alys ?

— Depuis que je suis petite, des objets disparaissent régulièrement de la maison, de la décoration, des bibelots lourds, des chaises et des fauteuils…

— Père a peut être voulu faire changer la décoration…

— Père ? S’occuper de la décoration ?

— Ou bien ce doit être des vols sans importances. De nombreux domestiques travaillent pour nous, on ne sait pas d’où ils viennent, il ne serait pas étonnant que certains nous aient dérobé quelques babioles dans le but…

— Babioles ?! Le vase qui a été soi-disant dérobé le mois dernier était très ancien et d’une grande valeur. Maman y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Et puis, on n’aurait jamais porté plainte ?! Meriona n’aurait jamais rapporté les disparitions ? Personne n’aurait enquêté ? Ni notre majordome ni elle ni…

— Ma tendre Alys, si cela t’inquiète tant, je peux en parler à qui de droit pour que ces broutilles ne te tracassent plus…

— CERRYDWEN ! »

La voix d’Alys tonne comme jamais, des échos du prénom de cœur de son ainé résonnent dans le silence assourdissant du salon de thé. Les autres clients les fixent, les dévisagent, Cerridwen se mord la lèvre avant d’adresser un regard froid et dédaigneux à la foule qui retourne peu à peu à ses occupations premières.

« Qu’est-ce qui t’a pris, tu es folle ?!

— Pourquoi ? Pourquoi… tu ne veux pas penser à la raison la plus logique, plutôt qu’à cette somme d’explication invraisemblable ?

— Mais quelle raison ?!”

Alys ferme les yeux et inspire, rassemblant le courage qui lui manque

«Cerridwen, je pense… Non, je suis même sûre… que Père bat Mère depuis toujours. »

Le silence s’installe entre elles deux. Les yeux de Cerri se sont écarquillés, son geste s’est figé. Alys tente

"CerridwenCerridwen…

— Tais-toi !”

Cerridwen pose bruyamment sa tasse dans sa soucoupe.

“Comment oses-tu proférer de telles accusations ? Veux-tu jeter le déshonneur sur notre famille ?! Vraiment, c’est pire que tout ce que j’avais pu imaginer à ton sujet. Tu accuses notre père, sans preuve, en public qui plus est.

– Cerridwen, renchérit Alys d’une voix trouble.

– Non ! Je ne veux plus rien entendre de ta part. “

Elle se redresse rapidement, demande d’un geste autoritaire sa veste et son chapeau qu’elle repasse sans un regard vers Alys. Elle dépose une grosse coupure sur le bord de la table

“Pour la consommation. Bonne soirée.”

Elle s’échappe, son chapeau cloche enfoncé sur sa tête, s’engouffrant dans la rue devenue sombre.

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