Chapitre 27 : Grain de Sable

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Il a fallu obéir. Elle n’a pas le choix. De toute façon, qu’aurait-elle pu faire ? Fuir ? Pour aller où ? La mort, peut-être. Cerridwen Tylluanos, morte par déshonneur. Ajout entre parenthèses. Parce que trop curieuse. Le plus important n’est pas tant de sauver sa tête à elle. Elle, c’est fichu, mais il y a sa sœur, peut-être sa mère pour ne pas laisser Alys affronter la vie seule. Antona. Il faut aussi la dédouaner. Ce ne sont pas les plus en danger finalement. Celle qui a la plus à craindre, celle qui rentre dans les fameux quotas de perte de tout à l’heure, c’est Cadi, quand bien même elle n’a rien à voir là-dedans. Elle n’a pas la moindre idée de ce que fabrique sa maîtresse, mais au vu de ce qu’elle a lu, le simple fait qu’elle soit sa dame de compagnie suffit. Ne dit-on pas que les domestiques connaissent mieux leur employeuse que ces dernières elles-mêmes ? Cerri est persuadée qu’il n’en est rien, que Cadi ne dispose même pas des compétences nécessaires pour comprendre ne serait-ce que l’intitulé des documents. Le langage universitaire a cette furieuse manie de tout rendre si compliqué et obscur. Ce fameux document s’appelle bien « Rapport démographique » et pas « Mode d’emploi, analyses et données sur le maintien artificiel du nombre d’habitants sur la planète, à l’aide de discrimination et de méthodes qui diffèrent en fonction de la caste concernée ». Après réflexion, ce titre-là est encore plus long et abscons que le précédent. Une question la taraude. Est-ce que son père est au courant de « ça » ? Forcément qu’il est au courant. C’est le chef de la Milice, il a le pouvoir répressif entre ses mains et presque aucun contre-pouvoir. S’il décidait de faire putsch, l’Agora aurait bien du mal à s’opposer, pareil s’il refusait d’obéir à un ordre ou une directive. Ces « méthodes » ne peuvent pas s’exécuter sans lui.

Cerridwen se renfrogne sur sa chaise. La secrétaire l’a fait entrer sans plus d’explications si ce n’est que son père a dû s’absenter pour une urgence et qu’il sera de retour sous peu. La voilà donc en tête à tête avec elle-même, dans cette immense pièce toujours plus oppressante. Elle a l’impression de se trouver dans un décor de théâtre imposant. Tout a été réfléchi pour appuyer le statut de son Père. Le mur est couvert de diplômes, médailles et autres articles vantant dans des termes plus que laudatifs la politique de son propriétaire depuis son accession à cette prestigieuse fonction. Des photographies, mise en scène avec des membres du gouvernement tout aussi respectables que lui, sont posées sur les meubles dans une perspective étudiée. Il n’y a aucune photo de sa famille, aucun portrait de ses trois enfants. Visiblement, ils ne font pas partie du narratif. En même temps, les portraits de Taliesin doivent se compter sur les doigts d’une main, il avait toujours eu horreur de ça. Alors une photographie d’eux trois réunis, Cerridwen ne sait pas si la dame du Destin ou un quelconque alignement de planètes ont voulu ça un jour.

La porte du bureau s’ouvre avec lenteur, Cerridwen se tend de tout son corps. Elle n’ose pas se retourner, elle ferme les yeux, écoute. Un seul rythme de pas lourd et déterminé. Il est seul donc. Pas d’officier pour la mettre au fer. Dans un sens, cela la rassure. Pas d’arrestation en grande pompe. Les apparences seront sauves.

« Tu as fait vite. »

Sa voix est calme, posée, presque sympathique. Cerridwen en perd son argumentaire bien ficelé destiné à sa défense et ne peut bafouiller qu’une petit « Oui, Père » qui se meurt au fond de sa gorge. De toute façon, il n’y a rien d’autre à ajouter. Aucune n’attaque d’emblée, vraiment. Pas de colère dans sa voix ? Se serait-elle trompée sur ses intentions ? Peut-être que le secret de sa bêtise est encore sauf ? C’est en tout cas ce qui semble se profiler lorsqu’il prend place derrière son large bureau, consultant en silence les dossiers qui s’y trouvent, comme si elle n’avait pas été là. Cerridwen déglutit discrètement. Si ce n’est pas le motif de sa convocation alors quelle est-elle ? Bedwyn n’est pas homme à faire venir les gens sans raison ni arrière-pensées dans son domaine et sa fille cherche ce qu’elle pourrait se reprocher d’autre. Son poids ? Elle a encore fait un régime ce mois-ci, la gouvernante l’en a probablement informé. Ses résultats scolaires sont exemplaires, son directeur de thèse lui a encore renouvelé ses félicitations pour ses derniers rendus en date. Elle a aussi sagement tenu son rôle et son rang à toutes les réceptions et événement mondain où sa présence était requise. Alors quoi ?! Ses mains se crispent sur sa jupe, le talon de sa chaussure gauche cherche le meilleur appui possible, mais trébuche encore sur la moquette.

« Tu étais chez Antona Oedhebog ? »

Cerridwen sursaute et relève la tête, la bouche entrouverte

« Je… oui ?

— Tu y es souvent en ce moment. Vous vous entendez bien ?

— Oui… enfin, je crois qu’elle apprécie ma compagnie et ma discussion. Nous nous faisons régulièrement découvrir des lectures l’une l’autre et nous en débattons dans un environnement plus intime que celui d’un salon.

— C’est bien. C’est très bien même. Cela va grandement servir les intérêts actuels de notre famille. Madame Oedhebog, malgré le handicap de sa caste d’origine, est une personne très en vue dans la haute société. La côtoyer va nous ouvrir portes et perspectives pour notre avenir. »

Bedwyn repousse le dossier qu’il était en train de consulter. Cerridwen pâlit, de sa bouche n’arrive à s’échapper qu’un « merci » éteint dont son père ne semble pas se formaliser. C’est presque s’il l’ignore. Il continue.

« La mort de ton frère, je sais qu’elle t’a affectée et j’en suis désolé, nous a mis dans l’embarras. Nous remontons doucement la pente grâce à toi, même s’il est regrettable que tu n’aies toujours pas trouvé à te fiancer. Enfin, j’imagine qu’on ne peut pas tout avoir. Il vaut être célibataire que mal marié et entouré de nos jours. Je ne t’ai pas proposé à boire. Tu veux quelque chose ? »

Elle secoue la tête pour refuser, mais, encore une fois, il n’en tient pas compte. Il appuie sur un bouton à côté du combiné de téléphone, posé sur son bureau.

« Mademoiselle, apportez-nous deux cognacs »

L’ambiance est irréaliste, tout sonne faux, sa soudaine sollicitude, ses mots de « réconforts »… Peut-on vraiment appeler ça des mots de réconfort ? C’est comme s’il tentait de la séduire qu’il attendait quelque chose d’elle en plus. C’est étrange, elle l’écoute à peine lorsqu’il poursuit en toute inquiétude feinte et surjouée.

« Tu m’as l’air très pâle, Cerridwen. Tu devrais prendre du repos. Il faut que tu sois au meilleur de ta forme pour l’entrée en société de ta sœur. Elle aura besoin de ton soutien dans cette épreuve. C’est un peu tôt, j’aurais préféré qu’elle la fasse vers ses vingt ans, mais nous en avons grandement besoin pour redorer notre blason. »

Un espoir. Puis tout s’écroule. Non, il ne s’inquiète pas vraiment pour elle. Ça aurait été trop beau et en même temps complètement surréaliste. Bedwyn Tylluanos a statué que l’époque du deuil était révolue. Pire, il a décidé qu’Alys, sa petite Alys avait atteint un âge qui la considère comme mariable, pour effacer Taliesin des esprits pour une héritière brillante et elle, encore en vie. Et pour cela, il faut que Cerridwen retrouve son rôle de faire-valoir et d’adjuvant inconditionnel. Elle n’arrive plus à entretenir le mensonge qu’elle a elle-même construit, celui où elle imaginait que, quelque part en lui, il avait été affecté par la mort de son seul et unique fils. Pour la première fois, quelque chose gronde en elle, quelque chose qu’elle tente tant bien que mal de réprimer, un sentiment diffus. Elle ne l’écoute plus. Elle devrait le faire pourtant.

On toque. Cerridwen reste droite sur sa chaise. Elle reconnaît les talons hauts empressés de la secrétaire qui apporte les deux verres d’alcool demandés ainsi qu’un petit papillon de papier qu’elle tend à son patron. Bedwyn l’ouvre. Son masque de père réconfortant craque immédiatement, laissant transparaître un regard féroce. Sa fille enfonce la tête dans ses épaules par réflexe, elle ne sait que trop bien ce que cela signifie. D’ailleurs, il n’est même plus mielleux quand il reprend la parole

« Je dois m’absenter. Je vais en avoir pour un moment. Termine ton verre et pars, je te ferais suivre des instructions par coursier. »

Cerridwen hoche machinalement la tête. Son regard s’est posé sur les dossiers qu’il a laissés en vrac sur son bureau alors qu’il quitte la pièce en claquant la porte. Elle ne bouge pas, elle écoute. Les pas s’éloignent sur la moquette de la salle d’à côté. Elle attend. Encore. Encore un petit peu. Maintenant, elle est vraiment seule. D’un unique mouvement mécanique, elle se lève et se jette presque sur les documents à sa vue. Elle lit avec avidité les feuilles qui s’étalent face à elle. Des rapports. Beaucoup de rapports. Ça concerne les anarchistes ou ceux qui sont soupçonnés de l’être. Très vite, elle tombe sur une liste de noms. Cinq personnes. Le papier donne une date et une heure d’arrestation, en attente d’une signature de validation par son père pour mettre l’ordre à exécution. Un survol rapide lui fait dire qu’elle ne les connait pas de prime abord même si l’un des noms la fait tiquer. Elle n’a pas la moindre idée de leur caste d’origine. Là, présentement, elle s’en fiche. Elle sort son carnet et note frénétiquement chaque identité. Est attaché à cette feuille la fiche de l’informateur qui les a donnés. Un type de dernière caste, que l’on protège et que l’on paie grassement pour ses services rendus.

« Traitre à ta caste », susurre Cerridwen entre ses dents à l’adresse de la photographie en tête du papier. Elle relève aussi son nom, quelques informations le concernant, jette un coup d’œil à l’horloge. Cinq minutes. C’est tout. C’est suffisant pour devenir un grain de sable dans les rouages bien huilés de la société. C’est suffisant pour devenir un caillou dans la chaussure de son père.

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