Chapitre 28 : Agitateurs

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Cerridwen échappe un bâillement. Cela fait deux jours qu’elle a eu cet instant de folie, deux jours que son carnet lui pèse si lourd dans son cartable. Qui aurait cru qu’une liste de cinq noms plus celui d’un traître puisse prend tant de place dans son esprit. Juste cinq noms d’inconnus ou presque, dont elle ne sait finalement pas grand-chose. Selon les dossiers de son père, ils sont tous les cinq classés dans la catégorie des agitateurs et pour les noms qu’elle a pu identifier, il n’y a vraiment que ça que l’on pourrait leur reprocher. La première est prêtresse de l’âme étoilée. Il n’y a pas plus fidèle à l’ordre et au droit chemin d’habitude. Cette femme d’âge mûr n’a que des articles de presse laudatifs à son sujet. Elle aurait supervisé la rénovation de plusieurs chapelles situées aux confins des terres cultivées d’Alphard. D’ailleurs, c’est son seul fait d’armes, elle n’avait pas été en charge de cela, Cerridwen n’aurait rien trouvé sur cette dame et elle serait demeurée une sombre inconnue. C’est le lot de cette fonction, ces femmes dédient leur vie tout entière au culte ce qui en fait des personnes respectables et profondément respectées. Le second est un acteur, un jeune premier à l’affiche d’une pièce dans un théâtre de boulevard. Rien de notable si ce n’est une critique élogieuse de son rôle. La comédie, ce n’est pas trop son truc, mais peut être qu’Alys le connait. La troisième, Cerridwen n’a pas eu besoin d’aller la chercher bien loin. Madame Henfwttir a suffisamment hanté ses cauchemars de petite fille. Cette dame avait l’honorable charge, elle et sa terrifiante baguette, d’enseigner aux jeunes élèves de l’Ysgol y An Najm, donc issus de la première caste, les rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul et ce depuis au moins quatre décennies. La rumeur scolaire voulait qu’elle soit née telle quelle, avec ses lunettes à monture dorée et sa baguette, prête à faire cours pour l’éternité. Quoi qu’il en soit, c’était une fière défenseuse de l’ordre et du pouvoir, sinon, elle n’aurait jamais été nommée à ce poste. Alors pourquoi fait-elle partie de cette fameuse liste, hein ? Qu’est-ce qu’on lui reproche exactement ?

Finalement, elle aurait peut-être dû fouiller un peu plus dans les papiers pour le savoir. Ou trouver encore plus de questions sans réponse. Ce savoir est un poids. Elle sait que ces gens vont être arrêtés. Elle sait aussi quand. Une semaine. L’opération a lieu dans une semaine. Il lui reste moins pour prendre une décision. Tellement court. Trop court. Et puis, même si elle prenait la décision de faire quelque chose de cette liste, qu’est ce qu’elle pourrait en faire exactement. Si elle connait les rouages de l’État et des hautes sphères, son éducation ne lui a pas trop appris à frayer avec l’illégalité. Ces gens ont peut-être mérité leur future incarcération, bien qu’elle ait beaucoup de mal à imaginer madame Henfwttir à une réunion anarchiste ou manipuler une quelconque arme. Quel âge a-t-elle maintenant d’ailleurs ? Quand Cerri était petite, cette femme semblait déjà avoir soixante-dix ans, alors à présent, vingt ans plus tard, cela lui ferait quelque chose comme quatre-vingts ans. Sauf qu’au vu des conversations qu’elle a pu avoir avec des homologues, cette dame terrorise toujours des élèves de première année sans défense aux dernières nouvelles. Donc elle n’est pas encore à la retraite. Cerridwen soupire. Qu’est-ce qui lui prend de philosopher sur l’âge hypothétique de son ancienne professeur devant un rayon de littérature comparée de la bibliothèque universitaire. Qu’est-ce qu’elle fait au rayon de littérature comparée tout court alors qu’elle est censée préparer une communication à destination des étudiants de première année sur la réduction phénoménologique ? Cerridwen secoue la tête vigoureusement et cherche des yeux le chemin pour rejoindre l’aile de philosophie quand une voix chuchotée l’arrête.

« Ça par exemple. Mademoiselle Tylluanos. Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas croisée ».

Cerri fixe en silence l’homme qui se tient devant elle. Il entre dans la soixantaine, pas plus, son élégance est soulignée par son costume trois pièces taillées sur mesure et sa barbe grise entretenue avec soin. La jeune femme ferme les yeux, le rayon l’aide à remettre un nom sur ce visage.

« Bonjour, Professeur llyfrigell »,

L’homme s’esclaffe discrètement

« J’aurai été particulièrement vexé que vous ne me remettiez pas. Vous avez quand même suivi mes cours pendant presque huit semestres.

— C’est que vous n’avez pas votre pipe, monsieur, répond Cerridwen sur le même ton

— Elle n’a malheureusement pas le droit de citer en ces murs, mademoiselle. Je pense qu’ils craignent qu’une cendre perdue n’enflamme leurs précieux ouvrages.

— Ce serait fâcheux en effet. »

Elle se détend doucement. Aussi loin qu’elle se souvienne, le professeur llyfrigell a toujours su la mettre à l’aise alors que d’habitude, la compagnie des hommes âgés la rend nerveuse. Pas d’explication à ce jour à cette étrangeté.

« Peut-être pourrions-nous continuer cette conversation à l’extérieur, professeur ? Si cela ne vous dérange.

— C’est ce que j’allais vous proposer, je crains que quelques regards ne nous lancent des météorites dues à notre tapage. »

Cerridwen hoche doucement la tête et ramasse son précieux cartable, d’autant plus précieux au vu de son contenu. Elle suit l’ombre du professeur qui sort sa pipe d’ébène de son étui en cuir sur le seuil de la bibliothèque.

« Alors comme ça, vous avez rejoint les rangs de ce cher Vaughan pour votre thèse ; si j’avais su, j’aurai été plus convaincant. La classe des doctorants en littérature est si clairsemée de nos jours.

— Mais moins que ceux de philosophie. Nous sommes trois cette année. Enfin deux. J’ai cru comprendre que l’un des deux autres allait se marier et que ses parents lui avaient trouvé un poste dans l’entreprise pour rassurer sa future belle famille quant à la solidité de sa situation.

— C’est vrai que vous faites cela, vous, les gens de la première caste. Espérer que vous finissiez votre doctorat nécessite chance ainsi qu’un budget encens pour les autels de la Dame du Destin. »

Cerridwen lève les yeux au ciel, faussement vexée.

« Les gens de la seconde caste préfèrent les filières qui assurent un métier à l’arrivée. Ne parlons pas des rares représentants de la troisième caste.

— Il faut nous comprendre, mademoiselle, nous avons souvent tellement donné en temps, en moyens et en énergie pour atteindre l’université, qu’il nous somme contraint de nous garantir un retour sur investissement. Après, vous avez quelques illuminés, comme moi, qui ont de la chance. »

Il élude d’un geste, opte pour un changement de sujet.

« Mais vous, j’étais persuadé que vous vous dirigiez vers une discipline de science dure.

— Oh non, la science, c’est… »

Elle hésite

« C’était le domaine de mon frère. »

Le professeur hoche doucement la tête, tire une bouffée de fumée de sa pipe.

« Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion d’être présentés de son vivant, mais pour avoir été recruté dans la filière d’excellence à son entrée à la Faculté, cela devait être quelqu’un. Vous me parliez de lui de temps à autre lorsque vous étiez mon élève. Ça avait l’air d’être un sacré personnage.

— Oh, il vous aurait plu, je pense. Mais nos liens s’étaient quelque peu distendus en première année, par ma faute sûrement. Il était toujours occupé ailleurs. »

Cerridwen sourit tristement. L’homme, lui, s’est arrêté pour continuer à fumer sa pipe, sans un mot. Elle lui en est particulièrement reconnaissante. Il n’est que présence sans paroles, et c’est ce dont elle a besoin pour son deuil vivide. Elle reprend.

« Vous savez, je fais pâle figure à côté de son palmarès, mais notre petite sœur suit ses traces. Elle a réussi le concours d’admission en médecine, je suis très fière d’elle. »

Lapsus. Cerridwen se mord la lèvre et bégaie.

« Enfin… Nous. Nous sommes très fiers d’elle et… »

Le professeur lui fait subitement signe de se taire brusquement et l’attire dans l’ombre d’une fenêtre, lui désignant une scène en contrebas. Une masse anarchique d’étudiants s’est formée et s’agite frénétiquement dans le majestueux hall d’entrée en marbre de l’université. Il lui est difficile de comprendre tout de suite ce qui est en train de se disputer, elle ne capte que quelques bribes. Égalité des chances. Primauté de la caste. Les concepts s’entrechoquent dans ce débat sauvage d’idée. Il lui semble qu’ils s’affrontent dans une discussion théâtralisée pour amuser la galerie. Il lui parait que celui qui interprète le représentant des positions de l’Agora surjoue volontairement, devient presque grotesque, mais déclenche l’hilarité du public improvisé. Une ombre passe dans l’assemblée, distribue des tracts. Brusquement, la foule tressaille et se disperse dans un désordre perdu. La milice est arrivée. Elle investit les lieux, n’intéresse pas aux badauds, mais aux trois amuseurs de galerie qui est appréhendée en quelques instants. À cinq contre un, lourdement armés, ils n’ont aucune chance. Cerri esquisse un mouvement, mais le professeur la retient fermement. Elle se débat. Elle est Cerridwen Tylluanos, fille de Bedwyn Tylluanos, chef de la milice. Si elle peut sortir des documents confidentiels en quelques claquements de doigts, elle doit bien pouvoir faire quelque chose pour ses camarades. Mais le professeur ne cède pas, ne la relâche que lorsque les uniformes et leurs proies ont quitté les lieux.

Elle fait volte face, le fusille du regard, mais il reste intraitable

« Vous n’auriez rien pu faire, mademoiselle, la milice ne plaisante pas avec ce qu’elle considère comme des agitateurs publics. »

Déclare-t-il, dépité

« Et moi, j’ai un doctorant de moins. »

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