Lionel Bronstein

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27 Octobre

Lendemain de meurtre.

"État de siège", c'est l'expression qui fuse à l'esprit de Perle à son arrivée dans l'immeuble de l'homicide. Elle dégaine sa carte à destination du factionnaire, tout jeunot, tout imberbe. À quel âge les engage-t-on ? Est-ce la crise du recrutement à ce point-là ? Faut-il vraiment en être surpris ? Un job où l'on ne compte pas ses heures, où l'on côtoie des scènes déprimantes à tout-va, où l'on plonge au plus profond de la misère humaine. Cerise sur le gâteau : la population que tu as mission de protéger se méfie de toi, quand elle ne te déteste pas, sans doute parce qu'elle te croit lesté d'un pouvoir dont tu ne détiens pas le premier gramme.

Elle escamote les marches deux à deux pour parvenir à la plateforme qui fait face à l'appartement et où l'attend Andrew. La porte est ouverte sur un invraisemblable remue-ménage. Derrière un canapé, on devine le corps. La légale s'affaire autour du macchabée.

— Sale besogne, commence le lieutenant Asdan (1).

— J'ai cru comprendre. Où est Coco ?

— Chez les voisins. Il recueille des témoignages dans tout le bâtiment. Nous avons commencé par le haut.

— Qu'est-ce qu'on a pour l'instant ?

— Pas mal de choses. La victime s'appelle Lionel Bronstein. Vivait seul. Divorcé. Deux enfants, une fille et un garçon, qui n'habitent plus ici.

— Qui a découvert le corps ?

— La femme de ménage, une certaine Rose Moralès. Elle avait un double des clefs, et nettoyait l'appartement tous les mardis matin.

— Où est-elle ?

— Dans une pièce voisine. Elle a encaissé un sacré choc.

— J'imagine.

— Commotion d'autant plus violente qu'elle ne devait pas venir ce matin, mais elle a pu se libérer. Si elle avait su...

— J'irai la voir quand elle aura repris ses esprits. Autre chose ? La cause du décès ?

Andrew grimace.

— Selon les premiers examens, il a reçu trois coups de lame dans l'abdomen. On n'a pas récupéré le couteau. Mais...

— Mais quoi ?

— Il y a autre chose : il a... il a...

— Quand tu veux.

— Il a un piolet fiché dans la nuque.

— Tu peux répéter ?

— Un piolet, un piolet comme à la montagne, mais sans les clochettes.

Perle maugrée.

— À part les décoratifs, les piolets n'ont pas de clochettes, ni d'edelweiss, figure-toi. Et... cette arme pourrait-elle être celle du crime ?

— Pour l'instant , on sait que les blessures ventrales n'ont pas été causées par le piolet, mais on ignore si elles sont antérieures à celle de la nuque.

La cheffe réfléchit.

— Mmmm... j'aurais tendance à donner la préséance aux coups dans le ventre. Pourquoi la victime tournerait-elle le dos à son assassin ? Et comment celui-ci aurait-il pu lui dissimuler une arme aussi encombrante qu'un piolet ?

— Peut-être pour l'achever ?

— Tu vois franchement le criminel se compliquer la vie avec ce type d'engin, vu qu'il était déjà équipé d'une lame ? Non... ça m'a tout l'air d'être un emblème... pour un meurtre rituel, ou une vengeance. Et pourquoi laisser traîner cet objet ? On n'a pas retrouvé le couteau , que je sache. Je ne lui vois qu'un emploi logique : c'est une signature.

Un technicien rejoint le duo.

— Bonjour, Commandant Deaumère. Nous avons recueilli les indices et les avons mis sous scellés. Si vous souhaitez inspecter la scène... il faudra juste contourner la délimitation : nous avons isolé les petites traînées d'hémoglobine, dont on n'a pas encore vérifié l'origine mais qui proviennent , selon toute vraisemblance, du cadavre.

Perle acquiesce, enfile les surchaussons plastifiés, les gants, et le bonnet qu'on lui tend. Elle découvre la posture du défunt. Cou désarticulé , soutenu latéralement par un seul coussin. Le filet qui s'en est échappé marbre l'omoplate gauche d'un paraphe pourpre.

— Je peux m'approcher davantage ?

— Allez-y, Commandant.

Elle déglutit, avance de deux pas, se penche, observe le cadavre encore plus méticuleusement.

Un homme d'âge moyen, la bouche entrouverte, dans une expression d'indicible horreur. Le sang souille en partie le canapé par l'épanchement issu de la nuque. Un flot hémorragique abdominal a saturé les vêtements pour se répandre sur le tapis. Le manche du piolet suit la ligne des vertèbres cervicales, lui semble-t-il.

Voilà qui corrobore sa supposition. Si le corps avait chu lourdement suite à l'impact, le manche de l'arme n'épouserait pas cette nuque de manière aussi rectiligne. Elle veut bien parier son salaire que l'utilisation du sinistre outil a été postérieure aux coups décisifs. lI est même probable que Bronstein ait été adossé au meuble après que le tueur a accompli son funeste dessein. Et puisque l'interlocuteur de Perle a fait état de traînées, c'est que le macchabée a été tiré jusqu'à son emplacement actuel.

Le mort porte des pantoufles et un gilet. Il apparaît par conséquent fort plausible qu'il ne souhaitait pas sortir de chez lui. Sur son nez sont posés des binocles, des lorgnons plus précisément. Très curieux... les deux cercles se limitent à leur monture d'acier : pas de verres correcteurs.

Perle n'est pas au bout de ses surprises. Elle se fige devant l'anachronique barbiche... il s'agit même un bouc poivre et sel , entouré de traces brillantes, qui accoutre le personnage d'un soupçon de solennité macabre. Elle interroge du regard le technicien, qui se tient auprès d'elle.

— C'est la pilosité qui vous intrigue, commandant ?

Perle cligne les paupières en signe d'assentiment.

— Vous avez parfaitement raison, c'est un postiche.

L'homme lui glisse encore quelques mots. La jeune policière ne répond pas. Elle songe. Quelqu'un qui méconnaîtrait son expression faciale aurait l'impression qu'elle boude. Un piolet, des lorgnons, et désormais une fausse barbe ...tous entièrement inutiles au meurtre en tant que tel. De la déco ou de la provoc... pour un cas bien tordu, comme on les abhorre. Jolies prises de tête en perspective.

Une blouse blanche lui pose une main sur l'épaule avant de s'accroupir à ses côtés. La tête de Perle décrit un quart de cercle, suffisant pour identifier Noah Prætorius, le légiste avec lequel l'équipe collabore depuis une vingtaine de mois. Les deux professionnels conversent sans énervement. La brunette produit plusieurs hochements studieux.

Elle se redresse, aperçoit Corindon, son juvénile adjoint, qui échange avec Andrew, sur le pallier. La bouille, d'ordinaire douce de son adjoint, s'est creusée. Une barbe de trois jours contribue au vieillissement du Capitaine Caïm (2). Des ridules au coin des yeux témoignent d'une lassitude bien explicable. On a beau penser que l'esprit se blinde à force de subir des expositions morbides, les enquêteurs endurent une usure bien supérieure à celle que subit le quidam basique. Perle a connu des collègues qui, sous leur air blasé et viril, connaissaient un délabrement intérieur intégral. Et là, la bavure arrive vite. Pas pour rien que des psys bossent en parallèle avec les brigades, avec une efficacité aléatoire.

Elle rallie le binôme, gratifie Coco d'une affectueuse pression sur l'avant-bras. Contact établi avec son subordonné préféré. Pas nécessaire d'en faire des tonnes.

— Alors, Coco, ces témoignages ? Qu'est-ce que ça donne ?

— Pour l'instant, Maman, chou blanc ou presque. Personne n'a rien vu. Simplement la voisine de dessous, Mme Boodman, a entendu un bruit sourd suivi d'un claquement de porte aux alentours de vingt heures.

— Ça pourrait coïncider ?

— Y a des chances, mais, en l'état, ça ne nous avancera guère.

— Les examens du cadavre appuieront sans doute cet horaire. Tu sais bien que le moindre détail compte. Pour l'instant , les recoupements sont impossibles, mais si par malheur nous démarrions une série... parce que franchement, cette espèce de mise en scène ne me dit rien qui vaille.

— Mise en scène ?

— Des lunettes sans verre et un bouc postiche, ça dénote au minimum un goût pour la plaisanterie lugubre, en attentant de savoir si le piolet fait partie de la comédie... et de récupérer les autres indices. Le gars de la légale m'a parlé d'une médaille et d'un drapeau tricolore.

Corindon se gratte la pommette.

— Tu veux dire bleu-blanc-rouge ?

— Remplace le bleu par du vert et tu auras tout bon.

— Italien ? suggère Andrew.

— À voir, mais c'est une piste comme une autre.

Avant de partir, Perle entreprend rapidement Rose Morales, avec une productivité discutable. À défaut de catalepsie, le traumatisme de la découverte a au moins déclenché une léthargie qui cadre mal avec l'agitation de l'endroit. Visiblement, le témoin n'a pas retrouvé ses esprits et ne pourra faire l'économie d'une convocation en bonne et due forme. Au bout de cinq minutes d'une conversation tenant davantage du monologue que de l'entretien, Perle confie la mutique créature au lieutenant Vanson, son troisième adjoint, charge à lui de raccompagner la prestataire de service à son domicile.

À l'interrogation muette de Corindon, elle répond qu'elle est convaincue de l'innocence de la Moralès. Pourquoi la femme serait-elle restée sur les lieux du crime alors qu'il était si facile de s'esquiver ? Et, selon les premières estimations du Dr Prætorius , le meurtre n'a pas été commis au matin. Aucune raison de la retenir.

Près des grilles de l'ascenseur, une trentenaire affairée tapote sur un écran. Perle grimace.

— Il ne manquait plus qu'elle... elle n'a pas perdu de temps. C'est à croire qu'elle a des antennes, ou plus certainement un informateur ... Andrew ....

— Oui, cheffe ?

— Vois si tu peux nous débarrasser de la Farrell et de sa blondeur. Qu'elle ne traîne pas dans les pattes de l'équipe pour le moment. Je ne doute pas qu'une telle sangsue va être difficile à décrocher, mais si tu peux leur faire gagner un répit...

— On s'en occupe, Commandant.

(1) Andrew Asdan, dit "Double A", voir "Retour de flamme".

(2) Corindon Caïm, voir "Retour de flamme" et "L'appel des cimes".

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