La famille Bronstein

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31 Octobre, matin

Les membres de la parenté Bronstein ont été invités , ou dirons-nous incités, à rejoindre la PJ toutes affaires cessantes. Une recommandation formulée avec un tel allant ne saurait rester lettre morte, et c'est au cours de la même matinée que nos enquêteurs se sont partagé ce qu'il faut bien appeler les interrogatoires.

Coco a tiré le gros lot, bien qu'il l'ignorât encore, tandis que John héritait de la maîtresse, Andrew de l'ex-épouse, et Perle du fils. Bref... dans la famille Bronstein, je voudrais la fille.

Le capitaine Caïm aurait volontiers oublié de prendre en considération la vociférante absence de chagrin qui caractérisait son interlocutrice si elle ne l'avait adjointe à une mentalité discutable.

Vanessa Laniste, du nom de sa mère (1), porte fièrement ses vingt-cinq ans , clinquants et sans classe, dépositaire d'une satisfaction malvenue en pareilles circonstances. La pimbêche, enregistre Coco, est maquée à un Yuppie qui rentre — sic — de la thune en quantité. Elle-même ne s'abaisse pas à travailler. Foin de cette activité dégradante ! Ses journées s'éparpillent dans la fréquentation de boutiques riches en étoffes onéreuses et en vendeurs à l'obséquiosité étudiée.

La décoloration batailleuse qui définit sa chevelure nuit moins à un physique somme toute agréable que les mimiques qui laissent suinter une âme vulgaire sous des prétentions à l'élégance. Tics , torsions de bouche, regards supérieurs se bousculent au portillon de la malséance. Tous les habits griffés, tous les parfums de l'Arabie seraient vains pour oindre cette chabraque d'un échantillon de race.

Et comme si l'assemblage de vêtements de marque mariés n'importe comment ne suffisait pas à la rendre ridicule, la pouffette de luxe affiche son ravissement à l'évocation des sommes colossales engrangées par son micheton. Quand il s'agit d'estimer les rentrées d'argent du prodige qu'elle se congratule d'avoir pour compagnon, elle assène à Coco des nombres à quintuple zéro, sans que celui-ci détermine vraiment si elle est juste courte ou si elle veut écraser sous l'abondance un pauvre fonctionnaire de police. Tout bien réfléchi, la première hypothèse n'exclut en aucun cas la seconde.

Plus tard, quand elle habitera dans une basse-cour du VIIIe, elle oubliera qu'elle aura été une de ces chercheuses d'or, en stigmatisant de ses foudres vieillissantes les filles trop voyantes en quête de flouze facile, jusqu'au jour où Monsieur, titillé par le démon de midi, ira jeter son dévolu sur une poule plus jeune et moins acariâtre... la probabilité de la perte de tous les avoirs de l'ex-prince de la finance dans un coup de bourse hasardeux restant également envisageable. Dans les deux conjonctures, Laniste fille, quinquagénaire caquetante, se ferait recracher sur un pavé qu'elle n'aurait jamais dû quitter.

Pour ce qui est de ses relations avec la victime, le témoin ne cherche pas à dissimuler leur fraîcheur. Considérant que Lionel Bronstein se montrait incapable d'apprécier à sa juste valeur le scintillant compagnon de sa gamine, elle avait pris sur elle de rompre les ponts. Leur séparation se comptait en années, pratiquement depuis le départ filial de l'appartement de la rue Bellecachette, au moment de l'installation avec son galant à tête de tirelire.

Quand Coco gratte un peu, il se rend compte que ce tri relationnel dont Vanessa se révèle une fervente pratiquante ne concernait pas que le père. Rapports quasiment inexistants avec son frère cadet, même mélodie du côté de la mère... et, évidemment, aucune connexion non plus avec la désormais ex-maîtresse du géniteur. Pour autant, l'hétéroclite greluche à l'accoutrement tape-à-l'œil, dont l' éloignement de l'orbite paternelle aurait dû promouvoir l'indifférence, ne prisait guère Anastasia Louvonaï, la concubine sortie d'on-ne-sait-trop où, et trop exotique pour être honnête.

À l'issue de l'entrevue, s'il met de côté le caractère fortement antipathique de Vanessa Laniste, Coco se doit de reconnaître que les mobiles ne foisonnent pas dans le pré carré de la jeune femme, trop à l'aise financièrement pour guigner un quelconque héritage, dont l'épaisseur reste à prouver. Pas de détestation non plus à l'horizon, juste une rupture affective au moment où l'oiseau a quitté le nid, dès lors qu'il s'est avéré que le concubinage avec son trader joli comportait davantage de garanties pécuniaires. Après tout, l'égoïsme ne constitue pas un motif suffisamment puissant pour occire un géniteur, ça se saurait. Une dissension, d'accord, mais insuffisante pour légitimer un meurtre , surtout en l'absence d'intérêt financier.

Pendant que Corindon bataille, en essayant de ne pas laisser ses sentiments personnels empiéter sur son jugement, Perle reçoit Alexis Laniste.

Le petit frère présente un physique et une personnalité assez éloignés de ceux de son aînée, façon grand Duduche, cheveu blond filasse, lunettes à sommaires montures d'acier. Il semble affecté, ainsi qu'en témoigne un regard humide, assorti d'un affaissement des épaules.

Le jeune homme poursuit des études en province, dans le domaine de la biochimie, plus exactement. Il aurait bien intégré une école dans la capitale, mais sa position sur les listes d'attente ne lui laissait qu'une chance infime d'être adoubé. Aussi a-t-il préféré s'exiler pour incorporer à coup sûr une structure qui correspondait à ses attentes. Il a attaqué sa troisième année en Septembre, avec une certaine réussite.

Seulement, voilà : tout ceci a un coût. Au tarif intrinsèque de l'école se superpose le prix du logement, de la nourriture... électricité, chauffage... toute cette charge assumée par le portefeuille de Lionel Bronstein. Perle traduit instantanément que le post-adolescent qui lui fait face ne gagne rien à la disparition de son père, sauf, tempère-t-elle, si le défunt laisse à ses deux enfants une manne copieuse. Dans l'absolu, Alexis est le grand perdant du moment...

De plus, il se trouvait à cent quatre-vingts kilomètres du lieu du crime au moment fatidique. En théorie, en tous cas. Vérification impérative.

S'il est bien un sujet sur lequel la sœur et le frère paraissent du même avis, c'est sur les intentions d'Anastasia Louvonaï, cette profiteuse. Perle ne se fait pas duper par cette inimitié fondamentale : dès lors que le père fréquente une compagne plus jeune, l'intruse se voit systématiquement taxée d'attachement intéressé. Une constante. Et la remarque vaut dans les deux sens. Malheur à celle qui s'entichera d'un minet, récupérant dans l'affaire la pancarte 'cougar', tandis que la dénomination de 'gigolo' consacrera les efforts de l'imprudent compagnon.

Plus généralement, les différences d'âge suscitent des réactions souvent négatives, ou, a minima, des soupçons. Les gens sont cons, vraiment. Perle laisse errer son esprit quelques minutes sur son cas personnel. Elle rend six ans à Loryn... Bon, ce n'est pas Harold et Maud, non plus...

Pauvre chéri... Avec cette enquête qui, elle le sent, va durer, elle ne peut plus lui offrir de temps, sans compter qu'il se partage la garde de Jade avec une nounou et Mme Deaumère mère, dite Deaumère², jonglant avec ses propres horaires. Oh ! Et puis, après tout, c'est lui qui l'a voulu...

Dans une troisième pièce, qui évoque un parloir de prison jusque dans la présence incongrue de parois en plexi au centre des tables, John tente d'endiguer le flux de l'ex-épouse et, dans la mesure du possible, de réorienter l'interrogatoire.

Ladite Laniste, qui répond au suranné prénom de Josepha, l'ex-moitié de la victime, fait non seulement dans le consistant, mais aussi dans le fielleux, un amalgamme toujours délectable. Elle aussi darde sur Ana Louvonaï ses traits venimeux, même si, dans sa mansuétude princière, elle n'oublie pas se savonner Lionel au passage. Encore une dont la tristesse est stockée en poste restante.

— Vous voyez le tableau, inspecteur ? Plus jeune que lui... Il s'est laissé embarquer [...] Si je la crois coupable ? Sûrement pas ! Un vampire qui vivait aux crochets de mon mari. À moins que cette traînée lui ait fait modifier son testament en sa faveur [...] Ce pauvre Lionel a toujours été un faible [...] Je suis absolument certaine qu'il couchait avec cette grue avant notre divorce [...] Il n'était pas si démuni que cela. Son salaire était raisonnable, mais il avait du bien. Une maison héritée de ses parents...

Lorsque John libère le moulin à paroles, il lui faut bien admettre que Josepha ne possédait aucun intérêt financier à la disparition de son ex. Alors, une vengeance ? À voir... La haine se greffe-t-elle sur un personnage aussi excentrique ?

Les yeux songeurs et à demi-clos, pour feindre l'intelligence, Andrew trouve la maîtresse, lèvres charnues, plutôt gironde. Un visage métissé, des yeux marron très clairs oscillant vers le doré, et, bien entendu, les dreads-locks dont l'écran d'accueil du smartphone avait déjà témoigné. Il se demande ce que cette petite fichait avec la victime, aux attraits franchement pas évidents, avant de se raviser: c'est vrai que les circonstances dans lesquelles ils avaient découvert le corps ne présentaient pas Lionel Bronstein sous son meilleur jour. Peut-être, avant le carnage, portait-il beau, après tout... Double A est contraint d'admettre qu'il n'a jamais vu Bronstein autrement que sous la forme d'un macchabée.

Anastasia lui cause bonne impression. Sûrement est-il influencé par le physique avenant. D'autre part, la jeune femme montre une certaine retenue dans ses propos, pas davantage troublée par une quelconque agitation corporelle, de sorte qu'il est difficile de déterminer les dégats psychologiques occasionnés par la fatale nouvelle. Élocution maîtrisée, regard franc, ton peiné sans être compassé.

De deux choses l'une : soit la gracieuse métisse est passée maîtresse dans l'art de dissimuler ses émotions, soit elle n'éprouvait qu'une affection relative à l'égard de son amant.

Ds tous les cas de figure, elle ne peut être écartée de la liste, à plus forte raison si l'on vient à découvrir que les dispositions testamentaires de la vicime l'avantagent.

Andrew l'interroge enfin sur son nom et son prénom à consonnance slave... Explication simplissime : la maman, originaire de Kazan, lui a légué son matronyme tout en projetant sur son prénom une étrange fascination pour le funeste destin des Romanov. Hormis dans ses gènes, aucune trace du papa guinéen, qui a disparu des radars quand sa fille avait onze ans.

Double A note soigneusement ces informations. Après Bronstein, le fil rouge soviétique continue de dévider sa pelote. Sans doute pas un hasard.

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La nouvelle tombe dans l'après-midi, après que l'équipe s'est sustentée rapidement au boui-boui du coin de la rue où elle a ses habitudes. Les collègues finissent d'écluser leur café.

Le portable de Perle vibre. En tant que chef de groupe, normal qu'elle soit la première informée.

— Commandant Deaumère, j'écoute.

— ...

— Où ça ?

— ....

— Ça peut être mis en relation avec l'affaire Bronstein ?

— ...

— Des indices délibérément placés à notre intention ? Vous en êtes certain ?

— ...

— On a le nom de la victime ?

— ...

— Non ????

— ...

— Laissez-moi deviner, on lui a collé un tailleur rose et une toque assortie .

— ...

— Bien, nous arrivons.

La cheffe se retrourne vers ses ouailles.

— Je ne veux présager de rien, mais à mon avis, notre alpiniste a encore frappé.

(1) Les matronymes ont supplanté les patronymes, voir "Le faux miroir", "Retour de flamme", et "L'appel des cimes".

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