Le club de l'AECC

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3 novembre

Au siège de l'association, c'est la présidente en personne, qu'elle a contactée téléphoniquement, qui fait les honneurs de la visite à Perle, d'une voix empesée. Soit la sommité du lieu se targue d'importance, soit sa tension artérielle courtise des graduations insignifiantes.

Regina Lecaste a bâti sa réputation dans l'écriture, taquinant aussi bien la fiction que l'exégèse historique. Le Commandant Deaumère, qui s'était promis d'éviter les préjugés, ne peut s'empêcher de songer que le mélange des genres favorise à tous les coups l'interprétation fantaisiste des faits passés.

Pour l'heure, tout en traitant Perle avec une condescendance gourmée, Mme Lecaste la conduit dans la salle principale. Lieu classieux, lumière tamisée, rayonnages richement dotés en ouvrages. Tout ici sent le vieux cuir et l'érudition imperturbable. Deux échelles de bibliothécaire assènent leur volume indispensable à la dimension culturelle.

Pas de tables individuelles. Plutôt des tables de banquet, en chêne foncé, ornées de sous-mains magenta. Perle en compte dix. Elle se dit que l'endroit pourrait accueillir une flottille d'étudiants , au lieu de se réserver à cette escadrille de loufoques.

Deuxième écart... Elle se mord la lèvre. Ce n'est pas à coup d'a priori négatifs qu'elle parviendra à extraire du concret de son exploration.

Les lampes champignons propagent un éclat doux, tirant sur l'orangé. Son hôtesse lui souffle :

— Je peux vous faire rencontrer deux de nos plus éminents chercheurs.

Perle tique sur le terme "chercheur". Son altesse se croit-elle au CNRS ?

Déjà, Regina la remorque vers le bout de la salle centrale. Un quinquagénaire, dont le sourcil pointu offre un mimétisme travaillé avec la moustache , prend des notes en soliloquant.

— Permettez moi de vous présenter M. Satanta, que vous connaissez probablement. M. Satanta est l'auteur, sur les assassinats manqués de l'histoire, d'une anthologie remarquée qui n'oublie personne, de Cadoudal à Robert François Damiens, de Memhet Ali Agca à Clauss Von Stauffenberg... Voici le commandant Deaumère, Lewis, qui est en charge de l'enquête sur les deux homicides du Xe arrondissement.

Moustache , sans quitter un air mystérieux à prétentions démoniaques, s'incline, main sur le cœur.

— Vous être trop bonne, ma chère Regina, d'évoquer en ces termes élogieux ma modeste contribution à la recherche.

Perle se contraint à entrer dans le thème pour ne pas désobliger des hôtes dont elle espère tirer des informations sans user de véhémence. Qui sait de quels appuis ces allègres farceurs pourraient bénéficier en haut lieu ?

— Ainsi, Monsieur Satanta, vous vous intéressez à toutes les tentatives d'assassinat, qu'elles aient avorté ou réussi ? Vos connaissances pourraient m'être précieuses.

L'individu se rengorge.

— Vous savez, il y a, Commandant, dans la majorité des assassinats célèbres, des zones d'ombres assez stupéfiantes. Ce sont ces trous noirs que notre aimable corporation se propose d'explorer. Même dans les tentatives s'étant soldées par un échec, on découvre des ambiguités. Prenez l'attentat de Mars 1981, par exemple. Pourquoi John Hinckley JR a-t-il agi seul ? Pourquoi ne pas avoir réglé le sort de Reagan par un feu croisé ? Voulait-on réellement supprimer le vieux Ronnie ? Cette histoire de tueur amoureux de Jodie Foster est-elle vraiment sérieuse ? Peut-on établir une corrélation avec la tentative sur la personne de Jean-Paul II, un petit mois et demi plus tard ? Bien malin qui pourrait répondre à ces questions.

La présidente de l'association hoche la tête avec componction. Ma parole ! Son adhésion aux hypothèses évoquées par Satanta ne fait aucun doute !

Perle est pour le moins sceptique. Le lucifer qu'elle examine exhale son arôme de charlatanisme à vingt lieues. Dans cinq minutes, il va lui affirmer que Ravaillac était en train de peler une pomme rue de la Ferronnerie quand son couteau a ripé. Cependant, elle doit avouer que certaines de ses idées restent recevables. Après tout, le club de joyeux drilles travaille, à sa manière, sur des cold cases.

Regina escorte ensuite la trentenaire dans la pièce immédiatement contiguë, où une petite femme sirote un breuvage dans une tasse en porcelaine blanche. La dame apostrophe la policière avec une mine bonasse.

— Vous prendrez bien une tasse de thé , inspectrice ? Ne faites pas attention à M. Satanta. Il se donne des airs de loup-garou, mais c'est pour mieux cadrer avec son propos. J'ai toujours eu à l'idée que si Salvador Dali et Vincent Price avaient eu un fils , ce serait à mon estimé collègue qu'il ressemblerait. Je parie qu'il vous a parlé de l'attentat de 1981 sur Reagan ...

Perle éprouve une sympathie immédiate pour l'indulgent personnage. Enfin quelqu'un qui ne se pique pas de sérieux.

— Vous me connaissez ?

— Regina nous a avisés de votre venue.

Charlotte "Lottie" Blocklack roule des yeux bienveillants derrière des lunettes ovales. Des épis gris parsèment sa chevelure , ramenée vers l'arrière par un bandeau plissé. Elle ne se teint pas, un bon point pour elle. Quelqu'un qui assume l'argent de sa tignasse inspire confiance. Une allure de mamie goûter, pourtant pas vieille, plutôt entre deux âges. Le personnage respire l'intelligence. Des yeux qui pétillent et une silhouette rassurante. Galette et petit pot de beurre. Pas le genre dont on penserait qu'elle se passionne pour de terrifiants homicides. Comme quoi...

Pendant qu'elle verse le liquide brûlant dans une tasse, Charlotte Blocklack reprend.

— Et encore, vous avez eu de la chance. Vous avez échappé à ses théories sur le Petit-Clamart.

— De Gaulle ? 1962 ?

— C'est cela. Lewis voit souvent dans les assassinats manqués, une manipulation de la part des victimes théoriques.

— Rien que ça ? Position un peu révisionniste, non ?

Lottie sourit.

— C'est un peu le principe de notre association. Remettre sur la sellette des informations s'étant, par la grâce du temps, gravées dans le marbre. Notre collègue va parfois un peu loin, mais il a le mérite de cibler des interrogations. En ce qui concerne le petit Clamart, il est sûrement influencé par l'affaire de l'observatoire (1), ou encore par le Chacal.

— Mais le Chacal est un personnage de fiction !!

— Certainement. N'empêche que le film de Zinnemann (2) soulève certains points. Pourquoi l'OAS (3) n'a-t-elle pas recouru à un super-professionnel du tir à longue distance plutôt qu'à cette escouade hétéroclite ?

— À ce moment-là, on peut absolument tout remettre en cause.

Charlotte 'Lottie' Blocklack écarte les bras, paumes vers le ciel.

— Je ne vous dis pas autre chose. La vérité est toujours subjective, celle de l'instant, bien sûr, mais également la vérité historique. Cette dernière semble avoir des fondements parce qu'on nous l'a serinée pendant des décennies, des siècles... Néanmoins, elle n'est pas plus fiable qu'une autre. N'oubliez jamais que l'histoire étant écrite par les vainqueurs, ces derniers prescrivent leur vérité. S'ils avaient été autres, elle l'aurait été aussi. La prétendue authenticité qu'on nous impose n'est qu'une interprétation parmi des dizaines. Elle n'a que le mérite de représenter la thèse officielle.

Tandis que Perle écoute avec intérêt la démonstration, un air lui trotte dans la tête. "Elle est toute faite, toute fabriquée, elle est divine, mystifiée. Elle sort du puits ou du trottoir, elle est unique, elle est à voir. Elle se déforme ou elle s'imprime, elle prend des coups ou bien des primes... (4)

Finalement, elle ne regrette pas sa démarche. Les occupants de l'endroit valent le déplacement et il flotte entres les cloisons drapées de tentures médiévales une atmosphère déconcertante. La sagacité y fusionne avec l'étrange, la clarté avec le mystère. Reste à savoir en quoi la fréquentation des membres de l'AECC lui permettra de faire avancer son enquête et si elle peut établir une connexion avec les deux cadavres qu'elle a sur les bras. Aussi réamorce-t-elle la conversation en l'orientant vers des données plus matérielles.

— Combien le club compte-t-il de membres, Madame Blocklack ?

— Oh, plusieurs dizaines. Cependant, nous ne sommes que quatre à bénéficier de l'appellation 'chercheurs'. Nous encadrons, du reste, les travaux de nos coreligionnaires. La charge médiatique, également, nous incombe. Nous nous partageons les interventions radiophoniques, télévisées, et bien sûr internautiques.

Perle émet un signe d'assentiment.

— Et qui sont les deux autres personnalités de votre côterie ?

— Oh, personnalités... vous y allez fort, Commandant. Nous ne sommes que de modestes amateurs éclairés...

Le mot interpelle la policière, qui, en butte à des préjugés de plus en plus incisifs, trouve ses interlocuteurs plus illuminés qu'éclairés. Ceci étant, elle ne perd pas une miette des paroles de Lottie Blocklack.

— Nous comptons parmi nous Doris Éguifranco, qui œuvre dans les médias. Beaucoup d'entregent, femme charismatique en diable. Elle a largement contribué à notre renommée. Peut-être la connaissez-vous ? Dernièrement, elle est passée au journal du soir de SP One (5).

— Non, je n'ai pas cet honneur.

— Et puis, Blanche Pasenti , une rate de bibliothèque, à la puissance de concentration et à la mémoire irréelle, spécialisée dans les ressemblances entre les homicides célèbres. Vous seriez surprise, inspectrice, de constater à quel point tous ces forfaits tournent fréquemment autour des mêmes modes opératoire, voire des mêmes mobiles.

— C'est tout à fait intéressant. J'aurais volontiers recours à son savoir.

Lottie conforte cette éventualité par un plissement de joue rassérénant.

— Je suis certaine de son adhésion. Vous verrez, c'est une encyclopédie ambulante.

— Je connais quelqu'un dans son genre, s'amuse l'officier Deaumère. Elle fait une pause, se frotte le menton.

— J'aimerais beaucoup rencontrer vos collègues.

— J'ai bien peur qu'elles ne soient surbookées, en particulier Doris. Cependant, vous aurez l'occasion de découvrir Blanche Pasenti si vous allumez votre récepteur Vendredi prochain, aux environs de 21 heures.

— Comment cela ?

— Il se trouve que SP One nous offre une magnifique tribune en prime time. L'émission s'appellera "Crimes célèbres de l'Histoire", et si par hasard le pilote obtenait du succès, des sessions mensuelles seraient alors envisagées. En tous cas, le projet est plus que jamais dans les tuyaux. La somme reçue pour notre prestation permettrait d'assurer la pérennité de notre association, ou, du moins, garantirait son fonctionnement pour de longues années.

— En effet ! L'enjeu est d'importance.

— Vous pouvez-le dire. Pour autant, nous ne nous mettons pas la pression. Ce n'est pas notre premier contact avec les medias. Je suis persuadée que tout va bien se passer.

— C'est le moins que je puisse vous souhaiter, affirme le Commandant Deaumère , en une formule qui tient davantage de la courtoisie que d'un espoir véritable, l'arrivée de ces gais farfelus à l'antenne risquant de lui compliquer la tâche. Si encore ils se contentaient de folâtrer dans les prairies de l'inexactitude historique, ce ne serait pas gênant, mais leur exposition médiatique récurrente rebraquera mécaniquement le projecteur sur ses propres investigations.

Avant de rejoindre son véhicule, revenant au but initial de son déplacement, elle a souligné à Regina Lecaste l'effarante coïncidence : Par quelle concomitance folle le club est-il en train de porter son attention sur les assassinats de Trosky et de JFK ?

L'adjuration policière n'a nullement troublé la présidente. Après tout, on évoque là deux des meurtres les plus célèbres de l'histoire de l'humanité. La commandante a prononcé le mot elle-même : une coïncidence, pas autre chose ! Évidemment si la victime suivante s'appelait Lincoln ou Robert Kennedy, ce serait différent...

********

Quand Perle est de retour dans son automobile, elle joint Coco aussi sec , mentionnant en premier lieu le personnage le plus singulier du peloton de complotistes qu'elle vient de rencontrer.

— Satanta, comme le guitariste, se souvient-elle.

— Presque, Perle ! Le guitariste, c'est Santana. Avec Satanta, on guigne plutôt vers le diable.

— Je ne suis pas certaine que ce soit mieux.

— Moi non plus, pour tout te dire.

— En tous cas, ça convient bien au personnage, qui s'est bâti une image de Méphistophélès de carnaval.

La cheffe poursuit :

— J'ai eu droit à un exposé saugrenu sur les grands attentats manqués de l'histoire.

— Ah oui ?

— Les membres de l'AECC remettent tout en cause... le record pour Satanta. Il m'a balancé de l'attentat contre Hitler, du Robert François Damiens...

À l'autre bout de la ligne, Corindon fronce les sourcils.

— Damiens ? Vraiment ? Je suis surpris que des sommités théoriques puissent ranger le coup de canif de Damiens dans la colonne des attentats ratés. Il est notoire que le malheureux n'a jamais voulu tuer Louis XV, ce qui ne l'a pas empêché d'être écartelé.

Un rire printanier cascade dans l'oreille du capitaine Caïm.

— Parce que tu ignores que la vérité historique a été déformée par les courants dominants.

— Qu'est-ce que c'est que ce charabia ?

Perle module sa voix :

— Je t'expliquerai plus en détails, Watson. Sache juste que la concomitance entre nos meurtres et leur objet d'étude du moment relève pour eux de la plus pure coïncidence.

— Le contraire eût été étonnant.

— N'est-ce pas ? Enfin... voilà où nous en sommes. Et toi ? As-tu avancé sur les alibis de Louvonaï et du fils Laniste ?

— Celui de la maîtresse est inattaquable. Plaisante soirée au restaurant avec des amies, qui s'est prolongée en boîte de nuit. Je suis sur celui d'Alexis Laniste...

— Très bien. Je vous recontacte, Andrew, John et toi, pour vous aviser de l'horaire du prochain point.

Perle coupe la communication, ferme les yeux, cogite un instant. Son instinct lui souffle qu'il n'en ont pas fini avec l'AECC. L'intérêt de la visite s'est dilué dans une sensation de malaise.

(1) L'affaire de l'Observatoire : 1959, tentative d'assassinat sur François Mitterrand, alors ex-ministre de l'Intérieur du gouvernement Mendès-France. Imbroglio judiciaire, Mitterrand ayant été alors soupçonné d'avoir échafaudé un faux attentat à fin de publicité. 64 ans plus tard, le cas n'est toujours pas tranché.

(2) Day of the Jackal, 1973. Le film met en scène un tueur à gages interprété par Edward Fox, surnommé "Le chacal" (Fox et chacal, ça ne s'invente pas), engagé par l'OAS suite au premier attentat manqué sur De Gaulle.

(3) OAS : Organisation Armée Secrète. Organisation clandestine créée en 1961 suite au désengagement de la métropole en Algérie et auteure de plusieurs actes terroristes, dont l'attentat du Petit Clamart.

(4) "La vérité", Bernard Lavilliers.

(5) Chaîne de TV dont Eva Palpe a pris la sous-direction des programmes après son départ de PGTV1. Voir "Retour de flamme"

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