Toute la rancœur du monde

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13 Novembre, fin de matinée

Coco soupire devant son écran, Andrew aussi, en décachetant enveloppe sur enveloppe. Est-il vraiment nécessaire de passer en revue toutes ces inepties ? La vérité peut-elle jaillir de ce monceau d'ordures et de fantasmagories comme du fond d'un puits ? Trouvera-t-on un élément porteur dans ces centaines de délires ?

Oui oui, d'accord, rien ne doit être laissé au hasard. On ne sait jamais. Deux agents ont été détachés à fin de dépouillement et de relecture. Ils œuvrent silencieusement près de la fenêtre, dans un jour trop blafard qui a nécessité d'allumer tous les néons de la salle.

Corindon s'étouffe :

— Attends, celui-là est encore meilleur. La fille soupçonne son frère, parce qu'il avait une panoplie de Tarzan quand il était môme.

— Un pagne léopard et un torse en plastique, alors ? rebondit Double A. Et donc ?

— Et donc... le coutelas.

— Dis-moi que ce n'est pas vrai.

— J'aimerais bien.

— Répond-lui que Tarzan n'avait pas de flingue.

— Sûrement pas ! Elle est bien capable de me préciser qu'il avait aussi une panoplie de cow-boy...

Sincèrement, Perle est vernie d'échapper à cette corvée. Quoique... une convocation chez Gisela Bughetti ne revêt pas un caractère particulièrement attrayant. L'arriviste qui chapeaute leurs services va exiger des résultats rapides, proférer des réprimandes voilées, émettre des minauderies plus menaçantes qu'autre chose ... Pas sûr que le sort de la jeune policière soit enviable, finalement.

Il grogne :

— Formidables, ces e-mails. À notre époque, plus besoin de timbrer une enveloppe pour cracher sur les gens ou les dénoncer...

— On a quand même reçu pas mal de lettres, interrompt John, qui entre dans la pièce avec une corbeille débordant de toutes parts.

— De personnes âgées, tempère le capitaine Caïm. Le courrier postal a beau avoir été supplanté par le numérique depuis des lustres, on a des irréductibles. D'ailleurs, vu les tombereaux de courriels qui cascadent chaque jour, une lettre offre plus de sécurité. Elle risque moins de passer à l'as. Au bout du compte, la raréfaction de ce moyen de communication l'a rendu précieux.

— Raréfaction, c'est vite dit, rétorque John qui brandit une liasse d'enveloppes.

— Cas exceptionnel. On n'a pas tout le temps un Alpiniste qui dézingue à tout va.

Coco songe, en faisant défiler ses courriels. Avec cette e-adresse que leurs services ont mise à la disposition des usagers, le déferlement était inévitable. Pour autant, pouvait-on se passer de la démarche ?

Toute la fange, toute la rancœur du monde. Toutes les peurs qui se cristalisent sur tout et n'importe qui. Sans parler des anonymographes qui s'ennuient et à qui ces dénonciations imbéciles donnent un pouvoir. Une petite vieille... qui passe sa vie derrière sa lucarne dénonce son voisin du dessus , lequel rentre à des heures indues. En plus, il a une allure d'étranger, le genre hâlé, si Monsieur le commissaire voit ce qu'elle veut dire... Un éconduit chargeant la fille qui l'a rejeté et n'ayant même pas l'intelligence de cacher la raison de son dépit... Un bureaucrate qui désigne une collègue, coupable d'arriver tard au travail avec une tête de déterrée et des traits cruels...

Double A, qui déchiquète désormais plus qu'il ne décachète, note :

— C'est le même style que la cancel culture internautique.

— C'est clair, deux déjections d'une même source.

Dans le bureau de Gisela Bughetti, la conversation tricote un déroulement cordial, bien que Perle perçoive sans ambages le filigrane hostile qui pointe régulièrement derrière les sourires de sa cheffe. La bouche de la supérieure charme, tandis que les yeux tiennent un tout autre discours.

Le commandant Deaumère, habitué, ne tient plus vraiment compte de cette dissociation. Elle connaît les règles du jeu, a pleinement conscience que son interlocutrice cabote le long des côtes politique et théoriques, bien davantage que que pratiques. Depuis combien de temps Gisela n'a-t-elle pas participé à des investigations ? Sait-elle seulement à quoi ça ressemble ? A-t-elle jamais mis les mains dans le cambouis ?

La brunette patiente. Le pensum ne devrait pas tarder à s'arrêter.

À quelques encablures de là, Corindon sollicite ses collègues :

— Tiens, quelque chose d'un peu différent du reste, peut-être. Un habitant du Xe — Xe arrondissement, ça te parle ? — qui a vu passer à plusieurs reprises, dans son quartier, une forme encapuchonnée et, affirme-t-il, mystérieuse, car la personne s'ingénie à cacher son visage.

— Ça court les rues, les capuchons.

— En plein cœur de l'hiver, Andrew, peut-être, mais nous n'en sommes pas là. Et puis, à la différence des demeurés qui nous ont noyés sous leurs accusations crétines, le correspondant ne s'attaque pas à une connaissance, mais à un comportement suspect. L'arrondissement et la volonté de dissimuler le visage méritent qu'on s'attarde sur le cas, non ?

— C'est vaste, un quartier. Et, d'abord, qu'il ait vu passer cette ombre ne prouve pas qu'elle y réside.

— Je sais bien. Je pense malgré tout qu'une enquête de voisinage ne serait pas du luxe.

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