Retour à l'AECC

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13 Novembre, milieu d'après-midi.

À la sortie de son entrevue stérile avec sa supérieure, dont elle s'est dépêché d'effacer tout souvenir, Perle, ayant émis le souhait de rencontrer Blanche Pasenti avant d'apprendre que la personnalité et le physique de l'érudite émouvaient Loryn, a été conviée au siège de l'AECC par Charlotte Blocklack.

La jeune policière, qui avait senti, le soir de l'émission, se développer en elle un complexe d'infériorité, heureusement compensé par une activité nocturne redresseuse d'époux, s'est rendue sur les lieux à reculons, convaincue, pourtant, que les connaissances de ses interlocutrices en termes de criminalité pourraient lui être précieuses.

Interlocutrices, oui... car Lewis Satanta ne sera pas là, à la différence de Doris Éguifranco, que Perle va visualiser pour la première fois. Au fond, elle préfère que Belzébuth pointe aux abonnés absents, il sera quitte de phagocyter le débat par des suppositions audacieuses et ses airs de loup-garou sur le retour. Elle devine que l'échange va gagner en rigueur. Le passage à la télévision l'a éclairée à ce sujet. Suivant une recette impeccablement dosée, Satanta débroussaille, décontenance l'auditoire ou le contradicteur, avant que Blocklack et Pasenti ne s'insinuent dans la brèche , porteuses d'arguments solides et de références inattaquables. Or, si le principe fonctionne à coup sûr pour subjuguer des télespectateurs, il cadre mal avec la précision exigible lors d'une enquête policière.

La cheffe d'équipe gravit les escaliers en bois ouvragé, pousse la porte majestueuse de l'endroit — Inutile de sonner, inspectrice, nous nous tiendrons dans la salle de détente que vous connaissez — rejoint la troupe hétéroclite qui s'est installée autour de cafés et de l'immémoriale théière de Charlotte.

Doris se montre aussi avenante que les deux autres femmes. Pantalon et veste de costume rayés, façon Chigago pendant les années vingt, comme si elle regrettait d'avoir manqué le débat autour de Capone, des sourires qui rident le visage jusqu'aux tempes, sans que cela ne nuise à son entregent annoncé.

Du groupe se dégage une complicité manifeste, contribuant à une ambiance fort sympathique. La Pasenti, notamment, ce péril en jupons, accueille Perle avec affabilité : d'autant plus redoutable, donc.

Une fois les amabilités d'usage expédiées, la conversation roule sur l'actualité du commandant Deaumère. Les membres de l'AECC formulent plusieurs hypothèses intéressantes. Une fois de plus, leur esprit méthodique surprend Perle, laquelle n'est toujours pas parvenue à se débarrasser complètement de l'a-priori négatif qu'elle a conçu à leur endroit : ça dissèque, ça analyse, ça argumente, ça pétarade...

Doris prend les rênes avec jubilation :

— Nous nous sommes intéressées, Commandant, aux meurtres de l'Alpiniste, du moins avec les données dont nous disposions, c'est à dire celles dont la presse a fait mention. Par conséquent, nous connaissons les armes des crimes, le mode opératoire, globalement les horaires, et, enfin, certains indices abandonnés délibérément par le tueur en série , parmi lesquels, évidemment, le piolet... l'insertion de l'objet dans la nuque de la victime numéro un ayant contribué à épouvanter la population et à assurer d'entrée la célébrité de l'assassin.

Charlotte et Blanche rebondissent avec entrain sur les propos de leur amie, abondent, ou, au besoin, contredisent. Manifestement, le cas les passionne. Les idées fusent.

Perle, séduite par la vivacité du trio, ne peut malgré tout se défendre d'un agacement insinuant. Elle a l'impression de ne plus exister, d'être invisible, de ne plus rien gérer, son inertie forcée lui rappelant celle de l'animatrice de l'émission pilote. Une chance que le propos soit intéressant et que les hypothèses fourmillent.

Parmi les éventualités soulevées par les différents membres, Blanche attire leur attention sur sa conviction que les meurtres embaument la féminité, malgré la connotation phallique de la pénétration de la lame pour deux d'entre eux. Pour elle, c'est une femme, et une femme complètement dérangée. Elle part d'une déduction simple. La tueuse s'est acharnée sur les deux victimes masculines alors qu'elle s'est arrangée pour ne pas faire souffrir Jacqueline Bouvier.

La thèse se révèle tout à fait recevable. Perle se promet d'y réfléchir, elle qui préconçoit souvent la culpabilité masculine, sans qu'elle sache d'où lui vient cette inclinaison.

Déjà, Charlotte réoriente la discussion :

— La difficulté, comme toujours, c'est de profiler l'individu. Quel but poursuit un sérial killer ? C'est bien le problème. Un détraqué — comment quelqu'un qui se livre à un saccage avec cette sauvagerie pourrait-il ne pas répondre à cette désignation ? — obéit à une logique particulière qui est souvent de n'en avoir aucune. Ce n'est pas le cas ici, compte-tenu de la dépose des indices. Vous avez donc là deux possibilités : soit ils sont les signatures d'un esprit tourmenté, qui ne peut s'empêcher de marquer son territoire à la manière d'un animal, soit ils sont des provocations visant à mettre en exergue la supériorité de l'assassin sur des forces de l'ordre incapables de résoudre les énigmes qu'il propose...

Doris attrape le manche à balai :

— Tu oublies la possibilité de la fausse-piste, Charlotte.

— Très juste. Mais cela renforce mon propos plutôt qu'il ne l'atténue. Dans ce cas de figure aussi, le criminel veut emmener ses chasseurs dans une voie prédéterminée, les embrouiller, jouer avec eux, et leur faire ressentir, peut-être même admettre, sa toute puissance.

Blanche hoche du bonnet en signe d'assentiment.

L'oratrice débonnaire reprend :

— Ce qui définit en premier lieu ce profil, c'est le besoin de reconnaissance et l'orgueil. Pour quelle motif, autrement, aller exposer ses crimes plutôt que des dissimuler ? J'y vois des correspondances avec les cas des criminels fameux sur lesquels nous travaillons. Beaucoup d'entre eux recherchaient cette reconnaissance, et le moyen le plus rapide d'accéder à la renommée souhaitée était de s'en prendre à des personnes elles-mêmes célèbres.

— La différence majeure, s'immisce Blanche, réside dans l'ambiguité des intentions. Le sérial killer veut être reconnu , mais ne pas être pris.

— Tu me l'enlèves de la bouche, sourit Charlotte. C'est là toute la particularité, et même le paradoxe. Le tueur en série n'aboutit jamais à l'accomplissement ultime , du fait de la conservation de son anonymat. À quoi bon voir votre valeur reconnue quand personne ne sait qui vous êtes ? Certains psys vont encore plus loin : pour eux, les indices laissés et agencés répondent à un besoin de l'assassin d'être pris et identifié.

Le commandant Deaumère adhère, dans l'ensemble, aux propos des comparses. 'Le meurtrier laisse des traces comme un chien qui urinerait sur les arbres', se dit-elle. Et comme l'animal, il balance une signature. Moins une manière de marquer son territoire, néanmoins, que de fanfaronner ou de les narguer. C'est incompréhensible. Si elle fait abstraction de la référence aux célébrités et du mode opératoire, ces homicides ne présentent aucun rapport les uns avec les autres. Si ça se trouve, ces crimes n'ont même pas tous été commis de la même main.

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