Les mauvaises rencontres

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19 novembre, fin d'après-midi, début de soirée.

Le café dans lequel Samuel Cassetti a momentanément posé ses pénates n'est pas, à proprement dire, un établissement de luxe. La feutrine ne galbe pas davantage le mobilier que les conversations, entremêlées et braillardes. Certains consommateurs s'interpellent, d'autres commandent des tournées d'un geste circulaire. Il n'est pas jusqu'aux banquettes et sièges qui ne se déploient en un défraîchissement certain.

Tant pis. En attendant de pouvoir investir son hôtel, ce bouge fera l'affaire. Et puis, il ne déteste pas se frotter à la populace, à la manière de ces bourgeoises de la fin XIXe qui allaient s'encanailler dans des rades sommaires avec les "Apaches". C'est au contact de cette plèbe décomplexée qu'on fait les rencontres les plus inattendues, le chargé de relations commerciales l'a maintes fois constaté.

Samuel n'a pas tort. Il époussette la manche de sa veste grise, considère la salle du bistrot, embrasse l'endroit d'un regard périphérique pour ne pas désigner trop ouvertement l'objet de son attention. Une femme brune, jolie, aux traits un peu durs, accoudée au zinc, perchée sur un grand tabouret.

Cette brunette au regard profond le guigne, c'est certain. A doll.

Voilà un moment que ça ne heurte plus personne qu'une poupée prenne l'initiative. C'est même ce qu'on leur demande, maintenant, et tant pis pour les timides et les complexées. En définitive, cette évolution sociale, en dispensant les hommes, tous ces ex-harceleurs, de faire les premiers pas, n'est pas désagréable. Les chéries sont obligées de dévoiler leurs batteries.

Carré court en guise d'aménagement capillaire. Pas un bol à la jeanne d'arc, hein ? Il a horreur de ça, de cette coupe grotesque qui caractérise inévitablement tous les enfants des séries ou films US depuis près de trois quarts de siècle, plus précisément depuis Kramer contre Kramer. Du personnage s'échappe un il-ne-sait-quoi d'inquiétant et de sexy. Ou alors, l'inconnue est-elle sexy parce qu'inquiétante ? Pas invraisemblable.

De toute façon, un type qui a laissé traîner sa peau un peu partout ne craint pas les plats épicés et même, il les réclame. La minette sauvage qui va l'entreprendre sous peu appartient à cette catégorie, il le jurerait. Son visage reflète un mélange d'incitation et de froideur. On ne doit pas s'ennuyer dans les corps à corps avec cette chatte de gouttière. Il se fait fort de la dresser et cela sera délectable.

La tentante créature porte un jean déchiré et des bottillons. Seul compromis vestimentaire à la féminité : un top qui dessine une poitrine que Samuel devine ferme et agressive. Avec, peut-être, dernière concession, un maquillage très léger. Aux pieds de son tabouret, un petit sac à dos. Tant qu'elle ne feuillette pas le guide du routard...

Cinq minutes plus tard, geste délicieux, la femme a tapoté sur le tabouret voisin en signe d'invitation, sans cesser de fixer Samuel du regard. Celui-ci, trop sûr de lui pour être ébranlé d'aucune manière, n'a pas hésité une seconde à répondre favorablement au signal, l'aura mystérieuse de l'émettrice faisant office de motivation supplémentaire. Chez les Cassetti, on fonce. Les conquêtes ne s'effectuent pas en restant assis.

La prise de contact s'accomplit dans la foulée. La jolie petite s'appelle Lilith, du moins est-ce ainsi qu'elle s'est présentée. Cassetti lit dans le regard trouble la promesse d'un plaisir hors du commun... en tous cas , c'est ce qu'il veut y lire. S'il était un peu plus cultivé, il aurait exhumé la charge menaçante du prénom en question. Tout le monde n'est pas expert en démonologie.

La jeune femme laisse, dans la conversation, pointer une langue rose qui contraste avec la sévérité du bas de son visage, en même temps qu'elle l'agrémente. La taille est fine, les doigts pas plus épais, le mollet nerveux, le sourcil bien dessiné.

Lilith ne fait pas dans la demi-mesure. Plusieurs allusions limpides à un rapprochement corporel sont prononcées par ses lèvres minces. Samuel ne cède pas à un enthousiasme disproportionné. Ces propositions constituent la suite logique des événements. Tout au plus se félicite-t-il de ce don qui lui permet de dépister si facilement les bons coups.

Il ne faut pas plus d'un quart d'heure et de deux consommations pour que les amants prévisibles sortent ensemble de l'estaminet. Le jour s'affaiblit, quoiqu'on distingue encore nettement voitures et quidams. L'air charrie une douceur pour le moins inattendue.

Après cinq minutes de marche, Lilith indique à son compagnon l'entrée d'un immeuble, s'y glisse, lui enjoignant de la suivre, commence à descendre les marches vers le sous-sol.

**********

Angel dirige l'homme vers la porte de la chaufferie par de petites poussées mutines. Dans ce monde pro-féministe, il ne choque pas Cassetti , bien qu'il se la joue baroudeur, que la fille continue à mener la partie jusqu'à un certain point. Aussi se laisse-t-il embarquer vers le fond de la pièce, dans une ambiance moite qui contribue à exacerber un désir des plus irritants.

La donzelle ne perd rien pour attendre. Il va le lui faire bien voir. La chérie a suffisamment dirigé les opérations comme cela. Pour l'heure, la brunette se colle à lui. Il a le temps de constater la tonicité de sa partenaire, dont les muscles jambiers se dessinent à travers le jean. La poupée est un véritable flacon de nitroglycérine concentrée, ce qui augure une intensité maximale de plaisir.

Pendant qu'il commence à déboutonner son pantalon, elle éloigne légèrement son corps, se penche vers son sac , en sort une paire de longs gants noirs, à la Gilda*1, les enfile. Samuel, interdit, en interrompt son déshabillage.

Bordel ! Cette fille a des fantasmes géniaux ! Il est un sacré veinard ! La fortune sourit aux audacieux, cette fois, c'est sûr ! Évidemment, il faut savoir la provoquer. S'il n'avait pas lu les appels distillés par cette Lilith, ni n'y avait répondu, il ne serait pas en position de cueillir une jouissance imminente.

Angel se déchausse, tandis qu'il reprend la manœuvre de délestage au point où il l'avait laissée. La chatte de gouttière glisse la main une nouvelle fois dans sa besace. Pantalon qui lui emprisonne les chevilles, sexe déjà érigé en son sous-vêtement, le mâle frétille, impatient de découvrir la nouvelle trouvaille de cette femelle de plus en plus fantasmatique, à laquelle il va imposer toute sa virilité, et qu'il va faire gueuler jusqu'à ce qu'elle demande grâce.

Samuel vient de livrer ses ultimes considérations. L'éclair blanc, rendu encore plus scintillant par la noirceur des gants, le traverse, assorti d'une douleur inimaginable. Il tombe à genoux, se recroqueville. La tueuse l'empoigne, de la main gauche, par les cheveux , redresse sa tête. L'incrédulité, plus encore que la souffrance, dévaste les yeux de la victime. Angel sourit.

— La luxure est un vilain défaut, chéri... Tu sais quoi ? C'est même un des pêchés capitaux. Nous ne voulons pas être un pêcheur, n'est-ce pas ?

Elle maintient quelques secondes supplémentaires le visage grimaçant vers elle.

— Ah, j'oubliais. Ton prénom est dégueulasse. Je n'aime pas du tout.

Puis, fidèle à sa méthode, à moins que ce ne soit à ses goûts, elle projette le malheureux au sol d'un coup de talon dévastateur. La carcasse s'effondre à plat dos. Elle s'accroupit auprès de la silhouette qui tressaute. Il est l'heure d'infliger à ce méchant garçon juste pénitence.

Onze coups de poignard plus tard, la meurtrière se relève, satisfaite, se fend d'un dernier voyage dans son sac à dos, duquel sortent une nouvelle miniature, une casquette et une photographie en noir et blanc. Elle examine la charpie , claque la langue. Si ne lui était pas impossible de risquer une signature, elle se donnerait volontiers licence de cracher sur le cadavre de ce jouisseur malpropre, ou mieux encore.

Elle se rechausse, ôte ses gants. Ensuite, elle essuie son surin, s'extrait de la salle surchauffée, guette les bruits de pas potentiels. Pas âme qui vive. Et c'est dans une pénombre relative, "entre chien et loup", qu'elle s'injecte , anonyme et banale, dans les artères de la cité.

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