L'explication

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Au retour de John, abondante ration de sandwiches et boissons dans un sac de papier kraft, Perle vient d'ouvrir le feu. Il s'assoit prudemment près de l'entrée. Corindon et Andrew affichent des mines aussi studieuses que des candidats composant pour un concours.

— Voyez-vous, nous avons focalisé sur les points communs entre les meurtres, ce qui était évident puisqu'ils paraissaient tous obéir à une logique globale, alors que c'est l'examen des différences qui devait nous fournir la clef de l'énigme. En nous stabilisant sur cette ligne directrice du copycat d'assassinats célèbres, nous sommes entrés dans le jeu de la commanditaire. La fausse piste typique. Notre cliente nous a embarqués dans une série dont les éléments ne présentaient qu'un point commun : les références aux célébrités. Alors que les célébrités en question ne proposaient aucun rapport les unes avec les autres, sauf, sans doute, en ce qui concerne l'arme du crime pour trois d'entre elles. Nous n'avons eu de cesse, pendant toute l'enquête, de nous arracher les cheveux, tellement la liste des indices se révélait hétéroclite. Et pour cause...

— Il faut dire que l'approche est machiavélique, pense tout haut Corindon.

— Machiavélique est le mot qui convient. Nous avons là des crimes collectifs, ou au moins duels. En réalité, l'autre impasse dans laquelle nous nous sommes fourrés , c'est que nous sommes partis du principe que les meurtres n'étaient commis que par un seul bras et un seul cerveau, parce que notre esprit associe toujours le concept de serial-killer à celui d'unicité, qui plus est, à celui de masculinité. C'était brillamment joué de la part de nos criminelles.

— Comment as-tu compris qu'on avait affaire à une action plurielle ?

— Quand je me suis rendue compte que celle à qui profitait le crime avait un alibi pour au moins les deux premiers assassinats.

Attention maximale de la part des collègues. Tous trois agrippent la maille que Perle tisse à leur intention.

— Nous sommes bien d'accord que ces quatre homicides font référence à des 'personnalités' internationales, évidemment, mais on peut constater des divergences, en rapport soit, intrinséquement, avec la victime, soit avec le mode opératoire, soit avec la référence historique. Par conséquent, la question se formule ainsi : quel est, parmi ces quatre meurtres, celui qui présente le moins de ressemblances avec les autres ?

— Sadi Carnot ? suggère John, parce que la victime a été exécutée à l'extérieur et que la référence renvoie au XIXe siècle, alors que les autres sont plus récentes ?

— Ça pourrait...

— Trotsky, propose Andrew, parce qu'il n'y a aucun moyen de transport dans les indices disséminés par le tueur.

— C'est aussi une éventualité, adhère la cheffe.

— Ratchett, bondit Corindon, c'est le seul personnage de fiction !

— Vous n'y êtes pas. Celui qui s'écarte résolument des autres est le numéro deux. Pour quatre raisons, même s'il n'est pas certain qu'il nous faille toutes les prendre en considération. Petit un : c'est la seule femme. Petit deux : la référence historique est faussée, c'est le mari qui a perdu la vie à Dallas. Petit trois : l'homicide est exempt du sadisme qui caractérisait les trois autres. Elle est la seule à n'avoir pas été torturée à l'arme blanche : ce qui maintient, du reste, parfaitement le rapport avec le tir aux pigeons du 22 Novembre 1963, Kennedy ayant été, à la différence de Trotsky, Carnot et Ratchett, exécuté par balles. Et surtout, petit quatre : elle a été droguée pour faciliter le meurtre. Qu'en avions-nous déduit ?

Les trois voix se superposent.

— Qu'elle connaissait l'assassin ou son complice.

— Absolument, ce qui n'est pas nécessairement le cas des trois autres victimes. Pour avoir subi l'absorption de dose massive de somnifères qui a facilité l'élimination, il fallait déjà une certaine proximité avec le visiteur ou la visiteuse. Et d'autre part, il fallait que l'ingestion de la drogue soit antérieure d'au moins trois quarts d'heure au meurtre pour garantir l'efficacité de l'endormissement. Mais il y a une cinquième raison de séparer ce crime des trois autres, et je vais vous l'exposer immédiatement.

Corin , Andrew et John se figent encore un peu plus. Pour une nerveuse volubile, Perle sait ménager ses effets, elle aurait fait une conteuse plus qu'honorable.

— Rappelez-vous l'adage notoire dont nous soulignions tout à l'heure la récurrence dans le cadre des enquêtes : "À qui profite le crime ?" Nous connaissons les deux mobiles classiques : haine-amour d'une part, et profit, notamment financier, d'autre part. La troisième orientation, c'est le meurtre de psychopathe, qui obéit à des impulsions défiant la raison, et vers lequel on a voulu faire tendre nos investigations.

— Donc, souligne Double A, on oublie définitivement ?

— Totalement. Le caractère anarchique de cette liste aurait dû nous le faire comprendre plus tôt. Hétéroclite au possible, je vous dis. En disloquant l'éventail culturel, nos coupables ont voulu trop en faire. L'ensemble manque de liant. Qu'est-ce qu'un révolutionnaire russe, l'épouse d'un président US, un chef de gouvernement de la IIIe république et un personnage de fiction auraient bien pu avoir en commun, excepté, naturellement, la référence aux assassinats célèbres ? Souvenez-vous des crimes de l'ABC, dont Coco vous a décortiqué le système : égarer les enquêteurs par des homicides non nécessaires. D'autre part, pour quel motif nos criminels se seraient-il ingéniés à nous provoquer de la sorte par la disposition systématique d'indices, sinon pour nous aveugler ? Rayer de la carte Jacqueline Bouvier était la seule préoccupation de notre commanditaire. Les autres assassinats et leur mise en scène ostensible n'avaient pour but que de noyer le poisson. Donc, une fois la place déblayée des trois fausses pistes, que reste-t-il ? Pourquoi avoir effacé cette femme ?

— On en revient à la paire d'as habituelle : crime passionnel ou intéressé.

— Oui, Coco, indubitablement. Or, la vie sentimentale de notre cliente s'apparentait à un paisible cours d'eau. Un conjoint aimant, pas une vaguelette, pas de coups de canif dans le contrat, une compétence professionnelle et une qualité relationnelle unanimement reconnues... Très vite, la piste financière est apparue comme la seule fiable. Et, en me repassant les témoignages, ça a flashé. Est revenue en première ligne une des entrevues avec Jacques Buyr-Bouvier, le veuf, qui y avait soulevé la probabilité d'un copieux héritage pour Jacqueline, en provenance d'un oncle.

— C'était une piste que nous avions envisagée, se souvient Andrew.

Perle lui emboîte le pas.

— ... et sur laquelle nous revenons. Le même Jacques Buyr m'ayant fait parvenir, peu de temps après l'élimination de Cassetti, des documents de Jacqueline qui avaient échappé au premier passage en revue, parce qu'absents de son portable personnel. Parmi ceux-ci, énormément de déchet, mais aussi le bout du fil d'Ariane. Est-ce que le nom de Pascal Rubiz-Hoat* vous dit quelque chose ?

Encore une fois, la réponse émane de Corin.

— Milliardaire, philanthrope et mécène. C'est difficile de l'ignorer, attendu que le grand homme a passé l'arme à gauche il y a une quinzaine de jours.

— Affirmatif. Eh bien , non seulement le bienfaiteur de l'humanité vient de décéder il y a deux semaines, ainsi que la presse internationale en a fait l'écho, mais en plus, c'est lui, le tonton-galette... l'oncle d'âge canonique.

— Non ?... On parle là de sommes absolument inestimables.

— Une fortune inconvenante. Notre Jacqueline Bouvier, petite nièce par son père du tonton prospère était la légataire de notre milliardaire sans enfants, la première des ayant-droits. Au décès de Rubiz-Hoat, qui était en train de s'éteindre dans une clinique de Los Angeles, le patrimoine cascadait dans l'escarcelle de notre scénariste. La malheureuse ne se doutait pas qu'elle allait le précéder dans le trépas.

Corindon réfléchit.

— Et bien sûr, Jacqueline n'était pas seule dans la liste de succession ?

— Tout juste ! Un cousin, Donnie Rubiz-Black... que son rang dans la série des héritiers désignait de facto comme suspect prioritaire.

— Et donc ?

— Et donc, un cul de sac. Après avoir longuement recherché la trace de l'individu, du reste pas vraiment recommandable, J'ai découvert que ce petit délinquant avait quitté notre monde. Et comme il s'est arrangé pour mourir loin de chez nous, l'évènement est passé pour le moins inaperçu.

— Tant qu'il n'y a pas de cadavre... soupire John.

— On ne saurait dire mieux. Pas non plus présent dans le fichier des personnes disparues, vu que personne ne se souciait de cet énergumène. Quand l'enthousiasmant cousin a rencontré sa fin, il y a une paire d'années, lors d'une altercation avec des trafiquants dans un quartier malfamé de Natal, cité du Nordeste brésilien, l'information s'est égarée un temps. Et encore les autorités locales avaient-elles pu réaliser l'identification, grâce à ses papiers, ce qui, vous l'admettrez, n'était pas gagné, étant donné le pédigrée du bonhomme. Dès lors que j'ai appris son décés, je me suis retrouvée en face d'une nouvelle question : dans quel poche le grassouillet magot allait-il choir ? En d'autres termes, qui était le suivant dans la liste successorale ?

— Et comment es-tu sortie de cette voie sans issue ?

— Les registres d'état civil font mention d'une demi-sœur du dénommé Donnie, qui semble s'être évaporée vers l'âge de trente ans. Et quand je dis 'évaporée', ce n'est pas pour rien. Un tour de passe-passe. Encore une histoire de changement de nom. Tu es bien placé pour savoir, Coco Mica, qu'ils sont devenus monnaie courante*2.

Corindon engage Perle à continuer son exposé par un clignement, qui marque, a minima, une complicité frondeuse. Elle poursuit :

— N'empêche que dans ces cas-là, on a théoriquement une traçabilité officielle qui permet de démêler la pelote. Eh bien... rien, dans un premier temps. Notre cousine avait balayé sa piste aussi bien qu'un scout apache. Hélas pour elle, dans la liste fournie par le notaire londonien de Pascal Rubiz-Hoat , que j'ai traîné à obtenir compte-tenu des formalités, j'ai pu récupérer le nom réel de notre cliente. Et là , tout s'est mis en place dans mon esprit, recoupant mes recherches préalables.

— C'est à dire.

— C'est à dire qu'à partir du moment où j'ai su que Jacqueline était l'élue et que notre histoire commençait à sentir les gros sous, je me suis attachée à décortiquer le parcours de vie de toutes les personnes plus ou moins mêlées à l'enquête. J'ai remonté le temps. Et j'ai trouvé à qui notre victime était familialement liée. À partir de là, la vérification s'imposait.

L'examen des disques durs du pc de notre cliente va nous confirmer son identité initiale. Tu n'effaces pas impunément toutes les traces de ton passé d'un coup de baguette magique.

Double A exprime une satisfaction sonore, pendant que Corindon se renfrogne. Pourquoi avoir joué ça en solo ? Perle craignait-elle de se fourvoyer et de les entraîner dans son sillage ?

Andrew s'exclame :

— En repartant de son nom réel, il va être facile de remonter le fil.

— C'est exactement ce que je me suis dit. Et quand elle a remonté le temps pour effacer ses traces, plusieurs éléments sont passés à l'as. Le lien avec Pascal Rubiz-Hoat étant désormais reconstitué grâce au nom original de la suspecte, le mobile devient évident. Jacqueline Bouvier demeurait le dernier obstacle entre notre criminelle et la richesse. Le point qui conforte cette piste de la cousine, c'est la visite préparatoire du meurtre, le thé partagé indiquant une proximité, pourquoi pas familiale, entre la victime et son empoisonneuse.

Le téléphone du bureau l'interrompt. Perle décroche.

— Oui ?

— ...

— Elle est bientôt dans nos murs ?

— ...

— L'affaire de quinze minutes ?

— ...

— Très bien, nous arrivons.

Le commandant Deaumère se retourne vers ses adjoints.

— Vous avez entendu ? Rendez-vous dans un quart d'heure.

Elle se rassoit à son bureau. Son visage se ferme. Quand elle affiche ce museau pointu, pas la peine d'insister. Coco, comme ses deux congénères, va devoir prendre son mal en patience. Sa cheffe lève les yeux.

— John, peux-tu m'accorder un instant en tête à tête, s'il te plaît ?

___________________________________

Coco et Double A, conformément à la demande, ont abandonné Perle et le lieutenant Vanson à leur confrontation. Clairement, John est dans ses petits souliers. Il aimerait donner le change, mais que faire quand sa cheffe le fixe avec une telle insistance ? Il ose une ouverture de communication :

— Je peux m'asseoir ?

— Fais donc.

Le lieutenant pose une demi-fesse sur une chaise, sans cesser d'éviter le regard de sa supérieure. Celle-ci laisse passer deux ou trois minutes. L'ami Vanson se sent de plus en plus engoncé dans son costume. Enfin, elle donne le coup d'envoi :

— Dis-moi, John, depuis quand est-ce que ça dure ?

Il mime l'étonnement.

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

— De tes activités de sous-marin, John. Il m'est particulièrement désagréable d'avoir une taupe dans l'équipe, en particulier une taupe avec laquelle je bosse main dans la main depuis des années. Aussi, je te repose la question : depuis quand rancardes-tu la Farrell sur nos activités et nos avancées ?

— Non, vraiment, tu te trompes, je n'ai jamais...

— Économise ta salive. Tu penses bien que je ne m'avance pas sans biscuit.... Je suppose que tu as joué sur des bourrins et perdu des sommes substantielles.

John baisse la tête.

— Oui, sans que ce soit énorme, il y en a pour un petit paquet.

— Combien ?

— Oh, dans les 12 000...

— Voyez-vous ça... Et les trente deniers de Judas que tu as touchés suffisent à couvrir tes pertes ?

John geint :

— En partie seulement, un peu de beurre dans les épinards. J'imagine que la caisse noire de l'Univers n'est pas si fournie que ça.

— Tu n'es même pas fichu de te vendre correctement. Tu t'estimes à des clopinettes. Je ne sais pas, de ta trahison ou de ton manque d'envergure, ce que je trouve le plus navrant.

John forme une conque de ses mains, en recouvre son nez et son menton, tandis que ses paupières dansent le fandango.

— Tu te doutes que nous ne pourrons pas en rester là...

— Je sais bien.

— Il va m'être difficile de faire l'économie d'un rapport.

— Je le sais aussi.

— Considère que tu ne fais plus partie de l'enquête. Le dernier acte se déroulera sans toi. Tu peux disposer. J'aurai besoin de réfléchir à ton cas. D'une, parce que j'ai encore du mal à encaisser le coup de couteau que tu nous as collé dans le dos, de deux, parce que tu te doutes bien que nous avons d'autres chats à fouetter que de gérer les petits arrangements du Ganelon de service. Et si Twistwolf*3 était l'Alpiniste ? Tu y as pensé, à ça ? Que les renseignements que tu lui as fournis lui aient servi à éventer nos recherches ? Te rends-tu seulement compte de la bouillabaisse dans laquelle tu nages ?

Cette fois, les yeux du lieutenant sont complètement clos.

— Je ne te retiens pas, John. Nous nous reverrons très vite.

Le lieutenant se lève sans piper mot et sort. Au vu de la rudesse dont Perle est capable de faire preuve quand elle est déçue, tout ce qu'il pourrait dire ne ferait qu'aggraver la situation.

*1 Pour cette anagramme, il faut s'accrocher :)) Celui qui trouve, je lui paye une binouze.

* 2 Voir 'Retour de flamme'

* 3 Surnom de Glenda Farrell

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