Dans l'Orient-Express - 1

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En se réveillant ce matin-là, la configuration des lieux où se trouvait Moshe lui parut étrangère. Il lui fallut plusieurs secondes pour trouver ses repères. Ce n’est que lorsqu’il sentit sur la peau la surprenante finesse des draps de soie dans lesquels il était couché et que son regard embrumé de sommeil croisa les panneaux d’acajou verni que la mémoire lui revint. Il avait dormi dans l’Orient-Simplon-Express. Comme un bienheureux. Et c’est alors que le tambourinement étouffé des bogies sur les rails prit pour lui sa véritable signification.

Habillée d’une épaisse moquette de couleur chair, la cabine-couchette était équipée d’une armoire de toilette intégrée dans la boiserie, d’une douche privée et de sanitaires en marbre. L’ensemble des matériaux précieux se mariait avec les poignées de bronze poli, les miroirs en verre gravé et les cuivres des porte-bagages au-dessus de sa tête. Cette atmosphère boisée procurait une délicieuse sensation de bien-être. Dès qu’il fut debout, Moshe disparut sous la douche. Il en ressortit dix minutes plus tard complètement éveillé, vêtu d’un peignoir beige marqué du sceau de la Compagnie des Wagons-Lits. Il écarta les rideaux en velours de la vitre coulissante et ses yeux s’accoutumèrent à la lumière du jour. Il se rappela alors le début de son voyage.

C’était hier, à Sirkeci. De style oriental, la toute nouvelle gare d’Istanbul abritant le terminus de la ligne internationale, était située au pied du palais de Topkapi. Le trajet qu’il avait pris pour rejoindre Paris allait durer soixante heures. « Vous gagnerez du temps lui avait annoncé le préposé à la billetterie. En bateau, il vous faudrait quinze jours de voyage. » Le long des 3000 kilomètres qui séparaient l’ancienne Constantinople de la Ville Lumière, l’Orient-Express traverserait les capitales riveraines de l’Adriatique : Sofia en Bulgarie ; Belgrade en Serbie ; Zagreb en Croatie ; puis l’Italie par Trieste, Venise, Milan, le tunnel de Simplon et enfin Lausanne et Genève en Suisse, avant de poursuivre sur Dijon et finalement Paris. « Vous avez de la chance, nous sommes en basse saison, vous serez tranquille ». En réalité, Moshe aimait aussi bien être seul pour pouvoir méditer ou écrire, qu’être entouré, cela dépendait de son humeur et de son inspiration.

Quelques heures auparavant, quand il s’était introduit dans son compartiment, Moshe avait eu la surprise de découvrir sur sa tablette une généreuse coupe de fruits accompagnée d’un bouquet de pivoines et d’anémones aux côtés d’une bouteille d’eau de source du nom de La Fontaine riante, d’un service à thé et de café fraîchement moulu, le tout signé d’un carton de bienvenue. On pouvait dire que la magie de l’Orient-Express ne volait pas sa réputation. « Votre pièce vous servira de salon le jour et de chambre la nuit venue lui assura-t-on. Un steward est à votre service durant tout votre voyage, 24 heures sur 24, et vous pourrez vous restaurer à n’importe quelle heure. Nos cartes et notre menu gastronomique préparés sur place sont à votre disposition. »

Plus tard, on frappa à la porte. C’était le service de chambre. Un jeune groom, large sourire, en gilet bleu, boutons dorés et col mandarin, lui remit ses vêtements repassés.

  • La décoration est magnifique dit Moshe en le remerciant.
  • N’est-ce pas ? dit le garçon. Toutes les marqueteries ont été conçues par Albert Dunn, un grand ébéniste britannique qui a déjà participé à la décoration du Titanic.

Le vieil homme en profita pour commander son petit-déjeuner, des œufs brouillés avec des toasts et un café. Puis il eut une idée. Il avait entendu parler du service postal à bord.

  • C’est à deux wagons d’ici, vers la tête du train. Vous y trouverez une boîte aux lettres. Il y a de quoi écrire et des enveloppes. Et aussi des cartes postales. Désirez-vous que je vous en apporte ?

Moshe voulait faire une surprise à ses amis et les complimenter pour l’accueil qu’ils lui avaient réservé. Il songeait à Gandhi et à Kasturba, à Mira Behn, Aloysius Boncœur, Adrija et Gabriel Marcel. Il voulait aussi écrire à Suzanne, sa femme, dont la santé fragile l’inquiétait, et puis à sa petite-nièce.

En attendant, décidant de se dégourdir les jambes, il sortit quelques minutes dans le couloir qui donnait sur d’autres compartiments. Le train comportait une quinzaine de voitures dont trois restaurants équipés d’une cuisine. De retour dans sa cabine, il pensa à cette innovation spectaculaire qu’étaient les compartiments des trains. Une géniale invention. Ces petits salons à huit places avec deux banquettes qui se font face, ou les compartiments privatifs comme le sien, offraient des espaces confortables, propices aux rencontres surprises comme à la confidentialité. Moshe trouvait extraordinaire de pouvoir s’isoler en toute quiétude ou engager la conversation avec des inconnus de passage dans une bulle immobile pourtant lancée à toute vitesse. Le plus drôle était de savoir qu’une fois arrivé à destination, cette parenthèse s'envolerait car on ne se reverra plus. « Je me demande, se dit-il, si les ouvriers qui ont participé à la construction de ce palace sur rails ont jamais eu la chance de voyager au moins une fois à bord en récompense de leurs efforts. »

La dernière bouchée avalée de son repas matinal, Moshe s’offrit un Cheroot, le premier de la journée. Puis il entreprit la lecture des notes qu’il avait prises sur les fouilles de Troie. Il prévoyait de donner une série de conférences à son retour en France. Mais il devait d’abord préparer l’allocution qu’il avait été invité à prononcer à Genève. Le rapide progressait désormais dans les plaines accidentées de Bulgarie, jalonnées de ponts, de gorges, de fontaines au milieu de villages, de routes escarpées et de hautes collines. Il s’approcha de la vitre qui laissait entrevoir la fuite précipitée du monde puis se rassit. Il se mit à méditer sur la condition humaine, celle des peuples des Balkans et des contrées voisines.

Depuis des siècles, pensa-t-il, l’histoire mouvementée de ces territoires était jalonnée de menaces et de conflits meurtriers qui leur valurent d’être surnommés la « poudrière des Balkans ». Ces épisodes tragiques étaient entrecoupés de brèves périodes de calme et de concorde. Le long de ces solitudes montagnardes, Moshe se rappelait qu’à une centaine de kilomètres à l’ouest, en Bosnie, Sarajevo avait été le théâtre d’un attentat qui précipita le monde dans un cataclysme aux effroyables conséquences. En quatre années d’une guerre suicidaire, l’Europe avait été le siège d’une tragédie qui marqua toute une génération. Le conflit le plus meurtrier de l’histoire vit le sacrifice ultime de vingt millions de personnes et d’autant de blessés, la dissolution de plusieurs Empires, des pays rayés de la carte, l’effondrement de l’économie, l’avènement de vagues révolutionnaires et l’extinction de toute une manière de vivre. Il se remémora ce que lui avait dit Lanza del Vasto : « Le devoir du sage n’est pas de chercher son repos, mais de combattre pour la paix. »

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