Dans l'Orient-Express - 4

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La comtesse et sa fille s’étaient installées à une table près d’une vitre latérale dans la voiture-restaurant Anatolie. Leur faisant face, Moshe pouvait voir que la petite était toute ravie de déjeuner avec lui. La salle à moitié pleine bruissait de conversations indistinctes dans différentes langues étrangères. A droite de Moshe, la fenêtre était encadrée de rideaux vert bouteille retenus par des gallons de la même teinte. Sur la table, un assortiment d’assiettes de porcelaine aux courbes épurées, entourées de couverts en argent et de verres signés René Lalique, l’illustre joailler-verrier, enjolivait la nappe blanche et brodée. Des fleurs fraîchement coupées apportaient une note joyeuse depuis un élégant vase fuselé en cristal de Bohême, à côté d’une lampe individuelle à écailles de tortue. Les gens de la CIWL, la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens, avaient vu grand dans ce wagon-cuisine Pullman de première classe.

Le dining-car était décoré de manière somptueuse. Il y régnait une dominante acajou abritant sous un éclairage tamisé une atmosphère hors du temps, chaleureuse et feutrée. En pénétrant dans le restaurant, Moshe avait de nouveau apprécié du regard le plafond tapissé de cuir et la présence des magnifiques panneaux de marqueterie vernis qui reflétaient la lumière des appliques électriques. Leur frisage de bois précieux présentait un délicat motif végétal. Des fauteuils bergère tendus de cuir moelleux et une moquette aux teintes ocres complétaient l’ensemble. Comme dans les wagons-couchettes, on cherchait visiblement à flatter les sens des passagers.

- Tu feras attention Chérie, dit la comtesse en montrant les verres, c’est du cristal.

Moshe porta son regard autour de lui.

- Tu sais que tu es la personne la plus jeune parmi tous les gens qui sont à table ? dit-il à Tanychka.

- Mais oui, ajouta sa mère, tu vois comment tu es grande maintenant ?

Le visage de la fillette s'illumina. Un maître d’hôtel apparut, moustache finement coupée, veste sombre et nœud papillon noir. Il salua en français avec un accent italien et tendit en premier le menu et la carte à la comtesse.

- Si je peux me permettre, Contessa, je vous recommanderais aujourd’hui de voyager avec nous à travers ce menu extraordinaire. Les écrevisses viennent directement des rivières que vous voyez là-bas. Le serveur va prendre votre commande.

Ils choisirent le menu du jour qui débutait par un consommé d’écrevisse. Moshe se contenta pour le plat principal du suprême de turbot sauvage au beurre vert à l'anis avec ses légumes fondant. La comtesse préféra les côtelettes d’agneau aux tomates farcies et pommes noisette. La petite réclama le poisson comme Moshe. Il arrêta son choix sur un Chablis Grand Cru, un vin blanc sec recommandé pour le poisson grillé et même la viande. Le train poursuivait sa course avec le minimum de soubresauts.

- C’est tout de même plus agréable, dit la comtesse, que de manger dans les buffets des gares !

Elle butait sur des mots français difficiles à prononcer comme s’ils étaient des barricades hérissées de pics et de herses.

- Ces endroits, continua-t-elle, sont souvent inconfortables et on n’y mange pas toujours bien.

- C’est l’inconvénient de la plupart des voyages en train, dit Moshe.

Le garçon revint avec la bouteille de Chablis qu’il présenta à Moshe. Un pop sonore égaya les esprits quand il extirpa le bouchon d’un geste sec. Arriva ensuite le consommé qui exhalait un fin arôme de crustacés.

- En plus, ajouta-t-elle, il faut se dépêcher de manger ! Quand vous vous mettez à table, le garçon met dix minutes pour arriver, au moins dix minutes pour vous servir, il ne vous reste plus qu’à gober votre plat et à payer avant que ne sonne la cloche du départ ! Autant emporter son pique-nique!

Moshe eut un petit rire. Tanychka qui ne disait mot semblait apprécier son hors d’œuvre.

- Je suis une lointaine parente d’Alexandre Pouchkine par mon père poursuivit la comtesse entre deux cuillérées.

- Le grand poète russe ?

- Il est surtout connu à l'étranger pour sa tragédie de Boris Godounov, une pièce mondialement célèbre qui est devenue un opéra. Mon père, Piotr Alexandrovitch Rudovsky, s’était marié avec une descendante des Pouchkine. Il était officier de la Garde du tsar. A la Révolution, en 1917, nous avons rejoint les Pouchkine qui s’étaient établis dans leur propriété dans le Don, au sud de la Russie. J’avais douze ans. Les Pouchkine étaient des nobles. La famille du poète était férue de littérature et de français. Piotr Alexandrovitch a combattu contre les bolcheviks avec les Russes blancs restés fidèles au tsar…

Elle s’arrêta soudain de manger et fixa Moshe d’un œil soupçonneux dans lequel luisit une once d’inquiétude.

- Vous n’avez pas de sympathie communiste au moins ?

Moshe rejeta la tête en arrière et s’esclaffa.

- Je ne fais pas de politique dit-il gaiment, je ne milite pour aucun ‘’-isme’’. Ou bien si, tout simplement pour l’être humain, qu’il ait ou non des convictions, qu’il soit croyant ou pas.

La comtesse parut rassurée. Elle but une gorgée du Chablis. Il était parfait, à la bonne température. Sa robe or-vert offrait un mélange de profonds arômes parmi lesquels Moshe perçut une évocation minérale associée à un lointain parfum de tilleul et d’amande.

- Je ne sais pas si vous avez remarqué, ajouta-t-il en reposant son verre, tous les tyrans s’en prennent aux gens vertueux, honnêtes, innocents. Quand ils accèdent au pouvoir, ils éliminent ceux qui leur font obstacle, y compris leurs compagnons de route. Ils s’entourent toujours de criminels. C’est une constance. L’inversion des valeurs, la corruption des principes. Ces gens se nourrissent de la haine, persuadés d’agir pour le bien. Ils incarnent pourtant le mal et créent autour d’eux un cartel dévastateur qui se grise du pouvoir absolu. Parfois, leur délire va si loin qu’ils se prennent pour des génies. Et quand cela est érigé en système de gouvernement, la société s’effondre. Ce n’est pas parce qu’on est au pouvoir qu’on cherche à faire le bien. J’ai beaucoup de considération pour les êtres humains mais les politiques sont pour moi des gens infréquentables. Politico e crime la misma cosa (la politique et le crime, même chose).

Elle éclata de rire. – Vous y allez fort ! Mais sans doute avez-vous raison.

- Je veux dire, reprit Moshe, ce n’est pas non plus parce que quelqu’un s’élève au-dessus des autres grâce à ses propres compétences qu’il cherche à faire le mal, c’est juste une question, comment dirais-je… d’intention, de mobile.

- Oui, je comprends… Humm, délicieux ! ajouta-t-elle en reposant sa cuillère. La julienne de légumes est très légère… et ce fumet !…

- Je me demande, dit Moshe, si ce n’est pas cuisiné avec de la liqueur de calvados…

- Du calvados ? Qu’est-ce que c’est ?

- De la liqueur légère élaborée à base de calvados, de jus de pommes et de sucre. Le calvados est une eau-de-vie obtenue en distillant du cidre ou de la poire, vous savez, avec un alambic.

- Oh oui ! Nous avions un alambic dans la famille ! Nous fabriquions notre vodka en l’aromatisant avec des épices, du cumin…

- Les alambics, c’est vieux comme le monde ajouta-t-il. On en a trouvé de très vielles traces en terre cuite sur la rive droite de l’Indus, au nord-ouest de l'Inde, qui datent de trois ou quatre mille ans… en Chine aussi.

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