Moshe reçu dans l'ashram

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Les freins en bois grincèrent. Le raffut métallique s’arrêta. Tendant sa baguette de jonc, le bouvier montra une direction devant lui. Moshe descendit et saisit sa mallette de cuir. Il donna quelques roupies au charretier qui, opinant de la tête, proféra quelques mots dans son dialecte. Joignant les deux mains devant sa bouche, il s’inclina en affichant un sourire édenté, puis le char reprit son grincement d’essieu mal graissé mêlé au claquement sonore des sabots.

Moshe alla dans la direction indiquée mais ne trouva pas l’ermitage. Le paysan aurait-il mal compris l’adresse ? Il chercha autour de lui. Pas un signe de vie. Pas un son. Seule cette chaleur moite et tenace qui vous colle à la peau et vous fait parfois regretter le ventilateur de l'hôtel. Soudain surgirent sur le chemin sablonneux deux, trois enfants qui s’approchèrent. Ils étaient pieds nus, l’air épanoui, les yeux brillants d’excitation. Ils dévisagèrent ce curieux étranger au teint pâle qui venait d’arriver comme un shudra, un membre d’une caste inférieure. Moshe s’exclama :

- Gandiji ! Gandiji !

Ils se mirent à rire et l’entourèrent. L’un d’eux le tira par la main. Un peu plus loin, le petit groupe s’approcha d’une barrière en bois. Un panneau peint en vert portait une inscription en hindi et en anglais : Sevagram Ashram. Moshe aperçut une grande aire vide en terre battue entourée d’au moins une vingtaine de cases en pisé surmontées de toits en tuiles rouges. Quelques arbres dont un grand tamarinier vert découpaient le sol de leur ombre noire. C’était donc là le foyer de toute cette révolution indienne qui faisait tant parler d’elle, là que résidait ce que des millions d’Indiens considéraient avec dévotion comme la personne la plus importante de leur pays !

Les enfants soulevèrent le loquet de fer et entrèrent dans la résidence, visiblement excités à l’idée d’être suivis par ce grand inconnu à l’évidence d’origine occidentale et qui avait l’air quelque peu égaré. Le laissant planté là, ils coururent vers une case et disparurent. Moshe fit quelques pas, seul. Il attendit. Regardant autour de lui, il reconnut d’autres arbres qui jalonnaient la résidence, parmi lesquels des lauriers indiens et des coings du Bengale. Il pouvait entendre le pépiement d’oiseaux invisibles égayer le silence.

- Eh oh ! Il y a quelqu’un ?… Mister Gandhi ?… Miss Slade ?!

Derrière l’angle d’une paillotte, il surprit le regard furtif d’un enfant aux yeux noirs posé sur lui qui s’éclipsa aussitôt. Plus loin, au-delà de la cour, deux femmes en blanc passèrent rapidement sans le remarquer, portant chacune une jarre sur la tête. Le soleil au zénith dardait ses rayons vigoureux sur son visage. Il s’épongea le front de son mouchoir. S’approchant d’une case, il s’avança sur le seuil, risquant un regard à l’intérieur. Elle semblait vide. Moshe demanda:

- Anybody here ? » (Il y a quelqu’un ?).

Silence… Un léger frottement de pas derrière lui. Il se retourna et vit une femme âgée, menue, le menton retroussé. Ses yeux interrogateurs se cachaient derrière des lunettes arrondies à monture métallique. Elle arborait un doux sourire.

- Sir ?

- Ah bonjour ! Je suis Moshe Kirsch, je suis venu voir Monsieur Gandhi !

- Oh yes ! Very good ! Very good ! Nous addendions vous ! Vous… welgome !

La vielle femme avait une façon d’avaler les consonnes qui trahissait une dentition quasi absente. Elle pointait son index sur sa poitrine :

- Moi, Kasturba, femme Gandhiji !…

Avec sa voix fluette, légèrement chevrotante, Kasturba s’efforçait de rassembler le meilleur de son anglais qui était teinté de l’accent hindoustani. Elle s’inclina respectueusement, joignant ses mains devant sa poitrine. Ses doigts noueux portaient les marques de l’arthrose. La femme devait bien avoir le même âge que Moshe, peut-être un peu plus. Parlant prudemment, elle déclara, enjouée :

- Notre maison vous… ouverte. Désolés nous sommes ! Pas vous avoir… envoyé chercher à Wardha, nous… nous… savions pas quand vous… arriver. Come ! Come !…

Kasturba conduisit le visiteur vers une grande case rectangulaire au sol en terre. Elle l’invita à monter sur la courte véranda et à s’asseoir sur des coussins qui habillaient une banquette en rotin. Elle lui fit comprendre : « Miss Slade… venir » et s’éloigna aussitôt en trottinant. Moshe regarda autour de lui. Il aperçut de temps en temps des personnes d’âge différent traverser rapidement la cour, vêtues en blanc elles aussi. Une autre femme au loin était en train de balayer. Le calme environnant présentait un contraste saisissant avec l’effervescence des rues de Wardha.

Quelques minutes passèrent quand s’approcha une femme elle aussi enveloppée dans un ample tissu de coton immaculé. Grande, la peau plus claire que Karturba, sa tête était coiffée d’un voile en tissu ordinaire qui était de la même blancheur que son sari et entourait un visage un peu solide, surmonté d’épais sourcils. Comme Kasturba, elle était pieds nus dans des sandales en cuir. Elle devait bien avoir la cinquantaine. Elle s’avançait d’un pas assuré vers le visiteur avec un grand sourire. Son visage avenant respirait la franchise. Moshe se leva.

- Vous êtes Moshe Kirsch, n’est-ce pas ? Son français était hésitant.

- Oui Madame.

– Je suis Madeleine Slade. Nous vous… nous vous… attendions.

Moshe fut surpris de l’entendre parler dans sa langue.

- J’ai vécu à Paris, dans le quartier de Notre-Dame des Champs. Mais j’ai… perdu le… langue, je parle… plou depouis… un long temps… Vous êtes le bienvenu chez nous ! Comment s’est passé votre… voyage ? Je n’ai pas entendu de voiture arriver ?

- J’ai préféré venir en charrette.

– Pas depuis Katmandou ?

– Non ! Seulement depuis…! » Il éclata de rire avec elle.

- Ça aurait été un joli pèlerinage ! » ajouta-t-elle entre deux hoquets de rire. Elle s’empara d’une jarre et versa de l’eau dans une timbale en métal.

- Asseyez-vous, je vous prie !

Elle lui tendit la timbale et posa devant lui un panier de litchis rouges et ronds à la texture écailleuse et de tranches de corossol, un gros fruit lourd et charnu, enveloppé d’une écorce vert sombre aux multiples épines. Moshe but une gorgée d’eau et dégusta une tranche de corossol. Il fut surpris par la fraîcheur de la chair blanche délicieuse et juteuse parsemée de graines noires.

- Servez-vous à votre aise, mais, tout à l’heure, vous déjeunerez avec nous. En attendant, je vais vous montrer votre case. Je suppose que vous aimeriez vous reposer un peu. On vous a réservé la chambre d’hôte. Venez, vous allez pouvoir prendre un bain si vous voulez.

Il suivit Madeleine en direction de plusieurs cases situées plus loin.

- Vous voyez cette paillotte près de l’entrée ? fit-elle en se retournant. Vous êtes passé devant en arrivant. C’est Bapu Kuti, la case de Bapu.

- Bapu ? demanda Moshe.

– C’est le nom que nous donnons tous ici au Mahatma par affection. Ça veut dire ‘’Père’’ en gujarati.

La case de Gandhi se présentait sous la forme d’une modeste habitation de plain-pied, comme les autres paillottes. Les flancs en pisé étaient recouverts de nattes de jonc tressées liées avec des fibres de bambou. Se dressant à une centaine de mètres de la maison d'hôte, elle était abritée par un toit de tuiles rouges.

- Vous aurez l’occasion d’y entrer quand Bapu sera là. Il est à Rajkot en ce moment, au nord-ouest du pays, dans le Saurashtra. Rajkot est la ville de l'État princier du Gujarat. C’est là où il a vécu tout petit. Il a entamé un jeûne récemment mais il l’a interrompu hier. Il doit arriver dans quelques jours.

La démarche un peu masculine de Madeleine jurait avec la légèreté habituelle de la femme hindoue souvent agrémentée par un habillement plus seyant.

- Bapu nous a envoyé un télégramme le 7 mars. Nous étions très inquiets. Il n’a pas mangé ces quatre derniers jours dit-elle d’une voix grave. Quatre jours, à son âge… soixante-douze ans… Il a plusieurs fois frôlé la mort avec ses jeûnes, vous savez.

Ils parvinrent devant la case que l'on avait réservée à Moshe. Dès que ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre de l’intérieur, il distingua une pièce elle aussi en terre battue. Une table et une chaise reposaient sur deux tapis, le tout surmonté d’un toit en bambou. D’autres lits occupaient la pièce qui donnait sur une minuscule cuisine et une petite salle d'eau au sol de pierre dans laquelle Moshe découvrit plusieurs seaux en fer-blanc et une bassine en fonte. La case, parfaitement propre, avait déjà été préparée. L’unique pièce comportait deux fenêtres et une porte à chaque extrémité. Le logement faisait partie d’un ensemble de quatre cases mitoyennes.

- Vous avez de l’eau fraîche dans une jarre à votre disposition. Elle est toujours bouillie.

Une vieille servante du nom de « Baï » était en train de transvaser de l’eau dans d’autres jarres. Elle se tourna vers Moshe et Madeleine et les salua avec déférence.

- L’eau vient du puits du village expliqua Madeleine. On la transporte dans des jarres. Baï s’occupera de votre linge… Je vous ai confié aux soins de Kurshed Naoroji… Ah ! justemment, la voici !

Une femme à l’allure gracile, la quarantaine, la peau mate, fit irruption dans la pièce. Elle portait un sari jaune grossièrement filé à la main. Moshe devina derrière ses yeux sombres et sa mâchoire anguleuse une forte détermination. Il se dit qu’elle devait avoir un caractère irréductible.

- Bonjour ! dit Kurshed d’une voix ferme et sûre. Comment allez-vous ?

Elle lui serra la main, chose qui se fait rarement en Inde. Madeleine intervint :

- Kurshed connaît la France elle aussi, elle y a étudié le chant. C’est une grande artiste… Elle a abandonné sa carrière musicale il y a quinze ans et est devenue une fidèle de Bapu. Elle est parsie…

- Vous êtes de l’ethnie parsie, la religion de Zoroastre ? s’enquit Moshe. Une onde de reconnaissance luisit dans le regard de la femme.

- Oui ! répondit-elle d’une voix chaleureuse. Mes ancêtres viennent de l’ancienne Perse. Ils ont trouvé refuge en Inde, dans le Gujarat, après l’invasion musulmanne… Mais, ajouta-t-elle en levant les yeux, ça remonte à très loin… Je suis ravie de pouvoir rencontrer un Français tel que vous…

- Son grand-père était un grand leader nationaliste, ajouta Madeleine ; il fut le premier Indien à siéger à la Chambre des Communes à Londres.

- Je suis à votre disposition monsieur Kirsch. Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez.

- Eh bien, je crois que nous allons laisser notre invité se reposer un peu. Kurshed viendra vous chercher au moment du repas.

Une grenouille sauta sur la véranda.

- Ah ! j’oubliais, ajouta Madeleine, amusée. Ça vous ennuie si vous avez des colocataires ? Les grenouilles aiment venir par ici.

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