Déjeuner dans l'ashram - 1

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Après avoir pris possession de son humble logement, Moshe se déshabilla et entra nu dans la minuscule pièce d’eau. Debout dans la baignoire, il empoigna un récipient en étain et se versa de l’eau sur la tête. Un frisson de fraîcheur parcourut son corps comme une onde électrique, faisant écho avec la sensation de délivrance qu’il éprouvait depuis son entrée dans l’ashram. Préservé dans son sanctuaire, l’ermitage offrait un espace inhabituel, loin des futilités terrestres, propice à de stimulantes remises en question. Il aimait s’arrêter dans ces hauts lieux de spiritualité comme il s’en trouve un peu partout sur le globe. Son escapade ashramique ne faisait que commencer et elle serait brève mais il savait qu’elle lui offrirait des expériences exceptionnelles, auprès d’un maître bienveillant, loin du tumulte du monde. Face à la violence que pratiquaient les Etats contre les populations, ces havres de paix étaient un baume dans le désarroi subi par des individus et des familles avides de respect et de sagesse. De telles retraites, il en avait suivies, au Japon, dans un monastère de la cité religieuse de Koyasan, où il avait fait shukubo, c’est-à-dire « dormir chez les moines », et où l’un d’entre eux lui montra que les apparences matérielles étaient aussi éphémères que la rosée du matin. Dans le mausolée de Bahá’u’lláh en Terre sainte. En France aussi, en Afrique…

Moshe aimait les invitations au voyage intérieur, au recueillement, le retour à l’essentiel, l’éloge de la simplicité, quitte à devoir suivre des horaires stricts, des rituels particuliers, à partager même les travaux ménagers avec les disciples. Il s’était rendu compte qu’en observant les rites qui étaient prescrits dans ces lieux, des visiteurs comme lui étaient touchés par quelque chose à quoi ils ne s’attendaient pas, comme une présence, une réponse à une quête latente, résonnant au profond d’eux-mêmes. Ces lieux de plénitude aidaient à retrouver un sens. On y était parfois soulevé par une grâce, une révélation, une ouverture vers une transcendance. Ainsi avait-il plus d’une fois suivi des chemins d’élévation spirituelle, avec ou sans Dieu, avec ou sans prophète, avec ou sans paroles prêchées qui le guidaient le long d’une ascèse vers un renouvellement de soi et du regard sur la vie. Il allait rester une dizaine de jours car le temps était venu de retourner en France. Mais il voulait savoir comment palpitait le cœur de l’ashram, qui étaient les gens qui l’habitaient, comprendre leurs motivations, partager I shin den shin, de cœur à cœur, au-delà des mots, la ferveur de ces personnes, pauvres ou riches, qui prônaient la non-violence, un concept totalement inconnu, ce que tout cela représentait pour elles. Et bien sûr, rencontrer Gandhi, s’immerger dans l’intimité de son «premier cercle ».

***

Plus tard, Kurshed vint le chercher. « Voulez-vous déjeuner avec nous maintenant ? Nous passerons d’abord rejoindre Ba dans sa cuisine et ensuite nous allons nous installer dans la grande salle. Vous avez déjà rencontré Ba je crois ?

— Ba ? Je suppose que vous parlez de Kasturba ?

— Oui. Vous commencez déjà à vous accoutumer à nous ! dit Kurshed en souriant.

Sur le trajet, elle expliqua que Ba était arrivée hier de Rajkot où elle avait été libérée de prison. Le soleil jouait dans les arbres de la cour à revêtir leur feuillage d’une myriade d’éclats fugitifs et étincelants comme des rasoirs de lumière sous la brise légère. Moshe s’était coiffé de son Panama.

— Il fait déjà chaud ! remarqua-t-il.

— On arrive bientôt dans les grandes chaleurs fit Kurshed. C’est la prémousson, avant les fortes températures. La saison fraîche ne dure que de mi-novembre à début février. En avril-mai, c’est là qu’il fait le plus chaud, le thermomètre peut dépasser les quarante-cinq degrés. Certains étés, la canicule est si forte que la sécheresse oblige de nombreux habitants à abandonner leurs villages. Vous avez raison de vous couvrir. Il ne faudrait pas que vous attrapiez une insolation.

La case de Ba n’était pas loin. Elle semblait rudimentaire comme les autres, peut-être même encore plus petite. Madeleine était là, en train d’aider Ba à préparer le thé. Elle faisait bouillir de l’eau sur un poêle alimenté au charbon de bois. Moshe franchit la véranda, entra dans la minuscule cuisine et salua Ba. La vieille femme se retourna, portant son regard sur ses chaussures sans rien dire.

— Elle observe vos chaussures, fit Madeleine, parce que la coutume en Inde est de se déchausser avant d’entrer dans la cuisine.

Il retourna sur la véranda et se déchaussa devant les trois femmes qui se mirent à rire de bon cœur.

Le groupe parvint devant le grand bungalow où Madeleine l’avait conduit tout à l’heure. Près de l'entrée, on avait disposé sur plusieurs table des jarres, des bocaux et des plateaux de nourriture. Toute de blanc vêtue, une trentaine de personnes était déjà accroupie pieds nus sur des nattes. Voyant que l’on avait laissé ses sandales à l’entrée, Moshe fit de même. Il confia son chapeau à Kurshed et s’accroupit sur une petite natte que Madeleine lui indiqua à sa propre droite. Kurshed s’installa à sa gauche. Abritée sous une structure de poutres et de chaume, la vaste pièce, dénuée de fermeture à l’entrée, était limitée par deux longs murs reliés à l’arrière par un troisième. Des nattes et des coussins revêtaient le sol en terre battue. Au fond, une dizaine d’enfants, de trois à huit ans environ, attendaient sagement, la mine réjouie. Une atmosphère paisible rayonnait dans l’assistance.

— Vous les reconnaissez peut-être, dit Madeleine qui avait suivi le regard du visiteur, ce sont les enfants qui vous ont accueilli à l’entrée. Voyez là-bas le jeune homme ? c’est Kanu, un des neveux de Bapu. Il est le fils cadet de Narandas Gandhi, son deuxième cousin. Narandas et ses frères ont collaboré avec Bapu en Afrique du Sud. Plus tard, il a dirigé l’ashram de Sabarmati que Bapu a fondé en 1917. A côté de Kanu, c’est Abha, la fille d’un autre compagnon, Amritlal Chatterjee. Ils sont toujours ensemble… Kanu dirige le chant pendant les réunions de prière. Il s’occupe aussi des bagages de Bapu quand il est en voyage. Abha fait partie des jeunes femmes qui servent de « canne » à Gandhi quand il marche longtemps. Vous saviez que Ba, de son côté, s’est mariée à treize ans ?

Il y avait quelque chose dans la façon de parler de Madeleine qui sonnait différemment de la manière avec laquelle s’exprimaient les femmes hindoues. Un ton peut-être un peu plus impératif dans la voix. Il en était de même dans sa façon de porter le vêtement local qui cachait mal, pensa Moshe, ses origines occidentales. Madeleine lui présenta quelques membres du Congrès national indien, le parti politique dont Gandhi était une des figures principales. L’homme aux façons distinguées qui lui faisait face s’appelait Jawaharlal Nehru. Âgé d’une cinquantaine d’années, bel homme, il portait une veste indienne à boutonnière sans revers qui lui seyait bien, agrémentée d'un col montant légèrement ouvert. Il se saluèrent avec sympathie. Comme Gandhi, Nehru avait passé plusieurs années d’études en Angleterre où il avait été admis au barreau. Proche de Gandhi, celui-ci l’avait élevé à la présidence du Parti du Congrès si bien que tous voyaient en Nehru le successeur naturel de Bapu. En dehors de Madeleine et de Kurshed, les autres femmes étaient assises à l’écart, près des enfants.

On déposa des casseroles et des poêles devant Ba qui ôta les couvercles et commença à distribuer la nourriture à ses voisins. Deux autres femmes entreprirent en silence de servir des plateaux vides devant les convives. Des serveuses se chargèrent ensuite de déposer la nourriture sur le plateau de chaque personne. Elles se déplaçaient sans bruit. Kurshed tendit à Moshe une timbale remplie d'eau puis un bol de légumes bouillis dans lequel il crut reconnaître des feuilles d'épinard hachées et des morceaux de courge. On lui donna aussi un gâteau de blé dur et fin comme du papier.

— Nous avons un jardin potager, ce qui nous permet de vivre en autarcie sauf l’eau du village et d’autres produits de première nécessité que nous ne pouvons pas produire sur place. Nous avons aussi des arbres fruitiers expliqua Kurshed.

— On vous sert, mais attendez que la prière soit dite avant de manger, ajouta Madeleine

— Je m’en suis douté répondit Moshe. J’avais remarqué que les enfants ne touchaient pas à leur nourriture.

Le silence s’établit dans la salle. Les lèvres entrouvertes, Kurshed prit une profonde inspiration puis expira doucement en prononçant « Aummm… » d’un son grave et mélodieux. Elle faisait durer la syllabe jusqu’au bout de son expiration. L’assemblée la reprit en chœur, plusieurs fois de suite : Ommmm… Shanti Om… Shanti Om… Shanti Om… Moshe avait déjà entendu ce chant sacré inspiré de la mythologie hindoue. Shanti signifiait « paix », « quiétude », « absence de tourments ». Le mot sanskrit est souvent évoqué dans des rites d’apaisement. Le premier Shanti invoque la paix pour l’univers, le deuxième Shanti invite à la paix autour de soi, le troisième Shanti, la paix dans son cœur.

On entama le repas. Moshe s’aperçut que la plupart des personnes mangeaient leurs légumes en se servant de leur gâteau de blé plié en quatre. Il négligea la cuillère en bois qu’on lui avait donnée et copia ses voisines. Après avoir avalé une bouchée, Madeleine s’adressa à lui :

— Alors, cher ami, je devine que vous avez envie de me poser des questions ?

— Ma foi, oui ! répondit le Français en reposant sa timbale.

— D’abord, êtes-vous d’accord de converser en anglais ? Je crois que ce sera plus facile pour nous tous….

— D’accord. Pour commencer, je suis curieux de savoir comment vous avez appris l’existence de Bapu et ce qui vous a incitée à le rejoindre ?

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