Moshe en route vers Troie

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Pour se rendre à Troie, il fallait rejoindre Çanakkale dans la région de Marmara. Albert et Moshe avaient hésité entre deux itinéraires : soit naviguer vers l’ouest le long du littoral, soit suivre la route côtière vers le sud-ouest. Moshe avait rêvé de prendre un caïque, petite embarcation traditionnelle à voiles très commune en Turquie et dans le bassin oriental de la Méditerranée. Mais la croisière, aussi agréable fusse-t-elle, aurait pris plus de temps que n’en disposaient les deux hommes, même si elle avait l’avantage de leur éviter le détour par l’est qu’imposait la route en voiture. Ils optèrent donc pour la voie terrestre qui n’était pas démunie non plus d’intérêt.

- C’est à six cents kilomètres, dit Albert. Nous en aurons pour dix-onze heures. Nous pique-niquerons à mi-chemin, à Bandirma.

Ils quittèrent Istanbul au petit matin et ses faubourgs populaires, puis passèrent le Bosphore à bord d’un transbordeur. Rien que cette traversée leur prit au moins deux bonnes heures. Ils passèrent ensuite par Gölcük, une ville animée ponctuant l'extrémité orientale de la mer de Marmara. Filant à vive allure, la voiture longea à plusieurs reprises le rivage qui offrait de magnifiques points de vue sur la mer étincelante. Ici et là des champs de jasmin en pleine floraison embaumaient l’air de leur doux parfum printanier à travers les vitres entrouvertes. Cela promettait d’être une belle journée.

Çanakkale, au sud de la région de Marmara, marquait l’endroit où s’achève le détroit des Dardanelles. Un nom de triste mémoire pour les Français et les Britanniques. En 1915, la région avait été le théâtre d’une sanglante bataille ordonnée par Winston Churchill, alors Premier Lord de l’Amirauté. Une expédition franco-britannique s’y était cassé les dents contre les armées retranchées de l'Empire ottoman soutenu par l'Empire allemand et l'Autriche-Hongrie. Une défaite coûteuse en hommes. Tout confondu, cent mille combattants avaient laissé leur peau dans les barbelés des plages de la péninsule ; pour la moitié, des Britanniques et des Français. Le désastre de Gallipoli avait laissé un souvenir amer à Churchill et faillit lui coûter sa carrière politique. Ses opposants n’avaient pas manqué une occasion de le lui rappeler.

Visiblement, Gabriel Marcel était plus à l’aise avec ses pinceaux et ses livres qu’avec la route. Dans la traversée des villes, il se conformait sagement aux panneaux de limitation de vitesse. Dès qu’il était en rase campagne, c’était autre chose. Il n’était plus le même. Sa Renault Primaquatre Coupé de couleur orange et aux jantes à rayons était une bonne voiture mais il la malmenait comme un paysan impatient qui rudoie un baudet récalcitrant.

- Nous en avons encore pour au moins deux bonnes heures, dit-il, longtemps après avoir dépassé Bandirma. Une fois arrivés à Çanakkale, nous obliquerons vers le sud pour atteindre Troie. Sur place, nous dormirons à Tevfikiye, le village d’à côté, chez le maire, il me connaît.

Moshe ne disait rien. Il avait son attention rivée sur la conduite de son compagnon.

- Je suppose que je ne vous apprends rien, continua Gabriel en élevant la voix, l’histoire de Troie est controversée ! Dans leurs poèmes épiques, Homère et Virgile racontent que la cité fut assiégée durant dix ans par une importante armée ! C’était une coalition de plusieurs rois grecs. Ça s’est passé, euh… vers 1300-1100 avant Jésus-Christ. Une des plus grandes opérations amphibies de tous les temps. C’est cet épisode qui a donné naissance au mythe de Troie. Au 19e siècle, la cité est devenue l’endroit le plus recherché du monde antique.

- A-t-on fait de nouvelles découvertes ? demanda Moshe, les mains crispées sur le bord de la banquette.

- Oui, et c’est bien ce qui me préoccupe. Avant, de nombreux amateurs y ont fait des recherches privées, pas toujours de manière sérieuse. L’archéologie n’existait pas. Ceux qui se rendaient sur place en faisaient à leur aise. Vous avez entendu parler d’Heinrich Schliemann ?

- Vaguement…

- Un aventurier allemand, fortuné, fou d’antiquité. C’est lui qui a commencé à parler de Troie. Vers 1870, il a lancé des fouilles sauvages. Il a continué pendant une vingtaine d’années. On dit qu’il aurait chambardé tout le site, rejetant tout ce qu’il ne trouvait pas important, laissant des trous n’importe où.

Gabriel donna un coup de volant. Il avait aperçu un nid de poule au dernier moment. Moshe s’agrippa des deux mains au tableau de bord pour éviter d’être déséquilibré.

- On dit aussi qu’il aurait fait fortune… Il aurait exhumé un fabuleux trésor qu'il dissimula aux autorités turques. Ça a fait tout un scandale à l’époque… Il a publié en Allemagne une photographie de son épouse... Ah oui ! Sophia ! parée de bijoux en or qu’il aurait prélevés sur place. Après quoi, les Turcs lui auraient interdit l’entrée du pays. Ce qui soulève le problème du trafic de pièces archéologiques. Un véritable fléau et qui a de nombreuses ramifications… La cupidité des chasseurs d’antiquité… De véritables vandales…

De rectiligne, la route redevenait sinueuse par endroit. Gabriel profitait des lignes droites pour rouler à tombeau ouvert. Heureusement, la voie était quasi déserte en cette matinée ensoleillée, à part quelques charrettes poussives, lourdement traînées par un âne. Il ôta ses lunettes de soleil, se mit à en essuyer les verres avec son mouchoir en lâchant le volant, sans même ralentir. Moshe était effrayé.

- Je ne vous entends plus…

Son voisin finissait par se demander s’il rentrerait vivant de son escapade. Gabriel vociférait contre les rares automobilistes qui roulaient trop lentement, déboulant derrière eux pour piler et se coller à moins de deux mètres de leurs pare-chocs. Il se retourna vers Moshe dont les traits étaient crispés.

- Vous avez le mal de voiture ? J’ai des pastilles. Vous en voulez ?

Se penchant à droite, il tendit le bras pour ouvrir la boîte à gants devant les genoux de Moshe en quittant de nouveau la route des yeux.

- Noon ! dit Moshe d’une voix rauque. Ça… ça va passer…

- Vous êtes sûr ?

- Comment faites-vous pour rouler si vite !

- Oh, j’ai la route dans la peau, je l’ai faite des dizaines de fois ! Je pourrais conduire les yeux fermés dans les deux sens !

Mourir en Turquie, loin des siens, après tout ce voyage périlleux en Extrême-Orient, sur une banale route de campagne, ce serait vraiment ballot. Moshe regretta de s’être laissé emmener par ce dingue, oubliant que c’est lui qui avait demandé à être véhiculé. Mais, comme il était aussi passionné que Gabriel, il ne put s’empêcher de relancer la conversation après un long silence.

- Vous avez pu expertiser tout le site ?

- En partie seulement. J’allais vous en parler. Nous manquons de spécialistes. Nous avons tant à faire. Regardez autour de vous. Le conducteur avait repris de la vitesse. Vous voyez tout ça ?

Il baissa la vitre et sortit son bras d’un geste ample en direction du paysage qui défilait en trombe. La vue était splendide mais Moshe n’en profitait pas, obsédé qu’il était par la route.

- Des hectares et des hectares regorgeant probablement de toutes sortes d’antiquités de tous les âges. Vous savez que nous avons été occupés de nombreuses fois : les Hittites, Alexandre le Grand, les Grecs, les Romains, les invasions mongoles, et j’en passe… Sa voix se perdait dans le rugissement du vent et le ronflement du moteur. Quand vous pensez que, rien qu’à Troie, plusieurs cités furent bâties successivement au même endroit et qu’elles ont toutes disparu, on se demande ce qui a pu attirer leurs fondateurs… et on imagine l’importance des traces qu’elles ont pu laisser. Le chantier est gigantesque et nous manquons de moyens.

Lancé à cent-cinquante à l’heure, Gabriel amorçait la montée d’une colline. La voie se faisait plus étroite. Une cariole roulait au pas, à mi-côte, en plein milieu de la route. Il freina au dernier moment, klaxonnant furieusement. Il se déporta vivement à gauche, puis accéléra, frôlant le véhicule, insultant le paysan au passage. La tension artérielle de Moshe était montée d’un cran. Les pieds plaqués sur le tapis de sol, il se dit que, demain, il allait devoir affronter la route du retour avec cet assassin.

- J’en parlerai à Paris quand je serai rentré, répondit Moshe, la voix blanche, cherchant à écourter la conversation.

Il se dit que le dieu des ethnologues finirait bien par avoir pitié de lui et par lui accorder une fois de plus la vie sauve.

- Dommage que je n’aie pas mon appareil photo avec moi ajouta-t-il.

- Je peux vous fournir des clichés. J’en ai fait des tonnes, mais vous comprenez, nous ne voulons pas trop ébruiter nos découvertes. Je vais vous préparer un dossier. Je peux même vous présenter notre archéologue en chef. Vous le connaissez peut-être. Il a fait ses études à l’École française d'Athènes.

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