Déjeuner dans l'ashram - 2

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Madeleine tira sur sa jupe. — Oh ça n’a pas été de tout repos ! J’avais une adolescence tranquille avec ma sœur Rhona et mes parents dans le sud en Angleterre. Père, Sir Edmund Slade, était officier dans la Royal Navy. Un jour, il a été nommé commandant aux Indes orientales. Nous devions le suivre dans sa nouvelle affectation. Il avait déjà servi en Chine mais nous, l’Orient, nous ne connaissions pas. Nous avons pris un bateau de la P&O. C’était en 1909. Les fonctions de mon père consistaient à protéger les routes commerciales britanniques qui reliaient l’Angleterre aux colonies. C’était vital, pour la survie de l’Angleterre. Il y avait des sous-marins allemands, leur menace était réelle. C’était un peu avant 1914. Nous sommes restés deux ans en Inde. Nous sommes ensuite retournées en Angleterre, mais je ne savais toujours pas quoi faire. Je me cherchais. J’adorais le piano, surtout Beethoven, j’en étais tombée amoureuse… J’organisais des concerts de musique classique. Un jour, j’ai entendu parler d’un roman français extraordinaire, de Romain Rolland, que vous connaissez je crois. C’était un livre, comment il s’appelait… Jean-Christophe. Rolland était un grand admirateur de Beethoven lui aussi et il était question de lui dans son livre. J’ai décidé de le lire mais pour cela, il fallait que j’améliore mon français qui était trop rudimentaire. Alors je suis partie à Paris. Je me suis installée dans le Quartier latin car je voulais me plonger dans l’atmosphère de la capitale pour étudier la langue. Je voulais aussi rencontrer Romain Rolland. Mais il habitait en Suisse. Une serveuse arriva et versa du beurre liquide sur les gâteaux de blé de Moshe. Avec un peu de sel, la nourriture n'était pas trop fade. J’y suis allée. C’était à Villeneuve. Il m’a invitée chez lui avec sa sœur. C’est là qu’il m’a parlé de son dernier livre, Mahatma Gandhi. Je ne connaissais pas du tout. Il m’a dit : « Il est un nouveau Christ. » A ce moment, j’ai eu l’impression qu’il m’a donné ce que je cherchais depuis longtemps. De retour à Paris, j’ai tout de suite acheté son livre. Je l’ai lu d’une seule traite. C’est là que j’ai compris ce que je devais faire : rencontrer le Maître et le suivre, participer à son action. J’ai décidé de tout abandonner pour le rejoindre. Avant de partir, je suis devenue végétarienne, j’ai arrêté l’alcool, j’ai appris à filer la laine, à dormir par terre. J’ai aussi lu en français la Bhagavagita.

— Vos parents étaient d’accord ?

— Ah ! Vous savez, quand une jeune femme anglaise inexpérimentée issue d’une famille ultra-conservatrice, annonce un jour à ses parents qu’elle va s’installer à l’autre bout du monde chez un groupe d’anarchistes en révolte contre la puissance coloniale, ça les fait un peu tiquer… Rien dans mon éducation ne me préparait à la vie que j’allais avoir ici. Kurshed et Nehru écoutaient attentivement dans le calme l’échange entre leurs deux voisins. Je suis arrivée seule, en novembre 1925, mais ce n’était pas ici, l’ashram était à Sabarmati, au nord de Bombay, tout près d’Ahmedabad. Quand on m’a introduite auprès de Bapu dans sa case, je me suis agenouillée devant lui. Il m’a relevée et m’a dit : « Considérez-moi comme votre père et votre mère. » Il avait deviné mon désarroi d’avoir été coupée de ma famille. Il m’a aussitôt appellée « Mirabehn ». Le nom vient de Mira Baï, une mystique et poétesse hindoue du 16e siècle qui était dévouée au dieu Krishna. Et voilà ! Peut-être, un jour, j’écrirai mes mémoires. Ça pourrait s’appeller quelque chose comme « Pèlerinage spirituel ». Tout à sa conversation, Moshe ne s’aperçut pas qu’une bonne dizaine de convives était en train de les écouter.

— Vous vous êtes habituée facilement à votre nouvelle vie ? demanda-t-il.

Mirabehn s’esclafa. Je me suis indianisée très vite. Plus j'entrais dans la pensée indienne, plus j'avais l'impression d'atteindre enfin une maison perdue depuis longtemps… Mais les premières années furent plutôt rudes ! avoua-t-elle en jetant un coup d’œil à Kurshed. Vous ne pourrez me démentir, n’est-ce pas ? lui dit-elle. Le climat, la langue, - les langues ! car il y en a plusieurs ! - la nourriture, le travail… J’avais commencé à apprendre péniblement l’ourdou à Londres avant de venir. C’est une langue qui emprunte beaucoup à l’arabe et au persan. Quand je suis arrivée, Bapu m’a dit : « C’est bien mais tu dois aussi parler l’hindustani. » Je commençais tout juste à être comprise avec mon ourdou ! Et puis, je trouvais la vie austère ! Une serveuse s’approcha d’eux et leur tendit un bol de lait chaud. La discipline… Bapu s’occupait de tout, des règles de la vie en communauté, de l'organisation des activités, de l’enseignement spirituel, de l’activisme militant, des actions politiques à l’extérieur… Il était très actif, il l’est encore beaucoup ! Il avait relancé la production du khadi, vous connaissez ?

— Ce n’est pas ce que portent les gens de condition modeste ?

— C’est ça. Vous en avez déjà vu. Une étoffe de coton un peu grossière. Tenez, touchez ! » Elle tendit un bras. Palpant l’extrémité de sa manche, il sentit sous ses doigts le tissu un peu rêche parsemé de petites imperfections. C’est du coton, continua l’Anglaise, mais on peut inclure de la soie ou de la laine. Ça reste frais en été et chaud en hiver. Le khadi, c’est ce qui est tissé à la main, à la manière traditionnelle, sur la charkha, le rouet. C’est devenu le symbole de la lutte pour revaloriser notre économie locale. Les Britanniques nous empêchaient de produire le tissu localement. Porter le khadi, c’est notre fierté nationale ! Je vous montrerai demain le rouet. En arrivant, j’avais choisi de porter le sari. Ça m’aidait à affronter le climat de l’Inde. Mais j’ai changé de vêtement depuis. Maintenant je porte le ghagra, voyez ? Une robe ample avec un demi-sari qui s’enfile par la tête. C’est très populaire, c’est ce que portent les femmes des villages. C’est plus commode. Bapu était d’accord. Quoique, au début, il était plutôt réticent.

— Pourquoi ?

— Il pensait que j’allais distraire les hommes de la communauté.

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