La matinée au palais impérial
Le soleil n'a pas encore illuminé la capitale que je suis déjà réveillée mais encore dans mon lit. Tout la nuit, j'ai parlé avec Safiye pour la redécouvrir à tel point qu'elle m'a avoué qu'elle rêve d'un beau et heureux mariage avec un noble jeune homme qui lui donnerait beaucoup d'enfants. Si Poséidon le permet, je ferais en sorte de réaliser son souhait. Cette soirée m'en a rappelé beaucoup d'autres semblables de mon ancienne vie où on se confiait tous nos petits secrets, nos rêves, nos peurs, ce que nous aimions, ce que nous détestions,... Ces petits moment m'ont énormément manqués et le revivre hier soir a été une joie qu'elle ne peut imaginer.
Des coups à ma porte me font sortir de ma rêverie et je signale la possibilité d'entrer, c'est Safiye avec une autre servante pour m'apporter du lait chaud mélangé à du miel. Ma chère amie porte une robe droite jaune pâle dont les manches évasées sauf sur les coudes avant de s'évaser de nouveau sont transparents et la poitrine mise en avant par des rubans géométriques qui se croisent et a une simple tresse pour nouer sa demi-queue.
-« Bien le bonjour à vous, princesse. » Dit Safiye en s'inclinant. « J'espère que vous avez bien dormi.»
-« Bien sûr, et toi Safiye ? Comment a été ta première nuit dans l'ancien harem ? »
-« Très bonne, princesse. »
Là où les domestiques passent leur nuit fut autrefois le harem de l'ancien régime. Divisé en deux parties, il permet de faire la distinction de classes entre celles qui s'occupe des tâches ménagères et celles qui sont aux services d'une dame qui dorment à l'étage. Safiye me demande alors quelle robe je souhaite porter aujourd'hui et m'ouvre la garde-robe tandis que je bois le lait.
-« Après m'avoir préparé, nous irons rejoindre l'Impératrice pour en faire de même. là-bas, Ameyalli nous tiendra informé du programme de la journée de Madame. »
-« Qui est Ameyalli ? »
-« Elle est une Rose impériale comme moi ainsi que Taiyo et Blanche. Ameyalli est originaire d'un continent à l'Ouest et elle a la faculté de faire le lien entre le monde des morts et des vivants grâce à des rituels, on appelle cela une Serpent-vision. »
-« Et les autres demoiselles ? »
-« Taiyo est une femme-renarde du soleil levant tandis que Blanche, une fée, n'est autre que la jeune sœur de l'Impératrice Elaine. Tu saurais aisément les reconnaître et peut-être que tu pourrais t'entendre avec elles. Pour la robe, je choisis la verte au col arrondi avec les feuilles dorées sous la poitrine. »
Aussitôt, Safiye sort la robe en question et la pose sur le dos d'une chaise avant de me questionner sur les bijoux à porter, l'huile à parfumer et mes cheveux. Une fois la boisson chaude bue, je me lève et va m'asseoir sur une chaise pour être coiffée. Je lui demande alors de me faire deux paires de petites tresses pour une demi-queue. Je précise que je ne souhaite que des perles en boucles d'oreilles et de la lavande pour me parfumer avant d'enlever ma robe de nuit pour celle de jour aidée par mon amie. Avant de partir pour Madame, je prends la bague d'Arya pour la mettre.
Une fois devant la porte des appartements impériaux, j'y vois comme à leur habitude Taiyo et Blanche en compagnie de trois servantes tenant chacune de quoi soigner l'apparence de Madame : une boisson chaude, des parfums et des bijoux de cheveux. Blanche est apprêtée d'une robe rose qui s'attache sur le devant avec des manches fluides avec une ceinture métallique en or à la taille et des mèches de blé sont tressés sur le front pour le dégager tandis que Taiyo a noué ses cheveux roux en un grand chignon orné de fleurs avec quelques mèches tombantes sur chaque côté de son visage et son Hitoe, semblable sur la forme à celle de sa camarade, comporte des motifs floraux sur le obi et le décolleté plus ouvert sur le kosode.
-« Bien le bonjour à vous. » Dis-je en m'inclinant.
-« A vous également. » Me disent-elles simultanément avec la même révérence.
-« Voici ma nouvelle demoiselle de compagnie, Safiye. Elle est originaire de l'Atlantide et a commencé son service hier. »
-« Ravie de te rencontrer, Safiye. Nous espérons que tu te plairas à la cour et nous aurons une belle entente.» S'exclame Blanche, enchantée.
-« Je l'espère aussi. Pardonnez ma curiosité mais avez-vous également des demoiselles de compagnies ? »
-« Je suis fille d'un daimyo, il s'agit d'un gouverneur de province au Japon, et mon frère prendra prochainement la succession du fait de l'âge trop avancé de mon père même s'il sera à ses côtés pour le conseiller. J'ai plutôt deux femmes de chambre qui viennent elles aussi de ma terre natale, elles s'appellent Hana et Akari.»
-« J'ai quatre dames de la chambre privée pour me servir en tant que fille de duc. Je suis étonné qu'Elda n'ait demandé qu'une personne pour la servir. » Explique Blanche.
-« Je ne crois pas avoir besoin de plus, Safiye me sera amplement suffisante et j'ai foi en ses capacités. » Dis-je en réponse à l'interrogation de Blanche. « Quand nous entrerons, attache bien les rideaux des fenêtres » Murmurai-je à Safiye.
Safiye me regarde, à la fois incrédule devant ma déclaration et touchée par la spontanéité de mes mots, tout comme Taiyo et Blanche qui ne doivent pas comprendre. Arrive alors Ameyalli avec un épais livre qui annonce tout ce que devra faire Madame pour la semaine.
-« Vos Altesses... Est-ce que Madame est réveillée ? »
-« Un instant... » Chuchote Blanche en écoutant à la porte. « Nous pouvons y aller. » Dit-elle en ouvrant la porte.
En entrant dans la chambre, l'obscurité n'est que partielle afin de nous permettre de ne pas nous cogner à un meuble. Safiye va immédiatement attacher les rideaux pour illuminer la pièce tandis que Madame s'assoit sur le rebord du lit. Nous la saluons aussitôt et commençons les préparatifs. Une servante lui donne un thé vert au jasmin afin de la réveiller en douceur tandis qu'Ameyalli énumère les premières tâches de la semaine. Mon amie aide une autre servante à préparer le bain matinal en versant de l'eau chaude tandis qu'on questionne notre maîtresse sur ce qu'elle souhaite porter aujourd'hui. Après nous avoir fait part de son choix de robe, elle se dirige dans une pièce annexe pour prendre son bain avec les fenêtres légèrement ouvertes.
-« Quel est cet odeur ? Délicate, fraîche et suave...» Demande l'Impératrice en voulant entrer dans le bain. « Est-ce que l'une de vous s'est parfumé à la rose aujourd'hui ? »
-« Non, Madame. » Nous dîmes en chœur.
En humant, on sent effectivement l'odeur de la rose embaucher la pièce. Elaine regarde autour d'elle puis fixe Safiye, comprenant que c'est elle qui émet cette fragrance.
-« En voilà une excellente idée, mes Roses. Des pétales de roses pour mon bain, mets-les toutes. » Ordonne-t-elle avant d'entrer dans le bassin après que ma demoiselle de compagnie se soit exécuté.
« Blanche... Peux-tu me masser les cheveux tandis qu'Elda me fait un peu de lecture pour me détendre ? »
-« Oui, Majesté. » Nous dîmes en chœur.
Blanche s'assoit sur une chaise placée derrière Madame pour lui masser les tempes et les cheveux tandis que je cherche dans un petit meuble un livre à lire à Madame. J'en prends finalement un et me place sur le rebord de la fenêtre entrouverte avant d'entamer la lecture.
-« Narcisse grandit et se développa. Il avait environ quinze ans. Son corps était beau, de la taille qi convenait. Jamais si belle créature, si pleine de grâces, ne vint au monde. Nature déploya tous ses efforts pour dessiner ses traits et es façonner, et c'est avec beaucoup de mal qu'elle parvint à accomplir son projet : elle mit en lui tant de beauté qu'il n'est rien de ce qu'elle ait pu imaginer dont elle n'ait voulu faire montre à travers lui. »
-« Narcisse, celui dont la beauté fut si grande qu'elle a causé sa propre perte ? » Demande Taiyo pour être sûre d'avoir compris l'histoire et surtout son personnage central.
-« Oui, il est même devenu une fleur pour rappeler l'égoïsme et l'amour de soi-même. C'était écrit dans son destin et les Grecs sont assez bien placés pour savoir qu'on ne peut y échapper malgré tous les efforts déployés. Sans oublier que le narcisse est un symbole de mort prématurée...» Ajoute Ameyalli.
-« Elle lui a fait d'abord des yeux rieurs, pleins de franchise, aux reflets changeants, clairs et brillants. Mais en plus de tout ce qu'elle a fait, le dieu d'amour a mis sa part : il lui donna un regard plein de douceur, qui embrase et brûle le monde entier. Nature fit ensuite le nez, puis le visage, plus clair que le cristal ou que la glace. Les dents, qu'elle ordonne à la perfection, elle les fit blanches comme neige. Quant aux lèvres, lorsqu'elle les a tous deux dessinées, elle les rapproche de telle sorte qu'elle laisse avec beaucoup de sens et de justesse un peu d'espace entre elles. La bouche une fois faite, Amour lui insuffle une douceur telle que toute femme qui la respire une seule fois s'embrase et brûle d'amour pour lui. Ensuite, elle façonne le menton et le polit tout autour de sa main jusqu’au moment où elle l'a rendu lisse et plein. Elle dessine les sourcils d'un trait clair et allongé. Elle fait la peau du front douce et fine, les cheveux tout frisés, tout bouclés, plus brillants que l'or pur. Lorsqu'elle a tout fait à son idée, elle répand sur tout le visage et sur la face encore pâle une couleur qui n'a rien d'artificiel et qui jamais ne change ni ne s'altère. Qu'il fasse beau ou qu'il pleuve à verse, elle ne se modifie jamais. Alliant le blanc et le vermeil, elle est pareille au soir et au matin. Amour lui-même est émerveillé devant une telle... »
Un rugissement se fait entendre, coupant la lecture dans mon élan. Curieuses, Taiyo, Ameyalli, Blanche et moi-même regardons par la fenêtre même où j'étais assise pour voir ce qu'il se passe dans la grande cour. Pendant quelques instants, c'est le calme plat jusqu'à ce qu'une grande forme passe si près que les murs ont tremblés, nous faisant reculer en poussant un juron. Allant regarder de nouveau, je vois un dragon ou plutôt un wyvern blanc ivoire avec de l'or sur les griffes, les cornes, quelques écailles et les piques de son dos qui dessine deux ou trois cercles dans le ciel du palais avant de se poser en pleine cour devant trois personnes qui semblaient l'attendre.
-« Je ne crois pas avoir vu de dragon d'aussi près excepté hier. » Dis-je, émerveillée.
-« Ce ne peut être que le membre manquant à l'appel, le frère jumeau du prince Séthi.» Suggère Ameyalli.
-« C'est étonnant qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. J'espère qu'il aura une bonne raison à donner à sa Majesté Alaric pour justifier de son arrivée tardive. » Dit Blanche. « Quelque part, sa présence ne changera pas grand-chose, personne ne s'intéresse à lui et inversement. »
-« Je ne te permets pas de dire cela, Blanche. Ce n'est pas parce qu'il ne te plait pas qu'il doit être mis à l'écart. Il ne correspond pas à l'idéal masculin que tu as du prince charmant alors il ne mérite ni de te parler ni de te regarder, c'est ça ? Navrée qu'il ne soit pas aussi beau que Narcisse.»
-« Mais pas du tout ! Elda, ce que je voulais dire, c'est que... »
-« Que quoi ? Qu'il n'a rien à voir avec le prince Séthi qui attire toutes les pucelles à lui comme des mouches sur une carcasse. »
-« Une comparaison peu flatteuse mais explicite. » Ajoute Ameyalli dans son coin.
-« Mesdemoiselles ! Je ne suis pas contre les argumentations mais de là à vous chercher querelle ...»
Cela a toujours été ainsi entre Blanche et moi. Depuis toujours, on entretient une rivalité de notoriété publique pour être la favorite des favorites de l'Impératrice et on ne s'est jamais vraiment appréciées l'une l'autre. Non seulement, nous avons des tempéraments opposées mais en plus, nous n'avons pas les mêmes... Ambitions, je dirais. J'ai beau savoir que la Blanche qui est devant moi n'est pas, du moins pour le moment, celle qui a épousé son beau-frère une fois sa propre sœur aînée enterrée mais il m'est impossible de me défaire de ces souvenirs. A-t-elle vraiment été du côté de sa sœur ? Est-ce que l'idée de devenir la plus noble dame de l'empire l'a corrompu ou cela a-t-il même fait partie de ses projets ? Je ne sais pas comment réagir, encore moins savoir ce qu'elle peut avoir dans la tête à condition qu'il y ait quelque chose, ou même si je serais un jour capable de lui faire confiance.
En sortant du bain, Safiye la recouvre et deux servantes l'aident à se vêtir de la chainse de soie bleu ciel qui dévoile ses épaules avant de lui attacher les fibules de son corset bleu foncé recouvrant la partie haute avec des manches flottantes et d'attacher la ceinture argentée à sa taille. Blanche lui met les bijoux choisis, un collier d'argent dont le pendentif est une tulipe orné d'un majestueux saphir, des boucles d'oreilles en perles et sa bague d'Impératrice. Taiyo lui tresse des mèches à l'arrière de sa tête et par trois fois lui fait une couronne en ajoutant des épingles papillons nacrées. Taiyo lui tresse des mèches à l'arrière de sa tête et par trois fois lui fait une couronne en ajoutant des épingles papillons nacrées.
Une fois prête, elle nous annonce qu'aujourd'hui, elle allait voir nos talents en écriture, en broderie puis en danse et aussitôt nous la suivons à travers le palais où toux ceux que nous croisons se prosternent devant nous jusqu'à une grande salle dont les murs sont recouvertes de tapisseries aussi belles les unes que les autres. Comment oublier la salle des tapis où se déroulaient une majeure partie de nos cache-cache dans notre enfance ? Et nos leçons de broderie, pas une seule n'a été faite dans le plus grand des silences tant on préférait parler de jouer, des histoires qu'on nous racontait le soir au coucher,...
-« Pour la broderie, je vais vous demander votre vision de l'amour à la seule contrainte qu'il ne doit rien y avoir d'explicitement obscène. Vous avez jusqu'au déjeuner pour réussir cette tâche, ai-je été clair ? »
-« Oui, Madame. »
-« Bien, les maîtres tisserands se chargeront de vous surveiller étroitement et m'avertiront une fois vos travaux finis. D'ici là, je serais avec sa Majesté dans son bureau. »
Une fois Madame partie, on s'installe chacune autour d'une table avec de quoi dessiner pour éviter le gaspillage des fils. Je regarde mes compagnes et voit que Taiyo a choisi de représenter un noble jeune homme offrant une rose rouge à sa dame tandis que Blanche esquisse un beau mariage où le couple se regarde avec tous les symboles attribués à l'amour... Des colombes, des coeurs, des roses,... Pour Ameyalli et moi, la tâche est plus ardue. La pauvre n'y connait pas grande chose et n'y porte même aucun intérêt au vu de sa nature à côtoyer les morts, on ne peut pas dire qu'elle profite réellement des joies de la vie.
-« Êtes-vous sûre que tout va bien, princesse ? » Demande Safiye, voyant que je ne dessine rien.
-« Oui, tout va bien. » Dis-je sur un ton sec qui ne lui était pas destiné.
-« On n'en a pas l'impression. Depuis hier, tu es vraiment... Etrange, on pourrait croire que tu n'es pas enchanté d'être ici.»
-« Et si c'était le cas, est-ce que cela changerait quelque chose ? L'amour ne m'inspire pas du tout, hormis du dégoût. »
-« Hein, mais pourquoi ? » Demande Blanche, surprise.
Ne pouvant rien dire sur ma situation et me sentant proche de l’explosion, je prends congé en prétextant vouloir prendre l'air en accélérant le pas avec Safiye à ma suite. Heureusement, j’ai un avantage qu’elle n’a pas encore ; je connais chaque recoin du palais et il m’est donc aisé de lui échapper. Je cours en direction des jardins aussitôt qu’elle est suffisamment loin pour trouver refuge dans mon lieu secret : au fin fond des jardins, là où personne ne va jamais, se trouve un pommier creux où je venais souvent me cacher quand je voulais être seule au monde. C’est ici que je venais aussi me cacher quand on jouait à cache-cache dans notre jeunesse et jamais personne ne songeait à venir ici tant c’est reculé. Je m’installe alors au creux du pommier avec après avoir ramasser une pomme que je place sur mes genoux.
-« Est-ce vraiment la pomme qui a corrompu Eve ou le serpent qui le lui a tendu ? » Ai-je songé. « En quoi la connaissance corrompt les femmes ? Est-ce qu’une femme savante perd toute innocence ? »
Je ferme les yeux et est attentive aux bruits émis par la Déesse-mère : le chant des oiseaux, le bruit du vent dans les feuilles ainsi que celui des vagues de la lagune du palais, ces sons m’apaisent et annoncent un printemps doux, annonciateur d’une renaissance de la nature, de jours plus lumineux... Soudain, j’entends des bruits de pas dans l’herbe qui se rapprochent et je peux certifier qu’il ne s’agit pas des pas légers d’une des Roses ou de Safiye ou d’une servante mais ceux d’un homme qui semble chercher quelque chose ou plutôt qu’il découvre cet endroit au vu du son métallique que je trouve trop léger pour être un garde. Je retiens mon souffle et reste immobile en espérant ne pas être vue mais c’est peine perdue.
-« Bonjour à vous, gente damoiselle. »
-« Bonjour à vous, Sir. » Répondis-je sans bouger de ma cachette.
-« Peut-être que vous souhaitez que je parte pour vous laisser un peu de tranquillité ? » Dit-il.
-« En effet, je viens ici pour être seule sans personne pour venir m’embêter. C’est le seul endroit où je peux espérer trouver un moment de répit. »
Voilà que je parle à un parfait inconnu qui ne cherche même pas à savoir qui je suis et encore moins à voir mon visage, quel curieux personnage. Pourtant, sa voix ne m’est pas inconnue comme si je l’avais déjà entendu par le passé mais qu’il m’est impossible de la reconnaître.
-« A-aimez-vous les pommes, par hasard ? »
-« Oui, qu’elles soient en tarte ou fraîchement cueillies, Sir. »
-« Il en va de même pour moi, même si je les préfères cuites. »
Un peu gênée, je lui propose la pomme ramassée plus tôt pour qu’il la goûte et je peux indiquer à sa main gantée qu’il est adossé à l’arbre quand il la prend, il ne tient donc pas à savoir avec quelle damoiselle il discute.
-« Cette pomme est très colorée, ferme et elle sent le printemps qui approche. » Dit-il après l'avoir croquer.
-« Ah oui ? Vous pouvez juger une pomme comme étant bonne rien avec ces critères ? »
-« Goûtez par vous-même et dites-moi. » Répond-t-il en déposant le fruit à proximité.
Je sors sans chercher à me montrer et attrape cette dernière pour la croquer à mon tour, constatant qu’il dit vrai. Elle est délicieuse bien que la saison de leur cueillette ne soit pas encore arrivée et curieusement, c’est la seule de l’arbre et elle est tombée d’elle-même alors qu’il fait encore trop froid pour qu’elle ne sorte pour mûrir. Une fois mangée, je sors du creux de l’arbre un vieux livre pour le lire en espérant qu’il me donnera ne serait-ce qu’une vague idée pour la broderie.
-« Est-ce que vous lisez ? De quoi s’agit-il ? »
-« Personne ne s’y intéresse en général, on préfère une femme ignorante et docile à une dame qui sait tenir la conversation… Et lire m’aide à ne pas réfléchir. »
-« C’est une bonne chose, je trouve… Au moins, vous vous cultivez vous-même au lieu que d’autres le fassent. »
-« Pour répondre à votre question, il s’agit des Métamorphoses d’Apulée. Les récits de la Mare Nostrum sont toujours intéressants pour en savoir plus sur nous-même.»
Et comme si le hasard avait décidé de me jouer un tour, il a fallu que ma lecture porte sur Psyché et Eros, si je ne développe pas une aversion de l’amour d’ici la fin de la journée, cela relève du miracle. Après plusieurs minutes, l’inconnu m’annonce qu’il doit se retirer et disparait dans la nature, me laissant seule dans mon arbre creux à ma lecture. Pour une raison qui m’échappe, je me sens de meilleure humeur après ce moment passé ici et je suis bien forcée d’admettre que cet échange était loin d’être désagréable. Je range soigneusement l’ouvrage dans l’arbre et retourne à la salle des tapisseries où les trois Roses ont déjà débutés leurs ouvrages, je reprends place et commence à dessiner pour qu’elles ne me remarquent qu’à ce moment précis.
-« Mais où étais-tu donc passé ? Safiye t’a cherché partout dans le palais sans jamais te trouver. Elle était folle d’inquiétude ! » Me demande Taiyo, inquiète.
-« Si Madame apprend ce que tu as fait... » Commence Blanche.
-« Ah ? Ai-je saccagé vos ouvrages, vos essais ou vos tenues ? Ai-je volé ? Ai-je tué ? » Enumérai-je.
-« Ne la rends pas d’humeur massacrante, Blanche. » Dis Ameyalli tandis qu’elle brode.
-« Non mais tu es parti sans rien dire... »
-« J’ai dit que j’allais prendre l’air, pas que je ne broderais pas. Cesse donc de te croire au-dessus de moi parce que tu es la sœur de Madame. » Dis-je, sèchement et finissant d’annoter le dessin pour les couleurs. « A présent, si tu n’as rien d’autre à me dire en dehors de tes plaintes, j’aimerais broder sans avoir à entendre le son de ta voix. Si elle est aussi belle que le chant du rossignol pour tes prétendants, à mes oreilles tu jacasses comme une pie. »
J’entends Ameyalli qui se retient de rire et Taiyo qui ne sait si elle doit rire ou tempérer la discussion. Vexée, Blanche retourne à son ouvrage en boudant tandis que Taiyo en fait de même. Une fois le travail commencé, je ne peux plus m’arrêter et reste concentrée dessus tandis que d’autres jeunes filles de noble naissance, débutantes en broderie, se joignent à nous. Tous regardent nos travaux et sont ébahis devant notre niveau de loin supérieurs aux leurs.
-« La rose est si délicate entre les mains du chevalier… Comme s’il tenait entre ses mains la plus précieuse chose qui pouvait exister et la dame a l’air si vivante. Vous êtes vraiment douée, Taiyo. »
-« Cette scène de mariage brodée par Blanche est d’une beauté éthéré… On croirait que c’est ainsi que vous voyez le mariage, en tout cas le vôtre. »
-« Oh, vous me flattez, mesdemoiselles. Je n’ai fait que broder ce que Madame a demandé : notre vision de l’amour.» Dit Blanche en rougissant.
-« Il n’y a pas plus universel que l’amour en qualité de sujet à traiter. » Lance Ameyalli d’une voix plate en finissant son travail.
-« Et bien, on peut dire que vous avez une vision de l’amour pour le moins… Peu commune. Pouvez-vous argumenter sur votre choix ? »
-« Le lieu est une chambre qui est un espace de vie et de mort, on donne vie dans une chambre et on meurt dans son lit d’où les taches de sang sur le drap blanc. C’est aussi celui du secret parce qu’il est fermé par les murs comme une armure protège le chevalier qui la porte et rien ne peut aisément pénétré ou sortir de cette pièce hormis la fenêtre ou une porte. On l’associe à l’amour dans la littérature courtoise parce que dans ce lit, dans cette pièce où l’homme et la femme s’adonne à la reproduction… Le chevalier meurt pour donner naissance à l’amant. »
-« Voici là une réflexion fort intéressante ! J’applaudis votre ingéniosité, Ameyalli » S’exclame Taiyo, surprise par une telle argumentation.
-« Princesse, puis-je savoir où vous étiez ? » Chuchote Safiye à mes côtés.
-« C’est un secret que je ne peux révéler… » Répondis-je en continuant de broder.
-« En tout cas, il semblerait que les Muses soient venues à vous. Vous n’avez pas arrêter depuis votre retour. »
-« Il doit me rester une ou deux heures pour terminer et je réussirais… Parle, Safiye. Je vois que quelque chose te trouble.»
-« J’ai appris… Que son Altesse la reine Laura venait d’arriver. »
Oh, par Gaïa, je savais que cela arriverait mais pas dès le lendemain de mon arrivée. Aryon passerait pour un serpent encore dans son œuf à côté d’elle, elle manie les jeux de pouvoir et savoir qu’en plus Tia est à la cour, les tensions seront palpables quand elles seront dans la même pièce. Elle a autant d’intérêts que moi à voir son beau-fils loin du trône mais aucun à voir son mari mort et enterré malgré sa soif de pouvoir puisqu’elle serait naturellement la première soupçonnée.
-« Et la princesse Elda ? Qu’est-elle en train de broder ? »
-« Aucune idée. Elle refuse de nous en parler et encore plus de le montrer tant que ce n’est pas fini. » Explique Blanche. « Elle agit de façon inhabituelle depuis hier, on ne la reconnait plus du tout. »
Elle croit que je suis sourde ou est-ce qu’elle le fait exprès ? En tout cas, elle et Taiyo conseillent les jouvencelles dans leurs broderies pour améliorer la technique, choisir judicieusement les fils avec la couleur et la qualité ainsi que de bien annoter leurs esquisses pour ne pas se tromper. Durant plus d’une heure, le silence règne sur l’atelier quand Madame fait son entrée.
-« Je vois que vous avez eu de la compagnie. J’espère qu’elle ne vous a pas détourné de votre tâche. »
-« Non, Madame. »
-« Voyons voir ce que vous avez fait pendant la matinée. »
Elle commence par inspecter le travail de Taiyo et s’en montre plutôt satisfaite avant de regarder avec attention celui de sa petite sœur. Elle vante alors sa technique délicate et minutieuse qui rend le tout élégant et raffiné, donnant une image sacrée de l’amour marital avant de regarder la broderie d’Ameyalli qui se démarque par son extravagance.
-« C’est le trait que j’aime le plus chez toi, Ameyalli. Ta façon de voir les choses sous un angle différent, hors du commun… »
-« Madame, pourquoi n’allez-vous pas regarder ce qu’a fait Elda. Elle a commencé en retard et je ne suis pas certaine qu’elle ait totalement fini … » Suggère Blanche.
-« Détrompe-toi, j’ai fini peu avant que sa Majesté n’entre. » Ai-je corrigé aussitôt.
Blanche ne semble pas croire un instant mes paroles et Madame estime que c’est à elle de voir si le travail est achevé ou s’il mérite davantage de finitions. Elle regarde alors ce que j’ai fait et se montre plutôt étonnée de voir que j’ai brodé tout cela avec du retard.
-« Êtes-vous sûres que la princesse Elda ait bien commencé après vous ? Au vu de sa broderie, j’ai un peu de mal à y croire. » Dit-elle en leur montrant.
Les trois Roses ainsi que les jouvencelles approchent pour voir et constatent un travail plus abouti qu’il ne le devrait. Certaines complimentent la qualité de l’arbre qui sépare les deux personnages ainsi que la pomme semblable à un cœur que deux mains touchent.
-« Est-ce une allusion à Eve et Adam tentés par le serpent ? » Demande une jouvencelle curieuse.
-« Pas exactement. En fait, c’est une réinterprétation de la pomme. Dans le récit, la pomme est le fruit de la connaissance et à nos yeux, celui du péché à cause des conséquences déclenchées. Ici, deux personnes partagent leur savoir sans se voir sous un pommier et c’est ainsi qu’ils finissent par se lier. Ils ne s’aiment pas pour leur belle apparence ou ce qu’ils peuvent apporter l’un à l’autre comme une transaction mais davantage pour ce qu’ils partagent à savoir la pomme ici. La relation entre eux est d’ordre spirituelle.»
-« Madame a des favorites pour le moins uniques en leur genre. Elles se distinguent chacune à leur manière. »
-« Je savais que je ne serais pas déçue. Maintenant, j’aimerais que vous veniez dans la salle des reines avant le déjeuner. De nombreux fils y seront et ce sera l’occasion d’échanger pour vos futurs mariages. »
Quel enfer ! A peine arrivée que je suis plongée dans la spirale infernale des prétendants. Poséidon, donnez-moi la force de tenir jusqu’à ce soir ! Nous suivons donc sa Majesté qui a pris le temps de prendre chaque broderie jusqu’au salon des reines où de grandes dames discutent de tout et de rien, on remarque rapidement que les reines Tia et Laura sont à l’opposé l’une de l’autre. Je vois que beaucoup de jouvencelles admirent la souveraine d’Egypte avec émerveillement, faut dire que sa robe bleu nuit avec ses épaulières avec des chaines d’or, sa ceinture du même métal à la taille, les manches flottantes et la décolleté en pointe accentue son charme et sied à sa personnalité bienveillante. Par opposition, Lara porte une robe vermeil aux manches longues, évasées et transparentes avec des dorures sur le bas de sa robe et le buste. Non seulement, les couleurs qu’elles arborent les distinguent avec netteté mais aussi leur façon de se coiffer : Laura porte un chignon tressé tandis que Tia a juste dégagé ses oreilles avec deux tresses en laissant le reste lâché. Toutes les dames ainsi que leurs fils se sont levés et se sont inclinées devant Madame avant que cette dernière ne s’assoie et fasse signe de reprendre place.
-« J’espère que vous êtes bien installées à la cour, mesdames. Je suis navrée que sa Majesté Alaric n’ait pu venir vous saluer tant les affaires d’Etats le tiennent occupé.»
-« Madame est trop bonne. Pour le moment, nous redécouvrons la cour qui semble avoir subi quelques changements. »
-« En effet, l’hiver a causé quelques dommages aux bastions et aux jardins. Heureusement, les jardins ont pu rapidement être arrangés pour que vous puissiez profiter de leurs couleurs et fragrances durant la belle saison. Si le temps nous le permet, nous pourrions y passer plus de temps. »
-« Ce sera avec joie, Madame. J’ai ouïe dire que cette année, vos Roses seraient enfin prêtes pour se marier.» Dit Laura en buvant son verre.
-« C‘est exact. Sauriez -vous me dire de qui il s’agit parmi la grande escorte de jouvencelles que j’ai eu aujourd’hui ? »
Beaucoup sont restées silencieuses, après tout le nom des favorites de l’Impératrice est rarement connu tout comme leurs visages. C’est alors que Madame présente Taiyo en premier et je peux aisément constater qu’elle est l’objet de bien des regards par ses attributs animaliers. Tandis que je sers d’échanson à Madame, c’est au tour d’Ameyalli d’être invitée à se faire connaître et notre maîtresse vante ses talents d’intendante qui lui soulagent bien des maux. Vient alors le tour de Blanche et autant dire que tous les regards, princiers ou maternelles, sont rivés sur elle du fait de sa beauté angélique, de ses manières délicates et de sa douceur de caractère.
-« Madame a bien pris soin de sa petite sœur chérie. Il ne fait aucun doute que vous seriez une mère exemplaire dont beaucoup devraient en prendre de la graine. » Ajoute Tia en regardant en coin Laura.
-« Blanche était fort affligée quand je me suis mariée à sa Majesté. Elle me réclamait tout le temps alors j’ai eu la permission de mon époux de la faire venir au palais en tant que Rose impériale. »
-« Et la dernière favorite ? Serait-elle timide ou un fantôme ? » Dit Laura, moqueuse.
-« Bien sûr que non, elle est tout aussi réelle que vous et moi. Approche donc, mon enfant. »
Posant la carafe, je m’incline respectueusement en saluant les grandes dames qui se demandent bien qui je suis puisque mon visage ne leur semble en aucun cas familier, y compris celle qui devrait le savoir puisqu’il s’agit de ma propre mère. Même les princes n’ont l’air d’en savoir davantage, je vois que Séthi, Tia et Bjorn me reconnaissent que comme la damoiselle de la veille qui les a mené au palais. Amusée, Madame décide de briser le silence et de mettre fin à leur interrogation.
-« Vous ne la reconnaissez pas, je suppose ? »
-« Le devrions-nous ? »
-« Oh que oui, c’est... »
-« La princesse Elda de l’Atlantide. » Dit une voix masculine parmi les princes.
Mon sang se glace à l’écoute de cette voix que je reconnais aussitôt. L’a-t-il découvert il y a quelques instants ou le savait-il déjà lors de notre rencontre ? Je ne lui ai pourtant pas montré mon visage. Tous se tournent vers la personne qui a parlé et quelle ne fut pas ma surprise quand je vois de qui il s’agit ; Ramsès le troisième prince d’Egypte.
-« Comment as-tu su que c’était elle ? Tu ne lui a ni adressé la parole ni accordé un regard. Jamais je ne l'aurais reconnu alors que cela fait plus de deux ans la dernière fois que je l'ai vu.» Dit Séthi à voix basse, mais pas assez pour que cela tombe dans l’oreille d’une sourde.
-« J’ai su qui elle était… Dès que je l’ai vu entrer dans la pièce. » Dit le jeune prince en soutenant mon regard.
Je n’y crois pas ! L’inconnu avec qui j’ai conversé dans les jardins est en réalité le frère jumeau de Séthi, le fils de l’ennemi de Laura. Pourtant, je ne trouve pas qu’ils se ressemblent tant que cela même s’il est vrai que dans l’enfance il était impossible de les différencier excepté à la couleur de leurs yeux. Séthi est svelte, toujours vêtu avec élégance et a les yeux bleu de sa mère tandis que ceux de Ramsès a une carrure plus proche de celle de Bjorn, est plus simple dans son accoutrement et son regard est de l’or pur. Laura fait plusieurs allers et retours de regards entre moi et Ramsès, comme si elle ne pouvait croire qu’elle n’ait pas reconnu la fille qu’elle a engendré. Je reprends place auprès de Madame pour continuer mon service d’échanson.
-« Elle a beaucoup changé au fil des années, ne trouvez-vous pas qu’elle est devenue une jolie rose épanouie ? » Flatte Madame pour briser la glace.
-« En effet, elle ressemble énormément à son arrière-grand-mère Arya. » Dit une Comtesse.
-« Je trouve qu’elle a des airs à Léandre, elle est sa digne fille. » Dit Tia.
-« Elle a aussi hérité des vertus de sa mère. » Ajoute Madame.
A cette phrase, la gaieté de Tia s’estompe et ne sonne pas comme un compliment. Elaine m’envoie servir à boire à chacune des grandes dames y compris Laura. Quand bien même elle reste une belle femme, j’arrive à percevoir la raison pour laquelle Séthi me méprise ouvertement ; à en écouter certains je ressemble à une version jeune de cette dernière et étant donné les tensions entre l’Atlantide et l’Egypte ce n’est guère étonnant que cela se soit transmis aux enfants. Le prince héritier passait son temps à me martyriser en me traitant d’enfant de sorcière et Aryon se joignait régulièrement à ce jeu malsain parce que Laura aurait tué Aglaé en le mettant au monde. Combien de fois ont-ils détruit mes broderies, mis des insectes dans ma chambre ou même salis mes robes pour que je ressemble à une gueuse devant Madame ? Un jour, j’ai juré devant eux qu’ils se prosterneraient à mes pieds ce à quoi ils ont ri. Si j’ai échoué à tenir ce serment dans le passé, ce ne sera pas le cas ici… Et c’est Aryon qui sera le premier à le faire.
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