Pause café
Sans mentir, elle commençait à regretter l’hiver. Vingt minutes à peine la séparait de son appartement, mais déjà une sensation poisseuse lui donnait l’envie d’une douche infinie ou d’un train vers le nord. Toujours plus vers le nord. Mais pourquoi partirait-elle ? Son travail, ses amis, tout ce qu’elle connaissait baignaient dans ce soleil accablant.
Cet après-midi de juillet était interminable. Elle était sortie tôt du bureau. Son travail touchait à sa fin. Il ne restait que cette partie pas très engageante qui consistait à boucler la paperasse avant un départ. Faire semblant que tout était sous contrôle. Elle ne savait même pas ce qu'elle devait contrôler... La climatisation était en panne dans son bureau. Elle avait oublié d'acheter de nouvelles dosettes de café. Elle s'était levée une demi-heure à peine avant d'arriver au travail. Janine lui avait tenu la jambe pendant toute la matinée. Cette journée était aussi pesante que le soleil et elle commençait à étouffer.
À chaque pas, elle sentait les regards des passants peser sur elle, prêts à la critiquer pour un rien. Vous ne regardez pas où vous allez, vous vous habillez comme ci, comme ça, vous regardez mal, vous marchez trop vite. Chacun semblait chercher un bouc émissaire pour échapper à ses propres frustrations.
Au bord de la rivière, elle se trouva un banc à l’ombre pour souffler un peu. Pas trop près du tram et du carrefour de l’opéra. Pas trop près des bambins qui trouvaient encore de l’énergie pour courir. L’ombre des feuilles s’agitait doucement, frôlant sa peau blanche. Un souffle de fraîcheur passait dans les branches.
Pourtant, la plage lui semblait loin. Elle avait bien un maillot de bain dans ses affaires, mais encore fallait-il qu’elle trouve le courage de sortir de chez elle après le boulot.
La torpeur commençait à la saisir. Dans la chaleur de cette fin d’après-midi, les grincements du tram perçaient l’air désagréablement. Les klaxons résonnaient dans l’atmosphère tendue des sorties de travail. Les oiseaux se taisaient, comme assommés. Tout semblait ralenti, oppressant, étranger.
Énervée, elle lança un coup d’œil autour d’elle, puis se redressa. Décidément, les nuits étaient courtes et les journées mauvaises. Elle décida brusquement de faire demi-tour vers le centre-ville. Le feu ne tournant pas au vert assez vite à son gré, elle traversa sans attendre. Le cycliste en face d’elle haussa les sourcils. Elle lui rendit son regard avec une moue exaspérée.
Les grincements du tram sonnaient comme des moqueries. Les klaxons s’élevaient contre elle. Pour qui se prenaient-ils, ces connards au cerveau de cornichon et à la peau plus rouge qu’une betterave ? Ça se plaignait du soleil, mais trois jours avant ça pleurait après les nuages ! Si seulement ils arrêtaient de mater la télé comme s’il n’y avait que ça au monde, peut-être qu’ils sauraient que pleurer ne servait à rien.
Elle avait une belle gueule l’ère du numérique. Des gamins de deux ans restaient scotchés au portable de leurs parents, des ados se filmaient dans l’espoir de devenir influenceur, les vieux roupillaient derrière leur ordinateur et crachaient sur ceux qui travaillaient bruyamment à l’extérieur, alors qu’eux-mêmes n’étaient pas capables de tenir cinq minutes au soleil.
En pensant à cela, elle jeta un coup d’œil à son portable : il lui restait une heure. Elle pressa le pas jusqu’à une porte vitrée qui donnait sur une salle remplie de tables et de chaises. Dès qu'elle entra, l’atmosphère tamisée et la pénombre furent une vraie bénédiction, un refuge bienvenu contre la chaleur étouffante de l’extérieur. Alice aimerait ce café. C’était un café associatif où la connexion internet remplaçait le moelleux fantomatique des fauteuils. Elle aimerait ce concept. Même s’il était pseudo-religieux. À part le mot de passe qui vous donnait un verset de Jérémie, que vous soyez athée ou croyant ou adorateur de vos chaussettes, rien ne pouvait vous indiquer que le café était tenu par des associations protestantes. Elle aimerait ce café. Le bruit discret des doigts qui pianotent, les horloges des quatre coins du globe, l’accueil. Elle aimerait penser intégrer un groupe religieux par le simple fait de passer la porte. Ça lui conviendrait tout à fait. Cette manière d'ouverture d’esprit lui correspondait bien.
C’était beaucoup moins le cas de son amie. Essoufflée, elle s’arrêta sur le pas de la porte, entre la clarté aveuglante de la rue et la fraîcheur de la salle. Celle-ci semblait noire comme l’encre, et il fallut un peu de temps pour que la jeune femme parvienne à déchiffrer les silhouettes groupées çà et là autour des tables.
Avec un sourire crispé, elle refoula au fond de son esprit les pensées meurtrières qui l’agitaient et se dirigea vers le comptoir. Au passage, elle heurta un habitué qui balançait sa jambe au-dessus du passage et faillit perdre son calme. Elle continua sa route en s’excusant, maudissant intérieurement la personne qui se croyait chez elle.
Assise dans son coin habituel avec son latte glacé, elle regardait les passants défiler de l'autre côté de la vitrine. La tension du dehors retombait peu à peu, et elle renouait avec cette atmosphère particulière qui la faisait revenir ici chaque fois : la pénombre, le sourire des bénévoles, les conversations à demi-voix, les enfants qui parfois prenaient là leur goûter en compagnie de leurs parents. Le café était comme une bulle temporelle détachée des turpitudes de ce monde, un placard magique qui servait de régulateur aux tensions qui l'agitaient. Le temps ralentissait pour saisir au passage un brin de rire supplémentaire, un sourire, une bousculade affectueuse.
Elle s'enfonçait dans sa contemplation. Sa chaise s'ouvrait pour l'envelopper, et lui faisait oublier la dureté du bois. Elle ferma les yeux un instant. Elle ne arrivait plus à retrouver les causes de son exaspération. Parfois, un éclat de voix venu du dehors, parvenait jusqu'à elle, luttant avec le ronronnement étouffé des voitures quelques rues plus loin. Il lui semblait percevoir les vagues lointaines d'une ovation improvisée. Comme si quelqu'un de bien important traversait la rue au même moment.
Son bras heurta quelque chose de brûlant. Surprise, elle ouvrit les paupières et se retrouva nez à nez avec une figure rose qui la regardait curieusement.
— Maman ! Pourquoi la dame elle dort dehors ?
La dame en question retira son bras de l'accoudoir en métal et se redressa.
La mère, visiblement embarrassée, tira doucement son enfant à l'écart en murmurant des excuses. Le gamin tenait un bâton de glace à la main et continuait de le lécher consciencieusement. Il la toisait avec méfiance, comme s'il restait, ne serait-ce qu'un soupçon de glace à voler sur son bâton.
C'était l'heure du goûter. Un groupe de jeunes se séparait un peu plus loin avant la prochaine "louange". Un étudiant en mal de thèse courrait pour attraper le tram tandis que les échos d'une manifestation s'éloignaient vers le centre-ville.
L'air effaré, elle prit lentement son sac et jetant un coup d'œil en direction de son appartement. Au milieu des klaxons, elle hésita sur le passage piéton. Non, la chaleur n'aurait pas raison de l'accalmie de ses émotions. Elle tourna le dos à son appartement, en direction du centre-ville.
Elle aimait ce café. C'était une fenêtre pour l'esprit, une évasion temporaire loin du tumulte extérieur, une approche nouvelle des aléas du quotidien.
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