Pas de blague
" Si tu pouvais sortir de ta chambre..., lui dit sa mère.
— Si tu pouvais en sortir d'abord, murmura l'adolescente. Mila fit semblant de n'avoir pas entendu et repris :
— Ton frère rentre ce week-end, vous pourrez passer du temps ensemble ?
— Si c'est pour que je me casse la gueule, non merci. On ne m'y reprendra pas de si tôt.
— Ce n'est pas pour le peu de fois où tu vois Romain que tu vas commencer à te plaindre.
— S'il pouvait seulement me laisser respirer peut-être que ça irait mieux entre nous. "
Mila soupira et sortit. Jeanne leva les yeux de son ordinateur et les laissa errer dans le vague. Romain rentrait ce week-end. Il lui manquait, cet ours mal léché de grand frère, qui prenait toujours sa défense auprès de leur mère. Mais ces derniers temps, leur relation s'était tendue. La santé de Jeanne ne s'améliorait pas, et elle n'en pouvait plus de se sentir perdre le contrôle. Rien n'était plus sûr désormais. La vie normale, les sorties, la fac. Ses amis avaient repris les cours et leurs visites se faisaient rares, tandis qu'elle attendait une étincelle de curiosité pour se mettre au travail.
Mais rien ne venait. Bloquée dans une chambre d'hôpital tout l'été, elle n'avait pas retrouvé son énergie en reprenant possession de sa petite chambre dans l'appartement familial. Elle passait de longs moments les yeux dans le vide et l'esprit nulle part, son ordinateur ouvert sur les genoux. Putain de maladie qui la rendait fragile, elle qui n'aimait que les défis. Mais celui-là, c'était trop.
Au-delà de la douleur, qui la saisissait par moments, c'était surtout cet éclair fulgurant qui la faisait souffrir. Ce coup de tonnerre qui avait résonné la première fois dans ce ciel bleu de la fin du mois de mai, quand elle avait compris qu'il ne reviendrait pas.
Elle avait tout pour elle jusque-là. Mince, la silhouette élancée, elle achevait ses études avec application. Son futur était tout tracé, l'entreprise qui l'employait en alternance lui avait proposé un contrat pour la suite. Et même si elle surveillait tout ce qu'elle mangeait, qu'elle ne sautait plus ses repas de peur de tomber dans les pommes après sa séance de sport, qu'elle sortait souvent et jouait le rayon de soleil, son départ avait fait s'écrouler son élégant château de cartes.
Depuis sa première hospitalisation, la fac avait accepté qu'elle achève son année en deux ans. Les horaires d'alternance avaient été modifiés, et les cours allégés. Elle sortait moins, craignait les vertiges auxquels elle ne parvenait pas à s'habituer, mais il continuait de l'accompagner, lui envoyait les cours et venait réviser avec elle. Ils se connaissaient depuis leur entrée à la fac, mais il leur avait fallu près de deux ans pour se fréquenter officiellement.
Ils avaient eu de timides débuts, dans les tâtonnements du passage de l'amitié à l'amour, comme un en a quand on ne sait pas trop où on en est. Ils avaient posé les jalons de leur relation, mais au moment où elle pensait commencer à sortir du gouffre de la maladie, c'est alors qu'il avait disparu.
La solitude qui s'était creusée autour d'elle avait pris des proportions démesurées. Elle la frappait au creux de l'estomac et écrasait sa poitrine au détour d'un souvenir. Alors même que les quatre murs de sa chambre d'hôpital puis les 9 mètres carrés familiers en avaient abrité peu d'entre eux. Sa mémoire lui jouait des tours pour ne lui rappeler que des vagues de joie pour, l'instant d'après, la frapper de mille trahisons.
Romain allait voir. Jeanne était d'une humeur exécrable et pas près de changer. Elle passait du rire aux larmes et plus souvent des larmes aux sanglots. Ses yeux en devenaient secs d'avoir trop pleuré. Il allait encore lui proposer de faire les magasins ou bien de visiter cette exposition sur les costumes de la Renaissance. Quel boulet ! Les grands frères sont bien sympathiques, mais ne savent pas quand laisser de l'espace à leurs frangines.
Jeanne effleurait des doigts les touches de son ordinateur. C'était désormais son plus fidèle compagnon. Compagnon aveugle la plupart du temps, mais elle lui parlait comme à un ami. Elle lui racontait tout comme ça venait : les cours, les peines de cœur, les amitiés, les commérages, les histoires qu'elle allait chercher au plus profond d'elle-même. C'était son coffre au trésor, et son remède, un peu comme un second cœur qui battait plus clair que le sien et la retenait de mourir.
Mila entrouvrit la porte de la chambre et y jeta un coup d'œil. Jeanne était étendue sur son lit, le dos calé par ses oreillers, les mains sur le clavier de son ordinateur.
"Si seulement tu pouvais sortir...", murmura-t-elle.
Une cavalcade dans l'escalier annonça la trombe qui fit claquer la porte.
"Romain !" fit-elle pour tenter, mais vainement, de le calmer. Romain était déjà dans la pièce et se laissait tomber à côté de sa sœur qui sursauta.
"Bon alors, tu me montres ton nouveau roman ?
— Si tu pouvais sortir d'abord !!" hurla Jeanne en bondissant hors de son lit son oreiller à bout de bras.

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