Prologue
Il y a longtemps, très longtemps, les hommes ne formaient qu’un peuple.
Un langage, une société, une hiérarchie, une unité.
Quand le grand mal vint à leurs portes,
Les hommes furent vaincus et se séparèrent.
D’une nation, ils passèrent à cinq royaumes,
Et partagèrent ce qui restait de leur terre.
Aux sables chauds et cruels furent envoyés les Dünaïl.
Aux forêts humides et silencieuses furent exilés les Noueux.
Certains bâtirent de hautes cités de pierre, on les nomma les Constructeurs.
Au sommet de leurs plus hautes tours, vécurent proscrits les Prihoms.
Et par-delà les cartes disparurent en silence les
Oubliés
Le grand mal demeura caché jusqu’à n’être qu’un souvenir Douloureux
Et les hommes isolés dans la crainte perpétuelle de son Retour
« Aux origines du temps des hommes, si l’on peut encore l’appeler ainsi, une calamité incontrôlable faisait trembler la terre, des plus insignifiantes brindilles jusqu’aux sommets enneigés du monde. Par simple appellation de son nom, les villes étaient évacuées, les familles divisées. Les rois détrônés. Les alliances brisées. Il n’existe même par-delà l’horizon aucun homme, ou femme qui puisse se vanter d’en avoir vu un de son vivant.
Non, ils ne laissaient aucun témoin. Aucune trace. A part les cendres de ce qui fut jadis un grand et unique royaume. Le pire des cauchemars, celui qui perdure après la nuit et qui survit au jour. Là où ils passaient, la vie quittait le cœur des hommes en même temps que l’espoir. Tel un fleuve déchaîné, ils emportaient tout sur leur passage, on eût dit que jamais leur faim n’était rassasiée. C’est cela, ils étaient la pire des catastrophes, pour certains un jugement divin et pour d’autres, une punition pour expier tous les pêchés. Alors les hommes s’adaptèrent, comme ils le font si bien, et assimilèrent ces monstres à l’équilibre naturel. Ils prièrent pour ne jamais les voir, et prièrent pour ceux qui n’avaient pas cette chance. Cette époque, qu’on nomma plus tard le « règne des cieux » prit fin subitement, sans qu’on sache jamais pourquoi. Ils avaient quitté le ciel.
Voilà maintenant près de deux siècles qu’ils ne tutoient plus le soleil des hommes. Qui sait, peut-être ont-ils trouvé plus terrifiants encore qu’eux par delà les nuages. Ils étaient plus durs que le roc, plus rapides que le vent, plus libres que la brise et plus cruels que le temps. On les nommait les Mâchoire-Bourrasque. »
« Comment en est-on arrivés là ? se lamenta Enëkil, épouvanté. »
Ses mains tremblaient, quelques larmes de désespoir coulaient le long de ses joues avant de disparaître dans les flammes. Il tomba à genoux. Autour de lui, tout n’était que mort et désolation.
En moins d’une journée, Nakälis était tombée. Il était chargé de sa protection, et il avait échoué. Il se releva avec peine, rassemblant toute la haine qui lui restait. Enëkil serra les poings fermement.
Nakälis occupait une position stratégique, sur le flanc des montagnes du nord, qui empêchait d’ordinaire la ville d’être attaquée de front.
Mais lorsque l’adversaire venait du ciel, cette muraille de pierres devenait un piège mortel, qui empêchait une évacuation rapide.
Ils étaient arrivés à midi pile, le soleil couvrant leurs flancs si bien qu’ils n’avaient été reconnus que lorsqu’ils s’étaient posés en amont de la cité, au sommet de la chaîne de montagnes. On les croyait disparus, mais il n’en était rien.
Les Mâchoire-Bourrasque, fléaux de l’homme, étaient revenus le hanter. La cité des montagnes ne fut pas longue à tomber : ils firent dégringoler une avalanche de pierres sur Nakälis, si fière et si intouchable.
Les trois tours blanches, gardiennes clairvoyantes de la cité, étaient tombées en premier, succombant sous le poids des rochers, et étaient allées se briser avec fracas sur les bâtiments alentour.
Alors, les grands monstres s’étaient posés au centre de la place forte de la cité, et avaient entrepris de tout détruire. Rien ne fut épargné.
Enëkil se leva avec difficulté, la main fermée sur le manche de son épée. Il était temps qu’il s’en serve pour défendre la ville qui l’avait vu grandir. Il fit un premier pas, avant de s’effondrer à nouveau au sol. Sa jambe était brisée, mais elle devait le porter encore un peu. Jusqu’à qu’il ait sa vengeance. La douleur était telle qu’il en pleurait, mais il avança avec une telle expression dans le regard qu’on eût dit que personne n’aurait pu l’arrêter jusqu’à ce que sa besogne soit été accomplie.
Pour Enëkil, l’honneur revêtait une importance capitale et jamais le sien n’avait été souillé de cette manière.
Tout dans son visage inspirait le désespoir et pourtant il lui restait un soupçon de courage. Le sang coulait à flots de toutes les failles de son armure blanche, et l’un de ses yeux ne voyait plus. Il marcha avec difficulté, sans croiser aucune âme-qui-vive, puis s’arrêta au-dessus de la dépouille de son frère, Aldor, capitaine de Nakälis la cité blanche. Sans dire un mot, il ôta son heaume immaculé et le posa délicatement à côté de celui de son frère, tombé quelques mètres plus loin.
Il aurait aimé mourir au champ d’honneur à ses côtés, plutôt que de voir la chute de son peuple. A présent, il était seul et portait le lourd fardeau de la culpabilité, pourquoi lui seul avait survécu ?
Enëkil détacha la ceinture de l’armure de son défunt frère, où était accrochée Osix, « l’épée du royaume ». Il la sortit de son fourreau, et prit le temps de la contempler. Elle était simple, sans aucun ornement superficiel. Sur sa garde, un joyau blanc était gravé de l’emblème de Nox-Lotar, le royaume des constructeurs : une tour blanche qui, à son sommet, atteint le soleil. Sa lame était d’un métal rare, originaire des montagnes alentour, qui portait le même nom que cette épée. Blanc comme les premières lueurs du jour, il brillait en toutes circonstances, des plus clairs des matins jusqu’aux plus sombres des ténèbres.
Osix, la lame de l’espoir, devait protéger son peuple une dernière fois. Enëkil s’en empara, et, avant de la remettre à sa ceinture, la contempla encore une fois. Ses yeux brillaient du même éclat que l’épée, et ses lèvres se fendirent d’un léger sourire. Il restait un homme à Nakälis, et il vendrait cher sa peau. Il se remit en marche, au pas de course, oubliant sa jambe brisée. L’espoir, oui, était revenu.
Enfin, Enëkil arriva dans la place forte de la cité. Là, il s’arrêta et se mit à genoux. Puis, il hurla de toutes ses forces, au nom de son frère, au nom de la cité, au nom du royaume.
Comme il l’avait prédit, les Mâchoire-Bourrasque arrivèrent sans tarder.
Sur leurs quatre pattes titanesques, la gueule pleine de dents, les plumes rouges comme le sang ou noires comme la mort, ils paraissaient irréels. Leur tête effrayante atteignait les plus hauts bâtiments et leurs ailes déployées, les plus hautes tours. Quand ils eurent repéré Enëkil, ils firent halte et se redressèrent sur leurs pattes arrière. Là, ils rabattirent leurs grandes ailes dans leur dos et firent apparaître des serres immenses, prêtes à tuer. L’un d’eux s’avança, il avait les plumes blanches. Il s’arrêta tout près d’Enëkil, si près qu’il aurait suffi d’un mouvement pour que le dernier homme de la cité disparaisse sous ses crocs. Mais il n’en fit rien. Il se dressa à son tour, laissant apparaître une parcelle de sa puissance. Il était plus grand, plus massif, plus dangereux que ses semblables.
Enëkil n’avait pas peur, non, il avait hâte. Et Osix avait faim du sang de l’ennemi. Le grand Mâchoire-Bourrasques toisa Enëkil, et dit d’une voix trop grave pour être naturelle :
« Enëkil, de Nakälis, tu as survécu. Tu aurais pu fuir, alerter les cinq peuples de notre retour, mais tu es revenu vers moi. Tu vas mourir et tu le sais. Ta stupide fierté aurait-elle pris le dessus sur ta raison ?
« La peur a depuis longtemps quitté mon cœur, semi-dragon, et ce n’est pas vos plumes qui la feront renaître, rétorqua Enëkil sans broncher. »
Sur ces mots, le grand Mâchoire-Bourrasques eut un geste de recul, perdu. Qui était cet homme pour le traiter de la sorte ? Il changea ses plumes en noir, si noir qu’il aurait fait pâlir la nuit. Ses yeux, eux, étaient rouges d’impatience. Il rugit, si fort que ses semblables reculèrent :
« Qui crois-tu être, fils de l’homme ? Ploie devant Yog-Oz, seigneur des cieux ! Tremble devant le retour des ténèbres, pleure le retour du soleil !
Agenouille-toi et tu vivras ! »
Enëkil savait que c’était faux. Comme l’avait dit Yog-Oz, il allait mourir. Mais sûrement pas s’incliner.
Il dégaina. La lame blanche, Osix, resplendissait. Sa lumière fit trembler Yog-Oz, qui se replia sur lui-même et recula vers les murs de la cité. Enëkil courut vers lui, l’épée à la main, la vengeance pour toute alliée.
Il pleurait.
A cause de la lumière, oui, et pour tout ce qu’il avait perdu ce jour-là. Yog-Oz, lui, se remit sur ses quatre pattes et se rua sur Enëkil à son tour, ivre de colère :
« Osix doit disparaître ! »
Enëkil n’était plus qu’à quelques pas du Mâchoire-Bourrasque, et il connaissait la fin. Il la savait glorieuse pour lui. Aussi, il ne put s’empêcher de sourire, alors que la mort approchait à grands pas :
« Que cette lumière soit celle de la victoire ! Qu’elle soit celle des hommes ! Celle des cinq peuples réunis ! Celle de ta mort, monstre ! »
Le choc fit trembler le monde.
Du sang à flots coula, Yog-oz fut vaincu.
Enëkil le dernier succomba et l’épée, Osix, fut perdue.
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