Le métamorphe

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Sans se retourner, les quatre aventuriers partent en direction des marais. Derrière eux, les korrils massés les saluent en remuant des chaussettes orphelines, la larme à l'œil. Spectacle aussi émouvant que coloré. Le goéland blessé pousse une clameur d’encouragement qui résonne dans la nuit.

Malgré son âge, Mille-Sabots mène le groupe avec entrain. Dans une main, il tient sa barbe pour qu’elle ne traîne pas par terre. Dans l’autre, il s’appuie sur un solide bâton.

  • Qu’est-ce que vous savez au sujet de ces marais ? demande Brévaël.
  • C’est un lieu que nous ne fréquentons pas, répond le Fléau des Landes. D’horribles légendes courent à son sujet, il paraît que toutes sortes de monstres y vivent, des crapauds gros comme la lune, des poissons-chats aux mille dents, des rats aux griffes comme des sabres ! Et puis, ça pue la mort, là-bas.
  • Ah, répond Brévaël en avalant sa salive avec difficulté.

Un léger froid s’est jeté sur la petite troupe qui trace son chemin en silence, dans la nuit.

Azylis commence à regretter de s’être embarquée dans cette nouvelle aventure alors même qu’elle avait la possibilité de rentrer chez elle. Mais il est trop tard pour quitter le navire, elle ne veut pas passer pour une poule mouillée.

Brévaël, curieux d’en savoir toujours plus sur le petit peuple, reprend la conversation.

  • Alors, comme ça, vous aussi vous avez vos propres légendes ?
  • Bien sûr, répond Mille-Sabots. Les humains ne sont pas les seuls à se heurter aux mystères du monde. Nous ne sommes pas sortis du même chaudron, nous ne vivons pas dans la même dimension, mais nous aussi nous nous posons de nombreuses questions. Aux yeux des humains, nous semblons peut-être sûrs de nous et supérieurement intelligents, mais l’univers nous émerveille tout autant.

Brévaël boit les paroles du korril. Son arrière-grand-père lui avait répété cent fois de se méfier de ces créatures, de s’en tenir à l’écart, mais il avait tort. Ce sont des êtres charmants si l’on sait les amadouer !

De nombreuses questions affluent dans sa tête, mais son pied s’enfonce dans un sol humide et le groupe s’arrête.

Ils viennent d’arriver à destination.

Devant eux, le marais offre un paysage aussi effrayant que malodorant. Des flaques d’eau noire et stagnante s’étendent, entourées de hautes herbes qui ondulent doucement comme des serpents sous le vent chaud. Des nuages d'insectes bourdonnent au-dessus de mares de boue visqueuse, des relents d'œufs pourris emplissent l’air. Cà et là, des branches cassées et de vieux troncs d’arbres émergent de l’eau comme des doigts squelettiques. Même la lune qui se reflète dans le marais semble pourrie.

Azylis croit voir émerger des yeux luisants dans la lagune putride, le spectacle lui donne la nausée.

  • Montre-toi, si t’es un korrigan ! lance le Fléau des Landes.

Sa voix ricoche sur la surface de l’eau et se perd dans l’obscurité.

  • Ce n’est peut-être pas un korrigan, suppose Mille-Sabots. Fouillons ces marais, nous allons le traquer, où qu’il soit, quel qu’il soit !

Puis, se tournant vers Azylis et Brévaël :

  • C’est dangereux, vous risquez de vous enfoncer. Restez ici et couvrez nos arrières.

Les deux korrils n’attendent pas de réponse pour sauter de nénuphar en nénuphar, d’herbe en herbe et disparaître dans les marais.

Azylis et Brévaël, inquiets, attendent sur le bord, lorsque soudain le sol se met à trembler comme de la gelée sous leurs pieds. La surface du marais bouillonne, des bulles pestilentielles éclatent à sa surface. Une forme large et grise apparaît, de plus en plus imposante. Soudain, un poisson-chat haut de deux mètres jaillit et se dresse devant eux. Accrochés à chacune de ses moustaches, Mille-Sabots et le Fléau des Landes parviennent à grimper sur sa tête, ils redoublent d’injures, de coups de poing et de bâton. Le poisson se débat avec force, il se laisse tomber dans une gerbe d'éclaboussures, réapparaît plus loin, les korrils dégoulinants d’eau ne lâchent rien dans ce rodéo infernal, ils s’accrochent comme des poux à des cheveux d’enfant. Azylis et Brévaël, trempés par les éclaboussures, assistent combat avec autant de fascination que d’impuissance.

  • Je vous hais, maudits lutins ! tempête la bête.
  • On est des korrils ! répond le Fléau des Landes en assénant un coup en plein dans son museau.
  • Je vous hais encore plus !

Le corps du poisson-chat se contorsionne, comme s'il était pris dans un tourbillon d'énergie. Ses écailles se déforment, se fondent en une peau moelleuse et visqueuse qui verdit, des pustules éclosent à sa surface. Les nageoires du poisson-chat se développent et s'allongent, se transformant en des pattes musclées. La queue de poisson disparaît, absorbée dans son corps gélatineux. Le visage du poisson-chat se modifie, les mâchoires s'èlargissant en une bouche charnue. Ses yeux s'éloignent l'un de l'autre et deviennent globuleux et vitreux.

Enfin, le poisson-chat achève sa transformation en un crapaud géant et hideux couvert de pustules. Il saute avec aisance dans les marais, les korrils juchés sur son dos lui assènent des pluies de coups.

  • Qu’est-ce qui vient de se passer ? demande Azylis alors que le combat fait rage.
  • Je crois que nous avons affaire à une créature métamorphe, répond Brévaël, sans quitter la bête du regard… mon arrière-grand-père m’en a déjà parlé. Ces monstres peuvent se transformer à volonté en n’importe quoi, il est très difficile de les vaincre.

Le crapaud lance sa langue collante dans toutes les directions pour attraper les korrils, qui l’évitent et virevoltent comme des acrobates de cirque.

  • Vous allez me lâcher, oui ? hurle-t-il.
  • Pas avant que tu aies retrouvé ta forme de base, amphibien de malheur !
  • Jamais !

Le corps du crapaud se contracte et se tord sur lui-même. Sa peau se ride et se ratatine, des poils gris assombrissent sa surface. Ses pattes s'allongent, des griffes acérées comme des couteaux naissent à leurs extrémités. Une queue longue et souple se forme à l’arrière de son corps. Son visage s’étire, ses mâchoires se rétractent en une gueule pointue. Les yeux se rapprochent et se réduisent. Enfin, le crapaud achève sa transformation en un rat géant dont la fourrure grise et épaisse brille sous la lune. Sa queue claque comme un fouet, il tente de mordre les korrils qui répliquent par des coups de pied tournants. Azylis reconnait des techniques de taekwondo assimilées à merveille par le Fléau des Landes. Mille-Sabots multiplie les coups de sabots, il ressemble à un danseur de claquettes sur la tête du rat.

Mais la bête résiste et ses metamorphoses s'enchaînent à une vitesse folle sans que les korrils ne parviennent à prendre le dessus. Azylis et Brévaël s'assoient sur un rocher. Il ne leur manque que les pop-corn pour profiter de ce show à effets spéciaux et gros budget où ils ont le loisir d’admirer toutes sortes d'animaux gigantesques, un dragon cracheur de feu, une vouivre grâcieuse, un loup blanc, un ours hideux, une loutre sanguinaire.

Azylis se tourne vers Brévaël, le sourcil froncé.

  • Je crois comprendre que le métamorphe change de forme pour déstabiliser ses adversaires, mais c'est quoi la stratégie des korrils ? Ils n'arrêtent pas de taper dessus et ça ne lui fait rien.
  • Je pense qu'ils cherchent à assommer le métamorphe pour le faire revenir à sa forme initiale pour le capturer.
  • Et c'est quoi, sa forme initiale ?
  • Aucune idée. En tout cas, les korrils sont aussi têtus que persévérants, c’est fascinant. Ils ne changent pas de tactique, même si ça ne fonctionne pas. Ils doivent partir du principe que leurs efforts finiront par payer.
  • Il est temps que ça cesse, on va pas y passer la nuit, conclut Azylis qui vient d’avoir une idée.

Elle se lève brusquement, prend une longue inspiration et se lance.

  • Stop ! Ça suffit ! tonne-t-elle

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