Embrouilles et devinette
La loutre sanguinaire s’immobilise, les korrils interrompent leurs attaques. Azylis s’amuse du pouvoir de sa voix, aussi efficace qu’une télécommande.
- Qui es-tu pour me parler sur ce ton ? gronde la loutre en se penchant à hauteur du visage d’Azylis.
Face à la grosse truffe noire, aux petites dents pointues, et aux postillons sentant le poisson de vase, Azylis ne recule pas, elle se tient droite comme un arbre en pleine tempête.
- Je m’appelle Azylis, mais mon nom ne te dira rien, répond-elle avec aplomb.
La loutre sourit et se frotte les pattes. L’assurance de la jeune humaine semble lui plaire. Au cours de son existence, le métamorphe n’a pas dû voir beaucoup d’humains s’adresser à lui de cette manière.
- Sais-tu au moins qui je suis ?
- Vous êtes le Maître Incontesté des Marais et le changeur de forme le plus puissant que j’ai jamais vu.
Azylis n’avoue pas qu’il est aussi le seul. Elle continue ses flatteries, elle sait que l’ego est la faiblesse des puissants.
- Votre pouvoir est grand, certes, mais êtes vous capable de vous transformer en tout ce que vous voulez ?
- Certainement.
- Même en lion ?
- Bien sûr.
- Ou en éléphant ?
- Assurément.
- Et en serpent de mer ?
- Affirmatif.
- Et en pique-narines ? demande le Fléau des Landes juché entre les oreilles de la loutre.
- Taisez-vous, misérable korril, le réprimande Azylis avec le regard noir, avant d’ajouter, mielleuse : ô, Maître des Marais, pourriez-vous aussi vous métamorphoser en animal plus petit, comme un chat ?
- Pour sûr.
- Ils jouent à ni oui ni non ou quoi ? murmure Mille-Sabots.
- Ou une souris ? reprend Azylis, imperturbable.
- Evidemment.
- Ou un moucheron ?
La loutre lui rit au nez.
- Me prends-tu pour un idiot de korril ? Crois-tu que je n’ai pas vu la gourde que tu caches derrière ton dos ? Tu veux que je devienne suffisamment petit pour me piéger à l’intérieur, mais c’est une ruse usée jusqu’à la corde. C’est pitoyable, nul, zéro.
Décontenancée, Azylis mime de boire dans sa gourde vide, elle peine à masquer sa déception.
- Loin de moi l’idée de me moquer de vous, je voulais juste comprendre l’étendue de votre pouvoir.
- Mouais.
- Et pourriez-vous vous transformer en objet inanimé ?
- Ça dépend.
- En crêpe complète, par exemple ?
- Pour que vous me mangiez ? Pfff, ri-di-cu-le. Allez, vous m’avez assez fait perdre de temps, je reprends le combat, j’achève ces parasites qui me pourrissent l’existence et je retourne dans mon marais, bien au chaud.
La loutre se dresse sur ses pattes arrière, les korrils se remettent en position de combat.
Bréavël passe devant Azylis et lève les bras vers le monstre comme on s’adresserait à un dieu.
- O, Maître des Marais, je suis certain que vous ne pouvez pas vous transformer… en moi !
En prononçant ces mots, il adresse un clin d'œil à Azylis, qui ne comprend pas où il veut en venir.
La loutre ricane.
- Me transformer en humain… Tiens, pourquoi pas, je ne l’ai jamais fait avant ! Tu es très laid, mais j’accepte le défi !
Aussitôt, ses poils tombent comme les aiguilles d’un sapin de Noël au premier janvier et laissent la place à un corps nu et blanc, ses membres s’affinent, ses griffes se rétractent, tout son corps se redresse et son museau se retrousse, le visage de Brévaël se forme comme si un sculpteur modelait le portrait identique du jeune garçon avec des doigts invisible.
Enfin, la métamorphose s’achève lorsqu’une tignasse noire pousse sur son crâne. Les korrils sautent sur le côté.
- C’est incroyablement ressemblant ! dit Brévaël. Je suis épaté ! On dirait que je me regarde dans un miroir.
- C’était facile, répond son double, avec la même voix.
Brévaël se tourne encore une fois vers Azylis et lui adresse un nouveau clin d'œil, très appuyé cette fois. Cette fois, Azylis comprend. Elle s’avance face au double de Brévaël, se met en position de combat.
- Je…je, bredouille le jumeau de Brévaël incapable de bouger, je ne peux pas me battre…
Sans prendre de gants, même de boxe, Azylis lui assène un coup de poing sur la tête. Le faux Brévaël s’effondre sur le sol en position foetale, son corps se dégonfle comme un ballon, rétrécit, rétrécit jusqu’à devenir un lutin tout nu, grand comme une canette de soda, au nez et aux oreilles pointues. Azylis et Brévaël poussent un cri de joie et font une danse de la victoire en se tenant par la main.
- Comme quoi, la non-violence est venue à bout d’un terrible monstre ! s’amuse Brévaël.
- Je lui ai quand même tapé dessus, tempère Azylis.
Mille-Sabots les rejoint et leur serre la main, suivi du Fléau des Landes qui pose son sabot triomphant sur le petit corps.
- C’est donc ça, le maître des marais ! ricane-t-il. Un gobelin aussi minuscule qu’une crotte de chien !
- Ligotons-le avant qu’il ne reprenne connaissance, ajoute Mille-Sabots en sortant de sa poche une bobine de fil doré.
Aussitôt dit, aussitôt fait, le gobelin ressemble maintenant à un petit saucisson.
Lorsqu’il ouvre les yeux, il se tortille, se contorsionne, son visage rougit et gonfle comme s’il allait exploser. De toute évidence, il tente de se métamorphoser à nouveau, mais le sortilège de Mille-Sabots l’en empêche. Une fois qu’il a accepté sa défaite, il lance aux vainqueurs une volée d’injures, puis finit par se calmer.
- Qui es-tu ? demande Brévaël.
- Je suis un gobelin et c’était horrible de me retrouver coincé dans ton corps.
- C’est toi qui as incendié le buisson des korrils ?
- Oui et j’en suis fier !
- Mais pourquoi ?
- Parce que j’en ai eu l’occasion, tout simplement ! Depuis que la géante Ahès a rejoint le ciel avec son petit korrigan chéri, je suis seul et je m’ennuie. Alors dès que mon univers coïncide avec celui des petits korrigans, je peux en profiter pour leur jouer des farces et leur pourrir la vie ! C’est tellement bon de rire !
Azylis et Brévaël comprennent. Une fois par an, les dimensions des gobelins, des korrigans et des humains se synchronisent entre elles, les mondes qui d’habitude sont séparés par une barrière invisible se confondent en un seul et même univers. Alors, les gobelins en profitent pour jouer des tours aux korrigans, tandis que les korrigans s’amusent à embêter les humains !
- En somme, vous êtes les korrigans des korrils, résume Brévaël.
- Je suis un gobelin !
- Bon, c’est l’heure du jugement, le coupe Mille-Sabots. Le châtiment est tout trouvé : tu devras débarrasser le plancher.
Azylis se dit que cette punition est relativement clémente. Mille-Sabots reprend, en levant le doigt.
- Mais avant, l’énigme permettra de savoir si le coupable est coupable, ou non.
- Mais il a avoué, réplique Azylis.
- La justice des korrils ne fonctionne pas ainsi, tu le sais bien, Azylis.
- Et s’il regrette ce qu’il a fait, vous ne pourrez pas être clément ? demande Brévaël. Après tout, il se contente de vous imiter, vous aussi vous jouez des tours aux humains.
- Ce n’est pas à moi d’en décider, tranche Mille-Sabots. C’est à l’énigme. S’il est coupable, il sera châtié. Sinon, nous nous verrons dans l’obligation de le libérer.
- Et c’est quoi, ton énigme, vieux débris ? marmonne le gobelin.
- Hmmm…
Mille-Sabots lisse sa barbe et prend un air pénétré, son regard se perd dans l’infini du ciel.
- Voici l’énigme. Attention, une seule réponse est possible. Il y a un mur qui est trop haut pour être escaladé, qui est trop épais pour être creusé, trop long pour être contourné et dont les fondations sont si profondes qu’on ne peut creuser en dessous. Comment passer de l’autre côté ?
Azylis se prend au jeu, son cerveau entre en action pendant que celui du gobelin tourne à plein régime au point de fumer par les oreilles.
La jeune fille élabore de nombreuses théories. Et si le mur représentait le temps ? Le temps est un mur invisible qui empêche de revenir en arrière et de changer le passé. On ne peut pas l’escalader, car on ne peut pas faire défiler le temps à notre guise. Il est trop épais pour être creusé, car on ne peut altérer le temps. Et trop long à contourner, car le temps est infini. Pour passer de l’autre côté, on ne peut qu’imaginer ce que le futur pourrait être. La réponse serait alors : “avec de l’imagination ?”
- Je me transformerai en oiseau, répond le gobelin. Alors, je volerai par-dessus. C’est facile, ton énigme.
Azylis s’en veut de ne pas avoir pensé à cette réponse, c’est bien trouvé et il faut l’avouer, plus simple que ses théories sur le temps.
- FAUX ! triomphe Mille-Sabots.
- Comment ça, faux ? s’insurge le gobelin. Ma réponse est valide.
- Il n’y a qu’une réponse à l’énigme et ce n’est pas celle-ci.
- C’est quoi, alors ?
- La réponse est la suivante : pour passer de l’autre côté, il suffit d’ouvrir la porte qui est encastrée dedans !
- C’est de la triche ! Tu n’as pas dit qu’il y avait une porte !
- Je n’ai pas dit qu’il n’y en avait pas !
Le Fléau des Landes éclate de rire.
Azylis se demande dans quelle mesure Mille-Sabots ne choisit pas la réponse de l’énigme à la tête du client.
- En conséquence, reprend Mille-Sabots, le tribunal te condamne à débarrasser le plancher. A toi de jouer, Fléau.
A la manière d’un footballeur qui s’apprête à tirer un coup-franc, le Fléau des landes tend sa petite jambe en arrière et la propulse vers l’avant, droit dans le derrière du gobelin, qui s’envole vers le ciel, si haut qu’il disparaît dans la voûte étoilée.
- Problème résolu, bon débarras ! s’exclame le Fléau des Landes. On ne le reverra plus sur le plancher des humains ! Il se sentait seul, il aura les étoiles du ciel et la géante Ahès pour lui tenir compagnie !
- Merci, mes amis, ajoute Mille-Sabots. Vous nous avez été d’une aide précieuse et je dois reconnaître que vous faites des compagnons fort agréables.
- Le plaisir est partagé, répond Brévaël.
Mille-Sabots se tourne vers l’horizon qui s’éclaircit lentement.
- Le temps presse. Le disque de feu de Bélénos va bientôt se montrer, nous allons devoir nous quitter et retourner dans nos mondes respectifs, dit Mille-Sabots. Mais avant cela, je souhaiterais vous remercier car vous nous avez rendu un fier service. Que voulez-vous ? De l’or, des pierres précieuses, une nouvelle console de jeux, des muscles pour Brévaël ?
Azylis réfléchit, ses yeux se posent sur Brévaël. Elle n’a besoin de rien, elle est juste contente de s’être sortie vivante de cette drôle d’aventure et d’avoir découvert un nouvel ami.
Mille-Sabots reprend.
- Et ne me dites pas que vous avez déjà tout et que l’amitié qui est née entre vous deux est le plus beau des cadeaux. Ce serait un cliché abominable et dégoulinant de bons sentiments.
- Moi, répond Brévaël, je sais ce que je veux. J’aimerais bien vous revoir plus souvent.
Mille-Sabots sourit et sort un anneau de sa poche.
- Avec cet anneau en pierre de lune, forgé par la main du dieu Gofannon en personne, tu pourras entrer en contact avec nous quand tu le souhaiteras. Nous t’accueillerons avec grand plaisir parmi nous.
Brévaël enfile l’anneau à son doigt. Il se met à briller d’une lueur pâle.
- Si un korril se trouve à proximité, explique Mille-Sabots, l’anneau émet de la lumière. Et toi, Azylis ? Que veux-tu ?
- J’ai trouvé ! s’exclame Azylis qui vient d’avoir une illumination. Pourriez-vous s’il vous plaît rendre à ma grand-mère sa balance de cuisine ? Elle la cherche partout depuis un an.
- C’est comme si c’était fait ! acquiesce Mille-Sabots. Allez, il est temps de se dire au revoir.
- Attendez, le coupe Brévaël, vous n’avez pas peur qu’on dévoile le secret de votre existence ? Vous n’allez pas effacer les souvenirs de notre mémoire ?
- Mais tais-toi, le gronde Azylis en lui donnant un coup de coude.
- Ah ah, rigole Mille-Sabots. Au contraire, vous pourrez raconter à qui veut l’entendre tout ce que vous avez vécu, dans les moindres détails si ça vous chante. Personne ne vous croira !
Aussitôt ces mots prononcés les corps de Mille-Sabots et du Fléau des Landes s’estompent progressivement tandis que le soleil pointe ses rayons à l’horizon. Après un dernier salut de la main, ils disparaissent complètement, évaporés dans le jour naissant. Au doigt de Brévaël, la lumière de l’anneau s’éteint.
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