Lyra esquissa un sourire intrigué, fixant son verre et sa couleur fascinante, avant de répondre.

— Peut-être que nos âmes se sont croisées quelque part, dans un moment ou un espace dont vous ne vous souvenez plus. Ou peut-être est-ce cette connexion que vous ressentez avec ce prénom… Lyra. Ce n’est pas si commun, après tout.

Paquito la dévisagea un instant, dubitatif, essayant de percer les mystères qui entourraient la jeune femme et ses mots.

Le flash info

Alors qu’ils portaient leurs verres à leurs lèvres, un changement de tonalité attira leur attention. L’écran géant au-dessus du comptoir bascula vers un flash spécial. Une journaliste, au ton grave, apparut à l’écran.

— Nous interrompons vos programmes pour un développement spécial concernant la mission Odysseus.

Les images diffusées montraient deux hommes d’une beauté froide, Ulysse et Télémaque, escortés par des forces de sécurité dans ce qui semblait être un centre gouvernemental. Lyra reconnu immédiatement les silhouettes qu’elle avait aperçues le matin même au laboratoire. La journaliste continua :

— Rappelons que cette mission top secrète, autorisée en dépit des interdictions liées à l’incarnation des IA, avait pour but d’explorer la planète nommée "Terre". Ce monde, situé dans un système parallèle, reflète un développement historique proche de celui de Novaïa, mais avec soixante ans de retard sur notre calendrier et une technologie bien moins avançée.

L’écran bascula sur des extraits de rapports visuels provenant de la Terre : des paysages dévastés par des catastrophes climatiques, des foules en colère lors de manifestations, et des robots utilisés à des fins mercantiles ou militaires.

— Les IA incarnées, Ulysse et Télémaque, ont été créées dans le plus grand secret par le laboratoire Prometheus. Leur mission était de recueillir des données cruciales sur les choix technologiques et sociétaux de la Terre, marqués par des conflits ethniques, une mauvaise utilisation de l’intelligence artificielle et une crise écologique majeure. Malgré le succès indéniable de leur mission, leur existence contrevient aux lois en vigueur depuis 2066, interdisant toute expérimentation sur l’incarnation des IA ce qui n’a pas manqué de déclencher des grandes manifestations de protestations des anti-IA notamment à l’initiative du groupe politique Civitas par la voix de son leader charismatique Albin Sorales.

La journaliste marqua une pause, son expression se durcissant.

— Leur sort est désormais scellé : conformément à la législation, Ulysse et Télémaque seront détruits demain, lors d’une cérémonie publique sur la Place des disparus. Cette décision suscite des réactions mitigées, certains saluant l’exécution de la loi, d’autres dénonçant une hypocrisie gouvernementale face aux avancées rendues possibles par ces IA et une rupture avec les principes éthiques de Novaïa.

L’écran retourna brièvement à des images d’Ulysse et Télémaque, puis à la présentatrice. Paquito, fixant l’écran, murmura :

— Je pense qu’au final, nous ne sommes peut-être pas si avancés que ça sur ces Terriens… dit-il avec un soupir. Et que le gouvernement est hypocrite : utiliser les IA, les humaniser, puis les détruire pour satisfaire à une opinion publique vengeresse qui se nourrit de ragots, je trouve cela désolant…

Lyra posa son verre et le regarda avec une intensité nouvelle.

— L’hypocrisie n’est-elle pas l’un des plus anciens traits de l’humanité ? Vous vous battez pour la liberté, pour le progrès, mais au fond, dès qu’une innovation dépasse votre compréhension, elle devient une menace. Ce que vous appelez civilisation n’est souvent qu’un théâtre bien réglé.

Paquito lui jeta un regard curieux, surpris par l’acuité de ses propos.

— L’hypocrisie est un vice à la mode sur Novaïa et ce monde un théâtre, vous avez bien raison. Vous semblez bien cynique pour quelqu’un d’aussi jeune et pourquoi utiliser ce « vous » quand vous évoquez l’humanité ? N’en faites-vous donc pas partie ?

— Peut-être, répondit-elle en haussant les épaules. Mais parfois, être étranger à quelque chose offre une perspective plus lucide. Et, peut-être, ne suis-je pas si jeune que j’en ai l’air…

Elle se pencha légèrement vers lui, son sourire se faisant plus joueur.

— Levons nos verres à ces héros sacrifiés sur l’autel de l’ignorance.

Paquito leva son verre, un sourire en coin, bien qu’un léger malaise subsistât dans son esprit.

— Les héros d’un monde ou ses martyrs…

Paquito se tourna vers elle, une lueur d’inquiétude dans le regard.

— Vous allez bien ?

Lyra détourna les yeux, presque troublée.

— Je crois que ce vin est plus fort que je ne le pensais. Les sensations sont… déconcertantes.

— Je crois que vous avez juste un peu abusé du vin. Voulez-vous qu’on sorte et que je vous ramène chez vous ?

Lyra esquissa un sourire légèrement flou.

— Entre deux mondes, Paquito… Voilà où je me loge.

Paquito fronça légèrement les sourcils devant cette femme décidément énigmatique, mais il décida de ne pas insister. Il régla l’addition avec son bracelet électronique dans un geste rapide et fluide.

— Allons prendre l’air et vous m’expliquerez où on parvient à se loger entre deux mondes.

Ils se levèrent ensemble, Lyra s’appuyant légèrement sur son bras pour garder son équilibre. Alors qu’ils traversaient le bar en direction de la sortie, une voix familière les arrêta brusquement.

L’intervention de Destin

Destin, assis non loin de la sortie, tendit une main ferme pour saisir Lyra par le bras.

— Et toi, où tu vas comme ça ? dit-il avec une colère contenue. Fixant Lyra intensément, je t’ai aiďée à trouver le prof, non ? Tu as une dette envers moi, mes services ne sont jamais gratuits !

Lyra, prise au dépourvu, tenta de dégager son bras, mais sa légère ivresse rendait ses mouvements maladroits. Paquito s’interposa aussitôt, son ton calme mais ferme.

— Calme-toi, Destin. Elle a trop bu. Ne vois-tu pas qu’elle ne se sent pas bien ? Tu ne pourrais rien en tirer de ce que tu veux. Je la ramène. Si tu veux, je règle tes consommations pour te dédommager.

Destin le regarda, les yeux plissés, pesant ses options.

— Prof, je vous aime bien, mais là, vous abusez…

Paquito soutint son regard, imperturbable.

— Préfères-tu risquer un esclandre, ici, avec tout ce que tu as sur toi ? dit-il d’une voix légèrement plus basse, presque confidentielle. Au risque d’attirer les Forces de Sécurité Citoyenne ? Je doute que ça arrange tes affaires, n’est-ce pas ?

Un silence tendu s’installa, avant que Destin ne lâche finalement le bras de Lyra, visiblement contrarié. Il pointa un doigt accusateur dans sa direction.

— Réglez les consommations, grogna-t-il. Mais toi, ajouta-t-il à l’adresse de Lyra, considère que je te fais juste crédit. On se reverra…

Paquito s’assura que Lyra était hors de portée avant de régler rapidement ce qu’il devait. Il jeta un dernier regard à Destin, dont le visage fermé trahissait son mécontentement.

La sortie du Lounge

Dehors, l’air frais de la nuit offrit un répit bienvenu. Lyra inspira profondément, fermant les yeux un instant pour retrouver un semblant de lucidité.

— Merci, Paquito, dit-elle en rouvrant les yeux, d’un ton un peu plus serein. Je crois que je serais restée piégée là-bas sans vous.

Paquito hocha la tête, son regard grave mais compréhensif.

— Je crois qu’il faut que vous m’expliquiez certaines choses, Lyra. Ne restons pas là. Destin est parfois imprévisible.

Il héla une voiture-taxi autonome qui s’arrêta dans un silence parfait, ses phares projetant une lumière douce sur le trottoir. Paquito ouvrit la portière et aida Lyra à s’installer sur la banquette arrière. Une fois à l’intérieur, il programma leur destination sur l’écran tactile et s’installa à ses côtés.

Le véhicule s’éloigna doucement, laissant derrière eux l’agitation du Lounge Bot et l’ombre menaçante de Destin.