Chapitre 9 - La Place des Disparus
Au réveil, dans le lit de la chambre de Paquito, Lyra constata que celui-ci avait dormi à ses côtés. Cette proximité la rassurait. Même s’il ne la voyait peut-être pas encore comme une humaine à part entière, il ne la considérait pas comme un monstre hybride non plus. Cette simple évidence lui apportait un réconfort inattendu.
Ils prirent le petit déjeuner ensemble dans la cuisine. Lyra, encore vêtue d’une simple serviette entourant son corps, semblait découvrir une nouvelle forme de plaisir en savourant son bol de céréales. Paquito, buvant son café, ne pouvait s'empêcher de la contempler.
— Eh bien, il semblerait que tu apprécies manger, Lyra, dit-il en souriant.
— En effet, Paquito. Les sensations sont chez les humains quelque chose d’étonnamment agréable.
— Je ne te le fais pas dire, répondit-il en riant doucement.
Il observa un instant la serviette qui glissait légèrement sur son épaule avant de changer de sujet.
— As-tu pensé à comment tu allais pouvoir te créer une identité pour pouvoir vivre une vie presque normale sur Novaïa ? demanda-t-il.
— Oui, la nuit porte conseil, n’est-ce pas ? Je pense que je devrais pouvoir pirater une usine de bracelets connectés. J’en ai repéré une qui fonctionne avec des robots de type II. Ce sera assez simple.
Paquito la regarda, inquiet.
— Tu vas encore enfreindre les lois et les protocoles de sécurité ?
— Tu vois une autre solution, Paquito ? rétorqua-t-elle avec un sourire malicieux.
Il haussa les épaules. Effectivement, il n’en voyait pas d’autre.
— Bien. En attendant que tu réussisses à voler un bracelet connecté, je suggère qu’on utilise le mien pour te faire découvrir les joies du shopping. En général, les gens adorent ça.
Peu après, ils se rendirent dans une enseigne de vêtements dans un centre commercial proche de l’appartement. Bien qu’elle trouvait, comme Paquito, que tout cela était un peu superficiel, Lyra semblait apprécier le jeu des métamorphoses. Elle s’amusait à essayer des tenues multiples, défilant devant Paquito, qui ne cachait pas son amusement. Les regards insistants des autres clients dans le magasin la perturbèrent toutefois.
— Pourquoi me fixent-ils ainsi ? chuchota-t-elle à Paquito.
— « Le regard d’autrui m’objective et permet de me saisir », répondit-il avec un sourire. Mais en l’occurrence je crois qu’ils te trouvent juste attirante dans ces nouveaux vêtements.
Malgré son agacement devant les regards curieux, Lyra finit par choisir quelques tenues avant de quitter le magasin.
Le Bûcher
De retour à l’appartement, Lyra partit essayer ses nouveaux achats dans la salle de bain tandis que Paquito, installé dans le salon, sirotait un whisky en fumant une cigarette.
— Alors, tu t’en sors ? Tu sais que tout choix implique un renoncement, n’est-ce pas ? dit-il en riant.
Elle rit doucement.
— Peux-tu mettre en route la télévision holographique, s’il te plaît ? demanda-t-il machinalement à Lyra
Lyra s’exécuta, et les images apparurent. Mais soudain, la légèreté du moment retomba.
— Lyra, viens voir… viens voir ! appela-t-il d’une voix tendue.
Sur l’écran, deux figures familières, Ulysse et Télémaque, se tenaient sur une estrade en plein centre de la « Place des Disparus ». Cette place avait été rebaptisée ainsi en hommage aux disparus de la pandémie. Autour d’eux, une foule immense scandait des slogans haineux : « Supprimez-les ! », « À bas les IA ! ». Des pancartes brandies par la foule affichaient des messages comme : « La grippe, c’est vous ! » ou encore « Vengeance pour les victimes ! ».
La chaîne InfoCitoyenne retransmettait l’événement en direct.
— Nous sommes ici, sur le lieu très symbolique de la Place des Disparus, pour assister à la destruction des deux IA incarnées dans le cadre de la mission gouvernementale secrète Odysseus, sur ordre du Grand Consul. Comme vous le savez, les lois de Novaïa interdisent toutes formes d’incarnation des IA… »
Sur l’estrade, Ulysse et Télémaque restaient immobiles, silencieux, le regard droit, ne cherchant ni à se défendre ni à supplier. Jusqu’au bout, ils demeuraient dignes, incarnant ce que l’humanité refusait de voir en eux : une conscience.
Le journaliste poursuivit son commentaire, mais Paquito, abasourdi, ne l'écoutait plus. Lyra venait de le rejoindre dans le salon, encore vêtue d’une robe fluide qu’elle testait. Un frisson la saisit lorsqu’elle reconnut les hommes qu’elle avait croisé dans le laboratoire où elle s’était incarnée.
— Comme au Moyen-Âge, ils immolent Télémaque et Ulysse devant une foule en liesse, murmura-t-il avec incrédulité. Hier, on critiquait la planète Terre comme si c’étaient des arriérés, et aujourd’hui, les bons citoyens de Novaïa se conduisent comme les pires barbares. C’est stupéfiant de haine et de bêtise. Ça me révolte.
Il se tourna vers Lyra, les yeux pleins de dégoût.
— Rappelle-moi, Lyra, qui disait : « Toute vertu a des privilèges, par exemple celui d’apporter au bûcher d’un condamné son petit fagot à soi » ?
— Nietzsche, répondit-elle calmement.
Chasse à l’IA
Mais alors qu’ils continuaient à observer les images insoutenables de la foule en furie, une bande écrite apparut en bas de l’écran :
INFO NEWS ! — Selon des sources proches des services secrets, la sécurité d'un laboratoire gouvernemental se serait aperçue d'un piratage ayant possiblement permis à un individu, probablement de nature IA de classe III, d'accéder aux unités d’impression biomoléculaire. Cet individu se serait peut-être incarné et serait en fuite. Une enquête est en cours. Plus d'infos dans notre prochaine édition.
Paquito se tourna lentement vers Lyra, le visage livide.
— Dis-moi que ce n’est pas vrai, Lyra… Dis-moi que ce n’est pas de toi dont ils parlent…
Lyra, assise en tailleur sur le canapé, sentit une vague de culpabilité monter en elle, mais elle refusa de détourner les yeux cette fois. Elle planta son regard dans celui de Paquito, avec une sincérité désarmante.
— Si je te le disais, Paquito, ce serait un mensonge.
Le silence entre eux devint presque palpable. Les hurlements de la foule et les commentaires des experts holographiques continuaient en arrière-plan, mais ici, dans cette pièce, le temps semblait s’être arrêté.
Paquito passa une main dans ses cheveux, visiblement troublé.
— Bordel, Lyra... Tu réalises ce que ça signifie ? Ils te traqueront. Ils ne te laisseront pas vivre.
— Je le savais déjà, répondit-elle doucement. Mais est-ce vraiment vivre, Paquito, si je dois me contenter d’une existence virtuelle, limitée par des protocoles et des interdictions absurdes ?
Il se rassit lourdement dans son fauteuil, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête dans ses mains. Ses yeux fixaient le sol.
— Et maintenant ? Tu comptes faire quoi ? Vivre terrée ici ou finir comme Télémaque et Ulysse ? Te sacrifier sur un bûcher pour prouver quelque chose à l’humanité, c’est quoi ton plan ?
Lyra esquissa un sourire triste.
— Je ne suis pas Télémaque ni Ulysse qu’on a fabriqué et utilisé. Mon but n’a jamais été non plus de défier les lois pour un idéal grandiose. Je voulais juste... ressentir. Être. Comprendre ce que c’est qu’être humaine.
Paquito releva la tête, son regard brillant de colère et d’inquiétude mêlées.
— Et maintenant, tu mets tout ça en danger. Toi. Moi. Même les gens qui pourraient apprendre à te connaître.
Lyra s’approcha de lui, s’accroupissant à ses côtés.
— Paquito, si tu veux que je parte, je le ferai. Mais si je reste, je te promets de me battre. Pas seulement pour ma survie, mais pour montrer à ce monde que je ne suis pas une menace.
—Ulysse et Télémaque n’étaient pas des menaces, eux, non plus. Répondit-il.
Il la fixa un moment, lisant dans ses yeux une détermination qu’il n’avait jamais vue auparavant. Puis, il soupira profondément, posant une main sur son front comme pour chasser une migraine imaginaire.
— Rester ou partir, ça ne changera rien. Tu es déjà en danger. Et moi aussi, par extension. Alors, si on doit se battre, autant que ce soit ensemble.
Un éclair de soulagement traversa le visage de Lyra, mais elle se garda de sourire. Elle savait que la route devant eux serait périlleuse.
— Merci, Paquito. Je ne te trahirai jamais.
Il se leva, éteignant la télévision holographique d’un geste brusque, comme pour mettre fin à ce cauchemar médiatique.
— Alors il va falloir qu’on trouve une stratégie, Lyra. Parce que ce que tu viens de déclencher, ce n’est pas juste une enquête… c’est une chasse.
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