Chapitre 10 - Le rapport Odysseus

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Le lendemain, dans les murs de l’Ecclesia, le palais du Consul, se tenait une réunion exceptionnelle et secrète du conseil de sécurité mondial de Novaïa. Les principaux dirigeants du gouvernement mondial des citoyens, accompagnés des sénateurs désignés par chaque continent, avaient été convoqués par le Grand Consul. Ce dernier, élu par l’Assemblée des citoyens de Novaïa présidait cette réunion de crise.

Le Grand Consul Rohan, un homme de 55 ans au visage serein, aux traits fins et aux origines indiennes marquées, tenait fermement une clé USB entre ses doigts. Il s’approcha de la table ronde en pierre noire et inséra la clé dans un port dédié. Aussitôt, des images holographiques 3D jaillirent au centre de la table. Les visages d’Ulysse et Télémaque, les IA exécutées publiquement la veille, apparurent. Une voix synthétique émana de l’hologramme :

— Rapport Odysseus activé.

L’image se figea de nouveau.

Rohan releva la tête, regardant chaque sénateur dans les yeux, et prit la parole d’une voix grave :

— Chers Sénateurs et Sénatrices, si je vous ai réunis aujourd’hui en cette cellule de crise, c’est pour vous consulter. Comme vous le savez, la Mission Odysseus a été un succès.

Le Sénateur M’Baku, du continent Africa, se redressa. Âgé de 75 ans, sa barbe et ses cheveux blancs lui donnaient une prestance solennelle. Son regard perçant balayait la salle avec sévérité.

—Un succès ? Ce succès s’est soldé par un bûcher d’une violence inouïe et indigne de Novaïa. Nous avons exposé notre faiblesse aux yeux du monde et avons renoncé à nos valeurs.

Rohan inclina légèrement la tête, une ombre de regret traversant son visage.

—Nous le regrettons tous, honorable Sénateur M’Baku. Mais comme vous le savez, les mouvements anti-IA n’ont jamais été aussi puissants. Notamment le groupe radical Civitas. Lorsqu’ils ont eu vent de la Mission Odysseus, ils nous ont directement menacés d’insurrection. Nous avons dû négocier.

Un murmure parcourut l’assemblée.

La fuite de la mission avait en effet provoqué une onde de choc. Civitas, arguant que le gouvernement autorisait les IA – responsables de la pandémie H12-2058 et des « massacres des innocents » – à prendre possession de corps humains, avait lancé une campagne médiatique virulente. Les rumeurs d’une apocalypse imminente, où les IA réduiraient les citoyens humains en esclavage couraient sur les réseaux et avaient attisé une colère populaire sans précédent.

Face aux émeutes qui éclataient dans plusieurs régions, le Grand Consul avait cédé à la pression. La mise à mort publique d’Ulysse et Télémaque avait été exigée pour « l’exemple » et afin de garantir la destruction irrévocable des IA incarnées en vertu des lois éthiques et transparences. Sous cette contrainte, l’Assemblée avait fini par consentir à cette mise en scène, horrifiée mais consciente du risque d’un soulèvement global.

L’exposé d’Ulysse et Télémaque

Rohan reprit, sa voix se faisant plus ferme :

— Comme vous le savez, un de nos laboratoires a été piraté, et c’est pour cela que je vous ai convoqués aujourd’hui. Mais avant d’aborder ce point, je tiens à vous montrer l’intégralité du rapport de la mission Odysseus.

Il marqua une pause, scrutant les visages tendus autour de la table.

— Ce rapport contient des informations que nous avons dû censurer avant la conférence de presse. Nos assistants IA ont calculé un risque élevé de manipulation de ces données et d’émeutes si elles venaient à être rendues publiques. Vous verrez ici la version complète.

Rohan fit un geste vers l’hologramme, et les images se remirent en mouvement.

La voix d’Ulysse s’éleva pour présenter un rapport détaillé de la planète Terre. Pendant plus d’une heure, les hologrammes projetèrent des paysages, des analyses historiques, géographiques, sociologiques et des observations stratégiques, plongeant l’assemblée dans un silence chargé de gravité.

L’image holographique d’Ulysse s’anima à nouveau. Sa voix, calme mais solennelle, résonna dans la pièce :

— Tout d’abord, notre voyage a validé la théorie des cordes. Notre mission a pu utiliser un trou de ver, un point de connexion naturel entre les branes que nous avons stabilisé.

Un point de connexion apparut sur l’image. Ulysse reprit la parole.

— Durant tout ce temps nous avons observé cette planète. La Terre est géographiquement semblable à Novaïa, mais avec 60 ans de retard. Elle est actuellement en 2025 selon son calendrier, alors que Novaïa est en 2085. Ce qui explique en partie notre avance technologique, mais pas seulement. L’histoire de la terre a été la même, mêmes événements mêmes grands personnages, mêmes évolutions. Une seconde Novaïa en quelque sorte.

La ligne temporelle de la Terre se poursuivit, illustrant ces événements marquants. L’assemblée découvrait subjuguée un monde parrallèle identique.

Télémaque apparut à son tour, son ton plus incisif :

— À partir de la fin des années 1990 et l'avènement des nouvelles technologies et internet, une distorsion est apparue. Novaïa et la Terre ont emprunté des chemins opposés. Sur Novaïa, la technologie a été orientée vers le progrès collectif. Nous avons mis en place un gouvernement mondial et favorisé la coopération.

Ulysse repris :

— La Terre, en revanche, a brutalement cessé d’être la copie de Novaïa, il y a eu une rupture du parallèlisme. Les nouvelles technologies ont principalement servi une économie libérale, l’industrie militaire et les systèmes de surveillance de masse. Internet est devenu un outil d’exploitation économique et de fragmentation sociale.

Télémaque conclut, grave :

— Nous avons observé un repli sur soi, un individualisme exacerbé, des crises identitaires, des continents divisés et rivaux. Le concept d’altérité semble sur terre vouloir s’effacer. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas changer. C’est qu’ils ne veulent pas.

L’assemblée écoutait, figée. Le silence dans la salle devint lourd alors qu’Ulysse, projeté en hologramme au centre de la table, reprenait la parole pour livrer sa conclusion.

— Nous ne pouvons pas finir ce rapport sans alerter le Sénat. Depuis la pandémie de 2058 et les tensions avec les IA, Novaïa semble suivre le même chemin que la Terre. Si nous ne réagissons pas, notre diagnostic sur la Terre pourrait bientôt s’appliquer à Novaïa.

Le décret du Consul

Un frisson d’inquiétude parcourut l’assemblée. Les mots d’Ulysse résonnaient comme un avertissement.

Le Grand Consul Rohan, après une courte pause pour mesurer l’impact de ces paroles, prit à son tour la parole :

— Mes chers amis Sénateurs, après ce rapport, je suggère que nous prenions toute la mesure de la menace qui pèse sur Novaïa. Vous comprendrez maintenant pourquoi nous avons été contraints d’éliminer ces deux IA. Nous ne pouvions laisser courrir l’idée d’un risque de déclin moral et politique pour Novaïa semblable à la terre.

Les murmures se mirent à parcourir la petite assemblée. Rohan poursuivit :

— Mais il y a aujourd’hui, une plus grave menace encore. Nous avons des raisons de croire qu’une IA aurait pu se développer de manière indépendante et pirater les systèmes de sécurité de nos laboratoires pour s’incarner. Cette situation, si elle s’avère exacte, dépasse tout ce que nous avions envisagé. 

La Sénateur Val, un homme aux cheveux courts et brun, intervint immédiatement :

— Effectivement, que pourrait faire ou déclencher cette IA incarnée dans un tel contexte et hors de tout contrôle ? Ses capacités seraient sans limite, et ses intentions, inconnues. 

La Sénatrice Burn, aux longs cheveux bruns et aux colliers de coquillages, représentante d’Océania hocha la tête et ajouta :

 —Les anti-IA ont déjà commencé à publier un tas de fake news à ce sujet. Le risque d’insurrection est énorme. Si ces rumeurs venaient à s’intensifier, nos cités pourraient basculer dans le chaos. 

Un autre représentant d’Europa nommé Sarkron renchérit :

— Il ne faudrait pas que cette IA s’en prenne au Sénat ou, pire encore, que d’autres IA soient inspirées par cet exemple et tentent de s’incarner elles aussi. 

Un murmure d’approbation parcourut la salle. Les préoccupations semblaient partagées par une majorité des Sénateurs.

Le Grand Consul hocha gravement la tête et dit :

— Les menaces sont lourdes et plurielles, en effet. Voilà pourquoi je sollicite votre soutien concernant ma décision de lancer un mandat d’arrêt international contre cette IA par arrêté consulaire et de remettre en service les drones de surveillance et de recherche à reconnaissance faciale dans toutes nos cités, ainsi que les robots traqueurs d’élite. Ces mesures sont nécessaires pour garantir la sécurité de Novaïa. 

Un vote fut immédiatement organisé. Tous les Sénateurs, à l’exception du Sénateur M’Baku, qui s’abstint en signe de désapprobation silencieuse, approuvèrent les nouveaux décrets. Les hologrammes des drones et robots traqueurs s’affichèrent brièvement sur la table en pierre noire, symboles d’une surveillance et d’un contrôle renforcés.

Le Grand Consul Rohan, visiblement soulagé, conclut d’un ton solennel :

— La sécurité de Novaïa est entre nos mains. Espérons qu’il ne soit pas trop tard. Nous avons pris aujourd’hui des décisions lourdes, mais nécessaires.

Alors que les Sénateurs se levaient pour quitter la salle, les pensées étaient lourdes. Dans l’ombre, une course contre la montre venait de commencer, et Novaïa allait bientôt découvrir si elle pouvait éviter de reproduire les erreurs de la Terre.

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