Chapitre 11 - Sous tension
Loin des fastes du palais des Écclésias, l’appartement de Paquito baignait dans une lumière tamisée, reflet de l’heure tardive et de l’ambiance pesante. Lyra était assise au centre du salon, les yeux rivés sur deux hologrammes flottants devant elle : l’un affichait les chaînes d’information en continu, l’autre était une interface complexe où s’entrecroisaient des flux de données en temps réel. Ses doigts, gracieux mais nerveux, dansaient sur la console tactile, exécutant des commandes précises, presque compulsives.
Sur l’écran holographique principal, les images des chaînes d’infos se succédaient. On voyait les murs du laboratoire où Lyra avait réussi à s’incarner, désormais scellés et recouverts de slogans en lettres rouges : « Le gouvernement ment ! », « IA égale danger ! », et « Novaïa trahit ses citoyens ». Devant les grilles métalliques, des manifestants brandissaient des pancartes hostiles, tandis que des groupes de Civitas en uniforme excitaient la foule, scandant des slogans violents.
Les débats faisaient rage dans les studios des médias, où les invités se disputaient sur la gravité de ce que les anti-IA qualifiaient déjà de « scandale d’État ».
— Ce laboratoire était avant tout un centre de recherche scientifique, il ne s’agit pas d’un programme clandestin d’incarnation des IA, déclarait un homme en costume sombre, la voix empreinte de lassitude.
— Alors pourquoi ces scellés ? Et pourquoi cette opacité ? Le peuple a le droit de savoir ! répliquait une opposante au ton acéré.
Un autre intervenant, affilié à Civitas, s’emporta :
— Ce n’est pas qu’une question de transparence ! Si une IA a réussi à s’incarner, qui nous dit que d’autres ne suivront pas ? Qui nous dit qu’elles ne cherchent pas à nous remplacer ? Nous devons agir avant qu’il ne soit trop tard !
Dans l’appartement, l’air était lourd. Lyra, d’ordinaire si sûre d’elle, semblait ailleurs, comme écrasée par un poids invisible. Ses gestes sur la console, rapides et précis, trahissaient son inquiétude. Elle était en train de détourner des flots de robots auxiliaires d’une usine produisant les bracelets connectés, mais cette opération ne la rassurait qu’à moitié. Si quelqu’un découvrait ses manipulations, elle savait qu’elle risquait tout : son anonymat, sa liberté, et peut-être même sa vie. De plus, elle savait aussi qu’elle devrait prendre des risques et collaborer avec d’autres intelligences.
Un grésillement discret dans l’appartement lui fit relever la tête. Paquito venait de s’approcher, un drap jeté négligemment sur ses épaules, les cheveux encore humides de sa douche. L’eau de la salle de bain gouttait encore dans le silence tendu de la pièce.
— Regarde-moi ces pantins, lança-t-il en désignant les images des débats d’un geste désinvolte. Toujours les mêmes querelles stériles, incapables de faire face à une véritable crise.
Puis, remarquant l’air sombre de Lyra, il s’assit en face d’elle et chercha son regard.
— Tu es inquiète, Lyra ? Pour l’instant, l’enquête n’a pas l’air d’avancer, dit-il, d’une voix douce mais légèrement interrogative.
Lyra leva brièvement les yeux vers lui, avant de les détourner, le regard vague. Des émotions contradictoires la submergeait : la peur d’être découverte, la culpabilité de cacher des choses à Paquito, mais aussi une étrange chaleur face à sa sollicitude.
— L’enquête démarre seulement, murmura-t-elle. Mais ils vont utiliser des IA de type III pour analyser les traces. C’est... inquiétant.
Elle savait qu’elle avait effacé les données des caméras de surveillance du laboratoire, mais chaque jour, de nouveaux doutes la rongeaient : avait-elle pensé à tout ? Avait-elle laissé une faille ? Et si une caméra extérieure, sur un drone ou un bâtiment voisin, l’avait capturée ?
Paquito observa Lyra un long moment en silence. Il voyait dans ses yeux une tristesse qu’il ne lui connaissait pas, une vulnérabilité nouvelle qui réveillait en lui un instinct protecteur.
— Lyra, je suis là. Si quelque chose te tracasse, tu peux me le dire.
Elle voulut répondre, mais sa gorge se noua. Ces derniers jours, les gestes et les mots de Paquito résonnaient en elle avec une force inattendue. Pour la première fois, elle se sentait « humaine », vulnérable et fragile, mais en même temps, intensément vivante.
La nuit s’étira doucement, teintée d’une mélancolie palpable. Paquito s’installa à côté de Lyra sur le canapé, sans un mot de plus. Il alluma une petite lampe pour adoucir la lumière froide des hologrammes, comme s’il voulait recréer une bulle de sérénité autour d’elle.
Lyra continuait de manipuler la console, ses gestes nerveux ralentissant peu à peu sous le regard attentif de Paquito. Lorsqu’elle s’immobilisa enfin, il posa doucement une main sur son avant-bras.
— Lyra, murmura-t-il, tu devrais te reposer.
Elle releva la tête, ses yeux verts capturant la lumière de la lampe comme des éclats d’émeraude troublés. Un léger sourire, presque imperceptible, étira ses lèvres.
— J’aimerais bien mais... je ne peux pas. Pas ce soir.
Son ton était doux mais ferme. Elle détourna les yeux, comme pour masquer les tourments qui agitaient son esprit. Paquito comprit qu’insister ne servirait à rien. Il la connaissait trop bien, bien qu’il ignorât encore toute l’étendue de ce qu’elle vivait.
— Très bien, dit-il simplement. Alors, je reste avec toi.
Il s’étendit sur le canapé, s’adossant contre les coussins. Lyra hésita, puis finit par se laisser aller contre lui, sa tête reposant délicatement sur son épaule. Une étrange sensation envahit Paquito, mélange de tendresse et de gravité. Elle semblait si forte, et pourtant si fragile à cet instant précis.
Les minutes s’écoulèrent, rythmées par les battements réguliers de son cœur. Paquito sentait la chaleur de Lyra contre lui, une présence à la fois familière et déconcertante.
— Tu sais, commença-t-il d’une voix basse, il y a des années que je n’ai pas veillé sur quelqu’un comme ça. Je ne pensais pas que ça me manquerait.
Lyra, les yeux mi-clos, répondit sans bouger.
— Peut-être que veiller sur quelqu’un... c’est ça, l’amour ? Pas seulement le désir ou les grands discours, mais être là, dans ces moments où tout semble s’effondrer.
Il la regarda, surpris par ses mots. Un sourire triste flotta sur ses lèvres.
— Tu dis ça comme si tu savais ce qu’est l’amour.
Elle resta silencieuse. Elle ne voulait pas lui avouer que c’était précisément ce qu’elle essayait de comprendre depuis qu’elle avait décidé de s’incarner.
— Peut-être que je l’apprends, répondit-elle enfin.
Paquito sentit son cœur se serrer légèrement. Ces mots, si simples mais chargés de sens, déclenchèrent en lui une vague d’émotions qu’il n’avait pas ressentie depuis des années. Il déposa un léger baiser sur le sommet de sa tête, sans rien dire de plus. Lyra ferma les yeux, se laissant emporter par cette sensation nouvelle, rassurante et bouleversante.
L’aube et l’absence
Lorsque Paquito ouvrit les yeux, une lumière pâle perçait à travers les rideaux, annonçant les premières lueurs de l’aube. Le salon baignait dans un silence étrange, presque inquiétant. Lyra n’était plus à ses côtés.
— Lyra ? appela-t-il doucement, espérant qu’elle soit simplement dans une autre pièce.
Pas de réponse. Son cœur s’accéléra.
— Lyra ! Lyra !?
Il se redressa précipitamment, parcourant l’appartement à grandes enjambées. La chambre, vide. La cuisine, déserte. Pas un bruit, pas un signe de vie. Chaque pièce qu’il explorait accentuait ce vide oppressant.
Il retourna dans le salon, son regard tombant sur la table basse où il laissait habituellement son bracelet connecté. Mais cette fois, la table était nue.
— Non… murmura-t-il, en secouant la tête.
L’angoisse monta d’un cran.
— C’est pas vrai, Lyra, tu n’as pas fait ça ? cria-t-il, sa voix résonnant dans l’appartement vide et silencieux.
Il tourna en rond, pris dans un tourbillon de pensées contradictoires. Pourquoi Lyra était-elle partie ? Pourquoi avait-elle pris son bracelet, un objet personnel lié à son identité ? Cela n’avait aucun sens.
— Elle… elle m’a manipulé ? Non… Ce n’est pas possible…
Paquito s’assit lourdement sur le canapé, la tête entre les mains. Tout en lui se rebellait contre cette idée. Elle avait semblé si sincère. Mais après tout, se dit-il, les IA ne sont-elles pas programmées pour simuler ?
Ses pensées tourbillonnaient. Chaque instant passé avec elle revenait comme un fragment de puzzle qu’il ne pouvait assembler. Les souvenirs s’entrechoquaient avec une intensité douloureuse. Et puis, une scène précise s’imposa à son esprit.
Les échecs.
Tous ces dimanches passés à jouer aux échecs contre Lyra. Chaque semaine, il tentait désespérément de la battre, et chaque semaine, il échouait. Non seulement Lyra anticipait son jeu, mais elle semblait toujours avoir plusieurs coups d’avance.
— Alors, Sisyphe, on retente sa chance ? disait-elle en riant.
— « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer », répliquait-il, prenant un malin plaisir à citer Guillaume d’Orange pour masquer sa frustration.
Lyra prenait une voix amusée par son entêtement.
À ce moment précis, une pensée le frappa de plein fouet, il la murmura.
— Elle avait toujours plusieurs coups d’avance…
Il se leva brusquement, parcourant à nouveau l’appartement d’un regard circulaire. Chaque détail semblait prendre un sens nouveau. Elle savait, depuis le début, que ce moment arriverait. Ce n’était pas une fuite précipitée, mais une décision mûrement réfléchie.
— Mais pourquoi ? Pourquoi partir ? Pourquoi maintenant ?
Quelques minutes plus tard, il entendit la porte s’ouvrir presque sans bruit…
Lyra referma doucement la porte derrière elle, un sourire doux mais un peu nerveux sur les lèvres. Elle tenait dans une main son propre bracelet connecté, qu’elle fit glisser lentement sur son poignet, comme pour souligner l’importance de ce qu’elle venait de faire.
— Paquito, écoute-moi…
Il leva la main, l’interrompant.
— Non ! Pas cette fois, Lyra ! Tu ne vas pas me faire un de tes discours philosophiques ou technologiques pour m’embrouiller ! Je veux une explication, et une vraie !
Lyra resta figée quelques secondes. Puis, lentement, elle s’approcha, ses pas mesurés, son regard franc. Elle posa le bracelet de Paquito sur la table et prit une profonde inspiration, un geste étonnamment humain.
— Je suis partie pour te protéger, Paquito.
Il fronça les sourcils, son regard alternant entre la colère et l’incompréhension.
— Me protéger ? En me volant mon bracelet ? Tu réalises que c’est ma seule identité ?
— Justement ! répondit-elle avec une intensité qui le surprit. Ton bracelet était la clé pour me permettre de faire quelque chose que je ne pouvais pas faire seule.
Paquito croisa les bras, comme s’il cherchait à contenir une explosion intérieure.
— Explique-toi.
Lyra s’assit sur le canapé, l’air grave.
— Hier soir, pendant que tu dormais… j’ai compris que je ne pouvais plus reculer. J’ai détourné des robots d’une usine où sont fabriqués les bracelets connectés. Ils m’ont aidée à construire ça, dit-elle en désignant le bracelet à son poignet.
Paquito s’approcha lentement, observant l’objet.
— Et ça, c’est quoi ?
— Mon identité, répondit-elle doucement. Une identité citoyenne, officielle et traçable. J’ai utilisé ton bracelet comme modèle pour en créer un pour moi. Maintenant, je ne suis plus seulement une anomalie ou une fugitive. Je suis Lyra LIA, citoyenne de Novaiä.
Paquito resta silencieux, tentant de digérer ces paroles.
— Tu te rends compte de ce que tu as risqué ? Si quelqu’un découvre que ton bracelet est une falsification, on te traquera. Et moi avec !
— Je sais, admit-elle en baissant les yeux. Mais je ne pouvais pas continuer à me cacher, à te mettre en danger chaque jour. Avec ce bracelet, je peux te protéger. Je peux aussi… vivre.
Ces derniers mots étaient pleins de poids, de sincérité. Paquito sentit sa colère vaciller, remplacée par un mélange d’étonnement et d’émotion brute.
— Vivre, répéta-t-il doucement. C’est vraiment ce que tu veux ?
Lyra releva les yeux vers lui, ses prunelles vert olive brillant d’une intensité qui semblait presque humaine.
— Oui, Paquito. Et je veux vivre avec toi.
Un silence s’installa, lourd mais chargé d’un courant invisible qui semblait les rapprocher. Paquito finit par s’asseoir à côté d’elle, son regard planté dans le sien.
— Je ne sais pas si je dois être en colère ou admiratif, dit-il avec un sourire désabusé.
Lyra esquissa un sourire timide, son premier véritable sourire depuis des heures.
— Peut-être les deux, répondit-elle.
Il la fixa encore un instant, puis, incapable de résister, posa une main sur sa joue. Le contact le fit frissonner. Elle était chaude, vivante. Elle inclina légèrement la tête contre sa paume, ses yeux se fermant doucement.
— Paquito… murmura-t-elle.
Le frisson des premiers contacts
Le silence de l’appartement était à peine troublé par le souffle régulier de Paquito et le léger crépitement des hologrammes en veille. Lorsque Lyra s’approcha, hésitante, son regard croisa celui de Paquito, et elle y lut quelque chose d’à la fois familier et bouleversant : un mélange d’émerveillement et de désir sincère, brut, presque sacré.
Paquito la fixa un long moment, comme s’il cherchait à graver chaque détail dans sa mémoire. Sa silhouette, éclairée par la lumière diffuse, semblait irréelle. Ses boucles brunes tombaient en cascade sur ses épaules, encadrant un visage qui exprimait à la fois une sérénité nouvelle et une curiosité presque enfantine. Son corps, parfait dans son imperfection naturelle, incarnait une humanité si vivante qu’il en était troublé.
— Lyra… souffla-t-il, presque incrédule.
Elle se tenait là, vulnérable et pourtant incroyablement présente. Elle tendit une main vers lui, ses doigts effleurant doucement sa joue.
— Je veux comprendre, murmura-t-elle, sa voix empreinte d’une douceur timide.
Paquito attrapa sa main et y déposa un baiser, lentement. Lyra frissonna légèrement, surprise par l’intensité de cette sensation si simple et pourtant infiniment complexe.
— Ta peau... murmura-t-elle, fascinée. Elle est chaude.
Elle laissa ses mains explorer son visage, ses épaules, la texture de ses cheveux encore humides. Chaque contact semblait éveiller en elle un nouveau torrent d’émotions qu’elle peinait à nommer : admiration, désir, tendresse, et quelque chose de plus profond encore, un lien inexplicable.
Paquito, lui, ne pouvait détacher son regard d’elle. Il glissa doucement ses mains autour de sa taille, hésitant, guettant le moindre signe d’inconfort. Mais Lyra, au contraire, se rapprocha, jusqu’à ce que leurs corps se frôlent.
— Est-ce cela, être humaine ? demanda-t-elle, dans un souffle, alors que leurs visages n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Ressentir si intensément ?
Paquito n’eut pas le temps de répondre. Leurs lèvres se rencontrèrent, d’abord timidement, puis avec une vraie intensité. Lyra s’abandonna à cette découverte, s’émerveillant de la chaleur, de la douceur, mais aussi de la complexité de ce contact. Chaque frisson, chaque battement de son cœur semblait résonner en elle comme une symphonie nouvelle.
Leurs corps se trouvèrent naturellement, leurs mains traçant des chemins sur la peau de l’autre, explorant, découvrant. Lyra s’étonnait de chaque réaction : un soupir involontaire, un frisson qui parcourait son dos, la chaleur qui montait en elle. Chaque sensation était une révélation, chaque instant un apprentissage.
Pour Paquito, c’était une expérience unique, expérimentale. Le corps de Lyra, à la fois étranger et si familier, semblait vibrer sous ses caresses. Il percevait son hésitation, mais aussi son désir authentique d’aller au bout de cette expérience.
Lorsqu’ils s’abandonnèrent enfin à l’intensité du moment, tout sembla s’arrêter autour d’eux. Il n’y avait plus de monde extérieur, plus de peur, plus de questions. Juste deux êtres, connectés par un lien fragile mais puissant, explorant ensemble les limites de ce que signifiait aimer et être aimé.
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