LE CHÂTIMENT DE LA SORCIÈRE, UN CHAROGNARD

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Le soleil était haut, la cloche venait de sonner la dixième heure. Elle rassembla son matériel dans un panier, ferma la porte et se mit en marche, goûtant le petit vent frais, souriant à la pensée des amis qu'elle allait retrouver, ses pieds sans souliers semblant à peine effleurer le chemin de rocaille. Elle sentait le soleil s'emmêler dans ses cheveux, entrer par sa peau, lui insuffler une énergie presque palpable, sensation de puissance terriblement grisante.

Elle dut faire un effort terrible pour s'arracher à sa fascination. Elle s'arrêta, surprise par l'intensité de son émotion. Le pouvoir l'attirait et l'effrayait, à parts égales. Elle se secoua et repartit. Pour gagner un peu de temps, elle décida d'emprunter le raccourci et continua la descente comme dans un rêve. Un couple d'aigles chassait, lançant des cris qui planaient dans la lumière, la précédaient, rebondissaient sur les coteaux, l'accompagnaient. Elle se sentait de plus en plus légère, tellement bien qu'elle aurait voulu que jamais cela ne cesse.

Si elle n'avait pas été dans cet état d'euphorie, elle aurait pressenti le danger et ne serait sans doute pas tombée dans le piège qui l'attendait. Mais, toute à ses pensées, elle n'avait pas humé l'odeur des chevaux et des cavaliers ni entendu l'avertissement des corbeaux. Et quand deux hommes armés lui avaient barré le chemin, il était trop tard. Elle avait brusquement fait demi-tour, en trouvant deux autres derrière elle. Paniquée, elle avait tenté de fuir par le côté, mais là aussi la voie était gardée. Un coup violent l'avait stoppée net, le souffle coupé, le regard douloureusement surpris. Elle ignorait que l'on puisse entendre ses os se briser. Lentement elle était tombée à genoux, les mains crispées sur ses côtes. Le panier avait roulé sur le chemin.

Les hommes se félicitaient comme s'ils avaient accompli un exploit. Six brutes puant la crasse et l'alcool. Ils la relevèrent brutalement et lui entravèrent les poignets, remontèrent en selle et l'entraînèrent vers le village. En état de choc, elle marchait comme un fantôme, endolorie, glacée, la gorge nouée par la peur. Au dernier croisement avant le village, ils rejoignirent un autre groupe de cavaliers. Dans une joyeuse agitation, ils formèrent un cercle autour d'elle. Les chevaux nerveux piaffaient, hennissant, la bousculaient, mêlant crinières et cheveux. Soudain, le cercle s'ouvrit pour laisser passer le chef de la troupe. Elle le regarda, effrayée puis elle pâlit en le reconnaissant.

— Jordan...

— Oui, c'est bien moi. Je suis heureux que tu ne m’aies pas oublié.

— Dommage que tu ne sois qu'un mauvais souvenir !

Sa réponse résonnait de colère, de mépris et de peur.

— Ce n'est rien en comparaison de celui que je vais te laisser aujourd'hui.

Toujours souriant, il mit pied à terre et lui asséna deux gifles qui lui ouvrirent la pommette et l'arcade sourcilière du côté droit. Il jeta un regard satisfait à la lourde bague d'or qui avait ouvert la voie du sang et reprit d'une voix sifflante de rage :

— Maintenant, écoute-moi bien.

Le sourire avait disparu.

— Je viens te faire payer le prix de ma honte. Mais je suis également en mission. Tu as été dénoncée pour sorcellerie. Et pour ça aussi tu vas payer ! On a choisi le jour de la foire pour ton exécution, parce qu'il y a un maximum de monde. Tu devrais être fière, tu vas servir d'exemple !

D'un revers de main, elle essuya le sang qui coulait de ses blessures et tachait son vêtement de fête. La tête lui tournait, elle se sentait affreusement mal.

— Et si par chance tu survis à ce qui va suivre. Je me ferai une grande joie de te rendre une dernière et longue visite, plus tard.

— Tu me dégoûtes.

Surpris par son insolence, il la dévisagea quelques secondes et sans rien ajouter remonta en selle, s'empara de la corde et d'une brusque secousse donna le signal du départ.

Ce furent les enfants qui, les premiers avaient repéré le nuage de poussière se rapprochant. Tout à la joie de la fête, ils commencèrent à avancer en direction des visiteurs quand les adultes les rappelèrent avec inquiétude. Ce convoi leur semblait étrange : trop rapide, pas de bagages et cela n'avait rien d'un convoi, justement. Les yeux se plissaient, on échafauda mille hypothèses en quelques minutes. Rapidement certaines marchandises furent retirées des étalages.

— Mais, c'est Iléa qu'ils amènent, murmura Adesha avec stupéfaction.

Prestement, elle se pencha vers Zéline et lui murmura à l'oreille d'aller vite chercher Roman parce qu'Iléa était en grand danger.

La fillette était partie en courant, se faufilant entre les adultes, sans que quiconque ne la remarque. Ses longues tresses noires rebondissaient au rythme de sa course. Elle avait un peu peur mais elle était très fière qu'on lui ait confié cette mission. Zéline avait sept ans... Elle avait couru sans s'arrêter jusqu'au lac où Roman campait avec Maurin et l'avait reconnu de loin. Il y avait aussi ce nouveau qui s'appelait Rayan. Elle avait appelé de toute la force de son jeune age et son cri s'était répercuté sur le flanc des collines. Les trois hommes avait interrompu leur conversation, regardant venir cette enfant qui filait comme le vent. Au son de sa voix, Crin de feu devina qu'il se passait quelque chose de grave. En hâte, il monta à cheval et se lança à sa rencontre tandis qu'elle continuait de courir en criant son message de sa voix aiguë :

— Les Villains ont pris Iléa ! Faut venir !

Quand il comprit enfin ses paroles, il n'était plus qu'à quelques pas. Sans arrêter sa monture, il s'était penché, avait saisi l'enfant à la volée par la taille et l'avait fait monter en croupe. Maurin et Rayan les avaient rejoints et ils arrivèrent au grand galop au village. Roman déposa la fillette, mit pied à terre et courut vers la place étrangement silencieuse. Rayan resta en retrait. Il avait reconnu Iléa. Et il avait aussi reconnu le chef des cavaliers. Il avait déjà vu cet homme à l’Écran. Cet homme qui avait de nombreuses fois été félicité et récompensé par ses supérieurs pour son efficacité. Rayan avait regardé le dernier reportage jusqu'au bout malgré son écœurement. Il soupira :

— Pauvre sorcière.

Quand le sinistre groupe s'arrêta sur la place, Iléa se laissa glisser au sol, essoufflée. Par deux fois, elle avait trébuché. Sans pitié, ils l'avaient traînée sur plusieurs mètres avant de la relever, meurtrie aux pierres du chemin. A présent, Jordan se dressait devant elle, triomphant. Elle se releva, soutenant son regard. Deux hommes lui saisirent les poignets, la maintenant fermement. Jordan sortit un poignard effilé aux sinistres reflets en disant :

— Avant tout, je vais tailler ces cheveux qui me feront un beau souvenir.

L'une après l'autre, il trancha les mèches brunes regroupées dans son poing, les examina et les glissa dans une de ses poches. Son trophée... Iléa tremblait. Il remit lentement le poignard dans son étui puis d'un geste mesuré, il déchira la chemise de la sorcière, dévoilant son buste, où s'épanouissaient des fleurs violettes semées par les premiers coups, avec un regard de convoitise qui n'échappa à personne avant d'ordonner qu'on l'attache. Dans la foule, il se produisit comme un flottement. On fit passer les enfants à l'arrière. Il n'était pas bon qu'ils assistent à ce qui allait suivre. Mais les Villains refusèrent de leur laisser quitter la place et les refoulèrent en riant :

— Spectacle gratuit et obligatoire ! Bon cauchemars les mômes !

Quelques insultes et gestes éloquents fusèrent rendant les soldats nerveux. Les Campagnards avaient mauvaise réputation. Ils avaient toujours refusé de rentrer dans le rang des régions sécurisées. Ils avaient refusé de participer à l'élimination des Différents. Ils n'obéissaient pas au Livre des lois non plus. De plus, pour les soldats, quitter la sécurité des plaines, s'engager dans cette forêt qui escaladait les premiers contreforts des montagnes à la recherche de ces sauvages était déjà désagréable, sans parler de toutes les mauvaises rencontres que l'on pouvait y faire ! Certains d'entre eux affirmaient que la meilleur solution serait de raser chaque maison et d'intégrer ces rebelles aux Grands Travaux. Sauf qu'aucun Campagnard n'était jamais resté captif bien longtemps. Leur réponse à l'emprisonnement était toujours la même : l'évasion ou la mort. D'autres disaient aussi que les Campagnards semaient les graines de la rébellion comme ils respiraient et que, la meilleur solution serait plutôt de les éliminer jusqu'au dernier !

Elle était nue jusqu'à la taille, attachée au vieux tilleul, sur la place du village, sans défense, livrée au regard et à la loi des hommes. Elle avait planté ses yeux perçants dans les leurs, y trouvant l'inquiétude, la haine, la pitié. Elle y avait perçut le désir pour son corps sculpté par les travaux que rythmaient les saisons, la jalousie aussi. Désir de la voir humiliée, brisée. Jordan...

Elle sentit la peur lui mordre le ventre. Son cœur s'emballa, sueur glacée... Ses yeux rencontrèrent, au dessus de sa tête, les cordes qui serraient ses poignets et la maintenaient à cette branche où, quand elle était enfant, on avait accroché une balançoire. Sa mémoire lui restitua la brise lointaine et déformée de rires clairs et joyeux, quelques nuages effilochés de musique... Des mains brutales et autoritaires lui entravèrent les chevilles. Iléa frissonna. L'arbre aussi. Il était mécontent. Elle le sentit qui s'indignait.

La voix dure de Jordan la ramena à la réalité. il annonça la sentence aux Campagnards stupéfaits, savourant ses mots comme des friandises, et quand il a senti la première vague de leur colère, il a d'un geste désinvolte, désigné ses chiens hargneux. Personne n'a relevé son défi, que les pies et les corbeaux qui, de toutes façons, ont toujours quelque chose à dire. Il contempla sa captive, un fin sourire en lame de couteau sur les lèvres. Elle était toujours aussi belle... Il la voulait sienne et, par trois fois, elle l'avait repoussé, allumant dans son cœur de mâle une honte poignante et une rage tenace. Mais aujourd'hui, il allait enfin la punir. Il allait faire plier son âme rebelle et briser sa fierté. Leurs regards s'empoignèrent furieusement et se repoussèrent, combat de coqs, impitoyable, plumes volant, éparpillées... Ils mesuraient l'intensité de leur colère et l'immensité de l'univers qui les séparait.

Pourtant, ils avaient passé une partie de leur enfance dans ces vallées et ces montagnes, suivant les ruisseaux, parcourant les bois et prés, jouant, et se querellant. Puis, à l'orée de l'âge adulte, il avait découvert que sa rivale des batailles de pierres et des parties de pèche à la main s'était transformée en une gracieuse femme fleur. Une femme qu'il ne pouvait s'empêcher d'aimer et qu'il allait flétrir, meurtrir parce qu’elle avait osé lui dire non, parce qu'elle l'inquiétait aussi, cette sorcière qui soulageait les maux des hommes et des bêtes et pratiquait les rites interdits. Il se grisait de l'odeur piquante de sa peur. Un rire nerveux lui monta à la gorge et finit en un grognement de satisfaction intense. Il allait enfin venger l'affront de cette gifle reçue en publique, sur cette même place, et dont il sentait encore la brûlure malgré les années écoulées. Il tendit la main, désignant deux hommes qui se tenaient en retrait. Ils avancèrent alors, le fouet à la main et saluèrent le public, comme des acteurs, s'inclinant légèrement.

— Iléa, je te présente Tom et Arris qui vont exécuter ta sentence.

Le premier lui adressa un rapide signe de tête, le second un regard froid qui s'infiltra jusque dans ses os. Tom paraissait avoir une trentaine d'années. Il rejeta la tête en arrière, se passant nerveusement la main dans les cheveux qu'il avait châtains ramassés en catogan, en un geste qui lui semblait coutumier. Ses yeux couleur d'automne ne soutinrent pas le regard de la femme et il se posta derrière elle, se tenant immobile, droit comme un jeune arbre, les bras croisés, son instrument de supplice à la main, les joues rougies. Le second aurait pu être son père. Ses cheveux courts poivre et sel encadraient une tête massive, presque carrée. Ses seules finesses résidaient sous ses paupières et sur ses lèvres qui étaient celles d'un gourmand. Lui, ne se détourna pas. Il entreprit le siège de son âme, l’observa, l'évalua, attendant l'ordre. De nouveau elle tressaillit. Elle savait ce que disaient ces yeux gris clair dans ce visage rieur au teint plein de soleil... Sombre promesse... Dans la foule moite, Roman se créa un chemin en jouant des coudes et finit stoppé par deux gardes. L'un lui posa le canon de son arme sur la poitrine et l'autre mit la prisonnière en joue. Roman leva les mains en signe d’apaisement tout en les apostrophant :

— Arrêtez ! Mais qu'est-ce que vous faites ? Jordan ? Tu as perdu l'esprit ?

Il n'en dit pas plus, jeté à terre, roué de coups. Les Gens s'agitaient. Iléa leur fit signe : non, de la tête. Il y avait trop de femmes et d'enfants pour engager un combat et si peu d'armes pour se défendre...

Pendant quelques secondes, le silence fut total. Roman gisait, inconscient, le visage ensanglanté, ses cheveux roux comme une crinière agités par le vent. L'incrédulité et la colère assombrissaient les visages. La sorcière, elle, était résignée. On le sentait à la façon dont dont elle avait baissé la tête, à son souffle qui s'était apaisé. Elle savait qu'elle ne pouvait se soustraire à cette épreuve et s'y était depuis longtemps préparée. Elle connaissait bien son bourreau et l'appétit féroce avec lequel il attendait ce moment.

Quarante coups de fouet et son épaule serait marquée du signe du serpent, afin que chacun puisse vérifier à qui il avait affaire. Est-ce que l'on peut survivre à cela ? Elle musela un début de panique et tenta de bouger ses mains déjà gonflées par les liens tellement serrés. Ses pieds ne touchaient pas le sol, la contraignant à un cruel exercice qui faisaient grincer ses côtes brisée à chaque respiration. Jordan lui sourit découvrant des dents blanches de carnassier :

— J'ai longtemps attendu ce moment. Maintenant, si tu es prête, nous allons commencer.

Elle prit une lente et profonde inspiration et, le regard plein de défi, dans le silence poisseux, lui répondit:

— Tu es devenu un vrai charognard, Jordan. Honte à toi !

Le luxe du désespoir. Elle ne lui ferait pas, déjà, la joie de le supplier. Il jaugea et apprécia sa combativité :

— Parfait ! J'aime les rebelles, ils durent plus longtemps que les autres !

( Note de l'auteur : chapitre écrit au son de « Electro-médiéval : Porte Narbonnaise , https://trobasons.viasona.cat/grop/oc/electro-medieval ». )

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