Chapitre 12
NOCTUA
Elles l’ont sentie bien avant qu’elle arrive.
La vibration de son lien. L’onde de l’empreinte nouvelle. Elle porte autre chose maintenant. Une résonance étrangère.
Quand elle descend dans la nappe d’écoute, le silence est total.
Des dizaines de pattes frémissent sur la paroi fongique. Les antennes tendues vers elle, non menaçantes, mais chargées. D’attention. D’inconfort. D’échos croisés.
Personne ne parle d’abord.
Mais le champ se densifie, et une première voix se projette, flûtée, rapide, presque tranchante :
— Tu as dévié. Le Cercle de Nuit avait dit : pas d’intervention.
Une autre, grave, presque languide :
— Observer. Rassembler. Attendre. C’était l’accord.
Une vibration plus éloignée :
— Tu as transmis ton nom. Tu as tissé.
Un petit silence. Puis une voix fine, curieuse :
— Et s’il l’avait rejetée ? Il ne l’a pas fait. Il a répondu.
Une autre :
— Peu importe. Nous n’obéissons pas au Cercle. Nous écoutons, oui. Mais nous ne suivons pas.
Une onde de chaleur parcourt la paroi. Plusieurs opinent.
— Chacun·e est responsable de ses choix, murmure un corps jeune, à l’écaille encore claire.
— Nous ne sommes pas des fourmis, siffle une autre. Pas des loups. Pas des champignons.
— Personne ne commande un cafard.
Le champ se dilate. Une nuance s’installe.
Une voix plus vieille, souple, faite de craquements doux :
— Peut-être as-tu senti juste. Peut-être as-tu pris le risque pour nous toutes.
Une autre, plus âpre :
— Ou peut-être as-tu agi seule, pour une pulsion. Pour l’idée d’un destin. C’est dangereux.
Une vibration moite, nerveuse, monte depuis la nappe :
— Il est instable. Tu as ouvert une mémoire qui ne t'appartenait pas.
Et là, une dernière présence s’élève. Non plus par mot. Mais par densité.
Une carapace vieille, rugueuse. Moussue par endroits. Une odeur de terre brûlée. Il vibre à une fréquence lente, profonde, comme une strate fossile qui remonterait à la surface. Ses antennes s’écartent. Une nappe mycélienne tremble à son passage. On le connaît ici. Pas pour ce qu’il dit. Mais pour ce qu’il porte. Il n’a pas encore parlé que déjà, les murmures s’apaisent.
Puis, doucement, il se projette. Sa voix n’est pas un mot. C’est une vibration chaude, très basse, qui résonne dans les roches :
— J’ai vu ce que tu as vu.
Le champ se fige. Il continue, lentement :
— La même fréquence que chez un autre. Plus ancien. Celui qu’on ne nomme plus que dans la pierre.
Le Lucifuge.
Un tressaillement parcourt les parois. Un silence organique se tend.
Il avance d’un pas. Chaque contact de ses pattes fait vibrer la trame.
— Il avait cette faille. Ce vide. Cette brûlure.
Il ne savait pas. Mais il portait. Comme lui.
Un souffle plus faible :
— Tu n’as pas trahi. Tu as reconnu.
Une voix s’élève, pleine d’ombres :
— Mais si tu t’es trompée…
— …alors nous tomberons peut-être, murmure l’Ancien.
Il ne dit rien d’autre. Il s’éloigne. L’onde se retire. Le champ se relâche.
Autour d’elle, les autres s’écartent. Certains par prudence. D’autres par respect.
Et Noctua reste là, droite sur ses six pattes.
Elle ne tremble pas.
Elle sait que tout a changé.
Et qu’elle n’est plus seulement celle qui écoute.
Elle est celle qui a engagé.
Annotations
Versions