Chapitre 15

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NERIO

Trois rampes LED clignotent par intermittence au plafond. L'air est vicié, saturé d'effluves de graisse rance, de sang coagulé et d'ozone. Un bruit de goutte découpe le temps avec régularité. Personne ne parle. Il n'y a jamais personne.

Le poste de tri est isolé, muré de trois côtés. Le quatrième, fermé par une glissière mécanique, recrache à intervalles irréguliers des corps. Carcasses animales, masses informes, membres désarticulés, fragments de vie et de technologie mélangés. Son travail est simple : trier. Séparer la viande de l’os. Extraire les implants. Récupérer ce qui a encore une fonction. Oublier le reste.

Il travaille vingt-cinq heures par “jour”. Repos forcé : huit heures et trente-six minutes. Pas plus. Il a compris que c'était le seuil de tolérance estimé. Une fois par cycle de cinq jours, deux inspecteurs en combinaison passent pour vérifier les outils. Et le battre, comme une sorte de loisir apparemment. Sinon, personne. Tant que les bacs sont remplis, il est invisible. Et tant qu’il est invisible, il vit.

Il porte encore des gants, troués par endroits. Mais ses mains n'ont plus besoin de protection. Les doigts, longs, souples, terminés par des griffes fines, glissent dans les chairs avec la même habitude qu'une pince bien huilée. Il a reçu un jeu d'outils : scalpel à lame interchangeable, crochet courbe, pince d'extraction, scie d'os électrique. Numérotés. Magnétisés. Contrôlés.

Aujourd’hui, il dépèce une carcasse composite. Une vache mutante, trois pattes, colonne déviée, peau striée de bourrelets tumoraux. Une masse de souffrance biologique.

Il commence par l’articulation postérieure. Son scalpel s’insinue au bon endroit, à l’angle de tension du tendon. Il sait où couper. Il sait où tirer. Une notification s’affiche.

Compétence passive : Anatomie atteint le Niv. 5

Il ne réagit pas. Mais à l’intérieur, quelque chose se serre.

Il sait ce que ça veut dire. Depuis que la Trame a été débloquée, chaque geste produit de l’expérience. Chaque coupe, chaque extraction, chaque tri, tout est noté, reconnu, validé. Il est déjà monté au niveau 3, et il a atteint le niveau 6 dans le métier d’Équarrisseur.

Et il sait que ça va trop vite.

Il ralentit ses mouvements. Simule l’hésitation. Mais ses mains, elles, ne savent pas faire semblant.

Un cliquetis. Une résistance. Il tombe sur un implant osseux. Un anneau de renfort articulaire métallique. Il insère la pince, vrille légèrement. Déclic.

Compétence active acquise : Sectionnement sécurisé

Il ferme les yeux un instant. Respire. Il vient de gagner du temps. Et du pouvoir.

Il dépose l'implant dans la caisse des mécaniques. Puis il continue. Sans bruit. Le sang ne le dérange plus. Les odeurs, non plus. Ce qui l’inquiète, maintenant, c’est la vitesse à laquelle il change.

Plus tard, une carcasse arrive : une forme humanoïde, fine, étirée. Une vieille unité de surface, sans nom. Un outil. Un reste.

Il entaille le flanc. Dégage un module. Le reconnaît. Capteur d’équilibre. Il en a vu d’autres, mais jamais si bien conservé.

Compétence passive : Biomécanique atteint le Niv. 4

Il frôle le bord du module, évite la ligne d’énergie. Le retire d’un geste. Il commence à comprendre. Et ça, c’est dangereux.

Il met le module de côté. Pas dans le bac. Dans un recoin, à l’arrière du mur, entre deux briques molles, grattées à la griffe. Il y a déjà trois autres objets. Un fémur. Un coeur synthétique. Une capsule brisée. Il les garde. Il ne sait pas pourquoi.

Il passe au corps suivant. Il ne voit plus la chair. Son empathie est comme amputée. Il perçoit des structures, des trajets, des flux. Des tuyaux, des nerfs, des ligaments. Il démonte, désarticule, décompose.

Ses outils sont restés sur la table. Ses mains sont plus habiles seules. Les griffes ont poussé, fines et affûtées. Elles percent, déchirent, tirent avec précision.

Et puis sa vue se diffracte.

Le monde se déplie par couches. Il voit au travers des chairs, les connexions internes, les réseaux d’attache, les points de rupture. À chaque articulation, une tension. À chaque organe, une fonction. Il lit la logique interne des corps. Comme s’il voyait la Trame elle-même, pulsant sous la surface.

Il s’absorbe.

Il ne compte plus le temps. Il n’entend plus la goutte, ni les cliquetis de la glissière. Il est dans la logique pure de la déconstruction.

Plus de douze heures passent.

Quand Noctua entre, elle ne dit rien d'abord. Elle s’immobilise sur une poutre, figée de stupeur. Devant elle, les bacs sont alignés avec une précision clinique. Chaque organe, chaque débris, chaque pièce est posée à sa place : les yeux avec les yeux, les muscles avec les muscles, les tendons avec les tendons, les nerfs, les glandes, les os, les vérins, les câbles, les modules... Rien ne dépasse. Le sol lui-même a été nettoyé.

Elle reste là un moment, figée, les antennes tendues vers lui. Ce n'est pas le sang, ni la chair, ni même les implants qui la troublent. C'est l'ordre. L'exactitude. La froideur sans affect.

Nerio, murmure-t-elle enfin. C'est beau … Et monstrueux.

Il ne réagit pas. Ou pas tout de suite. Ses yeux sont fixes. Il déplace encore un morceau de cartilage dans un bac partiellement rempli. Puis, lentement, comme en sortant d'une transe, il tourne la tête vers elle.

Tu as fait tout ça tout seul ? Combien de temps ?... Tu n'as pas arrêté ? Pourquoi ?

Elle s'avance un peu, les yeux fixés sur l'alignement méticuleux.

Tu les as triés comme s'ils devaient être conservés…

Il baisse les paupières. Son souffle est court, profond. Quelque chose retombe en lui, ou s'effondre. La tension dans ses épaules, dans ses bras, se relâche.

Une série de notifications s'affiche mentalement, en silence :

Compétence Anatomie atteint le niveau 7
Compétence Biomécanique atteint le niveau 6
Compétence Sectionnement sécurisé atteint le niveau 3
Métier Équarrisseur atteint le niveau 9
Race Hybride atteint le niveau 4

Il les voit. Il les comprend. Mais il ne les commente pas.

Il regarde ses mains. Leurs tremblements. La fine pellicule de sang coagulé au creux des griffes.

La glissière régurgite une nouvelle carcasse, et Nerio réitère son “classement”.

Quelques heures plus tard, la glissière s'ouvre. Un bruit métallique plus sec que d’habitude. Deux silhouettes apparaissent, gainées de combinaisons sombres, masques opaques, bottes enfoncées dans la crasse.

C’est la fin du cycle. L’inspection.

Nerio est toujours penché sur son plan de tri. Il aligne, découpe, nettoie, dépose. Sa vision est encore active : les chairs lui apparaissent en nappes distinctes, en couches logiques. Il classe les organes comme on aligne des pièces dans un circuit.

Les deux hommes s’approchent, sans comprendre ce qu’ils voient. Ils échangent un regard.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel… souffle l’un. T’as rangé pour qui, le chien ?

L’autre ricane. Il prend un scalpel, le fait tourner entre ses doigts, tape la lame contre la table.

— T’as décidé de faire ton malin ? Tu crois que ça change quelque chose ?

Ils s’approchent encore. L’un tend le bras, vise le dos de Nerio avec sa matraque.

Mais avant que le coup ne parte, Nerio se redresse d’un coup sec, saisit le poignet. Une torsion. Un craquement. Il tire l’homme en avant et le plaque sur la table de tri.

Le second recule d’un pas, interloqué.

Nerio ne parle pas. Il agit. Il découvre la combinaison, ouvre la chair. Il écarte les couches de muscle avec une délicatesse mécanique. Comme s’il disséquait un animal. Comme s’il poursuivait simplement son travail.

L’inspecteur hurle. Il se tord. Mais Nerio le maintient d’une main, continue de l’autre. Sa force ne laisse aucune chance à son ancien tortionnaire. Il expose les nerfs, les os, les tendons. Il ne détruit pas. Il classe.

Quand le corps s’affaisse, enfin, il est presque entièrement disséqué. Les organes posés un à un dans les bacs. Le sang s’écoulant dans un caniveau.

Le second inspecteur reste figé. Il tremble. Sa main serre encore la matraque, mais il ne bouge pas.

Nerio lève les yeux. Il avance d’un pas.

Il murmure, presque étonné :

Tu travailles ici maintenant ?

L’homme a les jambes qui flageolent mais hoche la tête.

Noctua, en hauteur, n’a pas bougé. Elle l’observe. Et cette fois, elle frissonne :

Par la Trame ...

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