Chapitre 16

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NAHLA

Il est treize heures passées.
La lumière s’est épaissie, lourde et plate, filtrée par les rideaux défraîchis, écrasée contre les murs trop pleins d’odeurs : plantes écrasées, sueur sèche, cuivre tiède et miel noir. Le silence n’est plus doux, il est pesant. À chaque inspiration, Nahla a l’impression d’avaler un peu de la fatigue de la maison.

Claudine dort encore. Du moins, elle ne parle plus, ne signe plus, le visage effondré dans l’oreiller. Elle ne gémit pas. C’est presque pire.

Nahla est restée debout un long moment dans l’encadrement de la porte, sans bouger.
Puis elle a descendu ses yeux sur elle-même, lentement, comme on vérifie les dégâts après un orage.
Elle a relevé un pan de sa tunique, juste assez pour glisser deux doigts contre son flanc. La peau y est chaude, tendue, encore vive. Elle serre un peu, juste pour sentir — la blessure est toujours là, mais elle tient.
Sur son bras, en revanche, la plaie est propre. La croûte a séché. Elle défait le bandage d’un geste mesuré, le roule dans sa paume. La peau en dessous est dure, mate, par endroits marbrée d’un relief étrange.
En s’approchant d’une tache de lumière, elle distingue, à peine, des lignes fines — striées, presque minérales. Des veines blanches et noires, minuscules, mais nettes, serpentent sous la peau, comme si quelque chose de pierreux avait commencé à la traverser de l’intérieur. Elle ne sait pas quoi en penser.

Elle passe dans la serre. L’air y est plus dense, chargé de condensation et d’odeurs d’écorce. Les vitres, chauffées par le soleil, ont commencé à dessiner des ombres vagues sur le sol. Elle s’avance jusqu’au vieux bac en pierre, s’y penche, mouille ses mains, se les passe sur le visage, le cou, les bras. C’est tiède. Presque vivant.

Puis elle le sent.
Un décalage subtil. Un effleurement dans l’air.
Elle se redresse, tourne la tête.

Zaru est là.
Entre deux pots, dans la serre.
Il est immobile, la queue basse. Pas inquiet. Mais tendu.

Elle le fixe sans rien dire.
Elle ne sait pas ce qu’elle ressent.
Il lui a manqué.
Mais depuis, trop de choses se sont passées. Et elle ne pensait plus à lui.

Zaru avance de deux pas.
Puis, par télépathie :

Tu as changé.

Elle hoche lentement la tête.

— Toi · aussi.

Il incline un peu la tête.

— J'ai pris une décision.

Elle hausse les sourcils d’un air interrogateur, son index touche sa bouche et s’en éloigne alors que ses deux mains s’ouvrent brusquement vers le haut :

— C’est-à-dire ?

Je vais affronter le clan de Radek, leur demander de desserrer les mâchoires. De choisir leurs batailles. Cela me prendra du temps, le clan s’étend d’ici à Arlanc, mais aussi vers Ambert

Un silence.
Elle baisse les yeux.

Zaru regarde autour de lui. Puis il la fixe à nouveau.

— D’autres rats sont sortis. Maison abandonnée. Trop. Il faut y aller.

Elle le regarde longuement.

Puis elle hoche la tête.
Lentement.
Elle n’est pas encore prête.
Mais elle va y aller.

Elle se prépare rapidement, prend sa serpe, une gourde, une torche et son briquet puis elle assemble une trousse de soin de fortune.

Ils quittent la maison sans un mot. L’air est plus chaud dehors, chargé de poussière sèche, de sève rance et de quelque chose d’autre — une acidité animale qui colle aux narines.
Zaru avance vite, la truffe basse, sans attendre. Nahla suit, les épaules droites concentrée. Chaque pas cogne un peu son flanc, mais elle serre les dents. Elle tient la serpe à la main. La lame d’acier, usée mais encore nette, renvoie par moments un éclat pâle.

La maison abandonnée n’est qu’à cent mètres, mais la tension fait vibrer le trajet.
Le gravier, les feuilles, les ronces. Tout semble être plus intense.

Zaru stoppe net.
Elle touche son flanc et sent la vibration de son grondement sourd.

Puis une masse surgit.
Un énorme rat. Le poil collé par endroits, des plaques nues le long du dos, des boursouflures sous la peau. Il halète bruyamment, une salive trouble au coin de la gueule.
Son odeur est écœurante. Mélange de musc fauve, de sueur rance et de chair avariée.

Rat modifié Niv. 11

Zaru bondit sans attendre.
Ils roulent au sol, mêlés.
Griffes, crocs, poussière.
Mais le rat résiste. Trop puissant. Son corps se tord sans logique, ses pattes grattent sans rythme — comme si sa motricité répondait à autre chose.

Nahla s’arrête, à trois pas.
Elle voit Zaru pris contre lui. Trop proche.
Elle sent que c’est le moment.
Son bras se tend.

— Assez.

Le mot traverse son corps.
Le geste claque.
Puis la lame d’acier file dans l’air, large arc horizontal, simple mais chargé.
La Trame réagit.

Un souffle invisible et dense.

Spira · Assez

Zaru est repoussé de côté, une entaille courte sur la patte.
Il pousse un cri rauque, roule sur le flanc, et se relève, furieux, haletant.
Il tourne vers elle un regard noir, non pas de colère — mais de stupeur.

Le rat est projeté en même temps.
Une ligne rouge court sur son flanc.
Fine. Peu profonde.

Le rat reste à terre.
Il tremble. Son dos ondule — non pas comme un spasme classique, mais comme si des lignes internes perdaient leur cohésion.
Des veines gonflent, puis se rétractent.
Sa peau bouge d’elle-même. Par endroits, elle se soulève comme si un liquide cherchait à s’échapper.

Un filet sombre suinte de son museau. Épais. Lourd. Presque noir.
Un écoulement de vie pervertie.

Son regard n’est plus fixe.
Ses pattes avant grattent le sol, mais à contre-rythme.
La coordination a cédé. Il remue sans avancer, tourne la tête sans logique, comme si chaque impulsion nerveuse venait d’un autre corps.

Puis il s’effondre.

Toujours vivant.
Mais vidé de toute volonté.

Elle se tourne vers Zaru, le sang glisse le long de sa patte. Il ne bronche pas, mais son regard est fixe, tendu.
Elle a frappé trop près.
Ce n’est pas un simple coup : la compétence déborde, s’étend au-delà d’elle.
Elle serre la serpe, abasourdie par ce qu’elle vient d’infliger.

Nahla relève la tête et s’approche du rat toujours agité, son souffle rauque râpant l’air entre deux secousses. Il ne lutte plus, mais ses pattes grattent par réflexe, et une matière sombre s’écoule encore lentement de son museau.
Elle s’agenouille sans un mot, observe la créature un long moment, ce corps brisé qui tremble sans comprendre, vidé mais encore là.
Elle lève la lame, avec lenteur.
Ce n’est ni vengeance, ni colère.
Juste une manière de fermer ce qui ne peut pas guérir.
Elle tranche net sous l’oreille, là où la pulsation bat, et sent la carotide céder sous le métal.
Un dernier tressaillement le parcourt, puis tout s’arrête.

Zaru la regarde sans broncher, la patte un peu raide, mais posée au sol. Il fait mine de rien. Son souffle s’est calmé, mais son flanc tremble encore par moments, imperceptiblement.
Nahla s’approche sans le contourner. Elle le fixe un instant, les sourcils froncés, les lèvres pincées. Puis elle signe :
— Blessé · toi · attendre · soin.
Zaru détourne brièvement les yeux. Pas un refus. Une façon d'acquiescer sans se rendre.
Alors elle ouvre sa bourse, sort une petite boîte plate, en métal noirci. L’onguent y repose, ambré et épais, au parfum piquant d’origan, adouci par la lavande. Le miel le lie. Il conserve. Il réchauffe.

Elle en prend une noisette puis elle s’avance, lève la main. Il ne bouge pas. Mais il garde la tête droite, le regard ailleurs.
Elle applique doucement l’onguent sur la plaie qu’elle lui a faite. Une coupure nette, fine, presque belle. Elle aurait préféré la rater.
Zaru tressaille à peine.

Elle reprend. Plus bas, au niveau du flanc, là où les crocs du rat ont laissé des traces plus profondes.
Elle souffle par le nez. Ses gestes sont calmes. Pas mécaniques — présents.
Elle ne pense à rien, elle soigne.

Zaru regarde au loin. Il tremble un peu. Pas de peur. De tension.
Il sait ce que c’était.
Et il sait que ce n’était qu’un éclaireur.

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