Chapitre 19
NAHLA
Ils sont remontés du terrier sans un mot. La lumière au-dehors les oblige à plisser les yeux. Nahla s’assied un instant contre le mur. Zaru reste debout, la truffe orientée vers le vent. Rien ne presse. Rien ne se dit mais le soleil est plus bas qu’elle ne l'imaginait.
Un encart flotte doucement dans le coin de sa vision.
✔︎ Quête accomplie : Racines Corrompues
Vous avez :
— Découvert l’altération.
— Empêché sa propagation.
— Libéré ce qui pouvait l’être.
Récompense :
Système – Inventaire débloqué
Un espace lié à votre conscience a été imprimé dans la Trame.
Vous pouvez y stocker du matériel physique, manipulable à distance.
Volume actuel : 1,5 m³
Connexion : stable et instantanée.
Limite : animaux vivants exclus.
Elle y pense à peine, et l’espace s’ouvre. Ordonné, silencieux. Elle sent qu’elle peut y placer des objets, les retrouver, les organiser. Pas d’effort. Pas de surprise. Comme si cet espace avait toujours été là, juste fermé jusqu’ici.
Elle y dépose sa boîte d’onguent, quelques plantes, les bougies restantes et le reste de ses affaires. Un soulagement discret. C’est là. Elle n’a plus à les porter.
Zaru, à ses côtés, semble percevoir la même chose. Il redresse les oreilles, une lueur de compréhension dans les yeux. Ils échangent un regard, comprenant sans un mot qu’ils viennent tous deux d’acquérir un nouvel outil, une nouvelle manière de porter et d’organiser ce qu’ils trouveront sur leur chemin. Ce qu’ils transportent ne dépend plus seulement de leurs sacs ou de leurs corps.
Puis d’autres encarts remontent :
Race Humaine atteint le niveau 7
+1 Vitalité, +1 Endurance, +3 Sagesse, +1 Force, +1 Résistance, +2 Volonté, +1 Dextérité, +1 Acuité sensorielle, +3 à répartir
Classe Stigmate atteint le niveau 2
+2 Sagesse, +2 Résistance, +2 Dextérité, +4 à répartir
Nom : Nahla
Race : Humaine Niv. 7
Classe : Stigmate Niv. 2
Métier : Herboriste Niv. 10
Vie : 337/ 337 (Cicatrice active, 15h)
Endurance : 375 / 375
Mana : 850 / 850
Stats
Vitalité : 27
Endurance : 15
Sagesse : 34
Force : 16
Résistance : 20
Volonté : 21
Dextérité : 23
Acuité sensorielle : 23
Points à répartir : 10
Elle devrait être satisfaite de ses montées de niveau, mais c’est le compte à rebours de sa cicatrice qui la retient : quinze heures restantes.
Ils ont donc passé quatre heures dans la cave.
Ou plutôt, quatre heures évanouis dans la cave.
Les spores de ce mycélium sont dangereuses.
Elle gratte son bras gauche d’un geste distrait, puis ralentit. En baissant les yeux, elle aperçoit des nervures de gneiss noir et blanc qui se répandent sur son avant-bras, à partir de sa cicatrice en trois points.
Elle reste un moment immobile, les yeux mi-clos, les paumes posées sur ses cuisses. Le vent joue dans les herbes folles, soulève quelques grains de poussière qui accrochent la lumière de l’après midi. Un instant suspendu, après la torpeur souterraine.
Puis elle se redresse. Le poids dans son bras la tire, la picote, comme une tension minérale sous la peau. Le gneiss a progressé, imperceptiblement, et serpente maintenant en elle comme une mémoire étrangère.
Zaru tourne la tête vers elle. Il ne dit rien.
Elle attire son attention d’un geste bref. Il s’approche, oreilles dressées, regard fixé sur ses mains.
Ses doigts bougent, lents mais fermes.
— Moi · Aller · chapelle. Trame · Danger.
Elle marque une pause, croise son regard, puis poursuit :
— Toi · Trouver · Serianda. Aider · moi. Important.
Enfin, elle glisse le tranchant de sa main verticalement au coin de sa bouche :
— S’il te plaît…
Il reste immobile quelques secondes, comme s’il mesurait le poids de ce qu’elle ne dit pas. Puis, lentement, il hoche la tête. Une seule fois. Solennel.
Elle esquisse un sourire fatigué, puis ajoute un dernier signe plus intime, les deux mains un peu tremblantes :
Merci.
Il bondit sans un bruit et disparaît entre les hautes herbes du sentier, une ombre agile.
Nahla reste seule un moment, les yeux fixés sur l’endroit où il s’est volatilisé.
Elle inspire profondément, se relève, ajuste la sangle de sa besace vide. Elle pourrait la ranger dans son inventaire, mais le contact rassurant du tissu épais de chanvre lui convient mieux.
Sa main effleure son bras. Les nervures paraissent plus vives.
Elle tourne les talons et prend le chemin de la chapelle, au nord. Le vent change de direction. Le soleil descend encore.
Et sous sa peau, quelque chose veille.
Le sentier s’élève à travers les arbres, plus étroit, plus abrupt. Le village est déjà loin. Ici, le sol est couvert d’aiguilles sèches, et l’air a changé. Froid et humide.
À l’orée d’une clairière, la chapelle apparaît enfin.
Une bâtisse isolée, plantée sur un versant, encerclée par la forêt. La lumière du soir accroche la pierre claire de ses murs. Du granite taillé, rugueux, usé par le temps. Le toit, aux rebords retroussés, est cerclé de zinc terne. Au-dessus du pignon ouest, un petit clocher s’élève.
Derrière la chapelle, un escalier raide grimpe vers une plateforme de béton. Le sanctuaire de plein air. Trois autels y sont dressés : un grand au centre, deux plus petits sur les côtés. Et au fond, une croix de fonte plantée dans le sol. Noire. Lourde. Une silhouette la surplombe : Sainte-Élidie, les bras légèrement croisés, un chien collé contre sa jambe. Le métal de sa robe est strié de rouille — les larmes d’une icône qu’on a forcée.
A côté, une fontaine de pierre repose contre le mur. L’eau y coule encore, lente, froide, dans un bassin creusé à même le granite. On dit que les larmes d’Élidie coulent là. Qu’elles ont laissé trois gouttes de sang éternelles dans la source. Nahla s’arrête, s’accroupit, regarde l’eau de biais. Pas de sang. Juste des reflets. Peut-être des ombres. Peut-être des restes.
Nahla ne bouge pas. Elle regarde longtemps.
Elle sent la colère d’Élidie dans son propre corps, tapie entre les nerfs, mêlée au gneiss sous la peau.
Cette chapelle a été bâtie sur un mensonge.
On a lavé la sorcière. On a effacé la chair. On a sanctifié une douleur pour mieux l’ensevelir.
Élidie n’a jamais voulu de cette gloire muette. Elle voulait la vérité. Le feu. Le souvenir exact.
Nahla pose une main sur la pierre du mur. C’est froid et stable. Mais quelque chose dans les fibres de son bras grésille doucement.
Elle ferme les yeux. Respire. Se prépare.
Elle n’est pas venue pour se recueillir.
Elle est venue pour briser.
La porte de la chapelle est entrouverte
Elle pousse la porte. Elle résiste un peu en tremblotant, sèche, comme si elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps.
L’intérieur est nu. Une nef unique, aux murs blanchis à la chaux. Quelques bancs en bois presque décomposés, un sol de pierre, des ombres pâles. L’air est immobile, mais chargé. Un lieu que le silence habite pleinement.
Elle fait un pas. Puis un autre.
À droite, un vitrail attire son regard. Simple, sans fioritures. Il montre Sainte-Élidie, drapée d’une robe sobre, une main touchant un arbre, l’autre posée contre sa poitrine. À ses pieds, un chien.
Pas un chien de chasse. Un chien modeste, aux oreilles tombantes, au regard doux. Il tient un panier entre les dents, l’anse glissée dans sa gueule.
Nahla s’arrête.
Elle fixe l’image. Quelque chose gronde doucement en elle. Ce chien, elle l’a déjà vu. Il est là, aussi, sur la statue dehors, au pied d’Élidie. Elle ne l’avait pas remarqué tout de suite. Mais maintenant… ça lui saute aux yeux.
Elle pense à Zaru.
À sa silhouette en retrait. À sa présence constante, rugueuse, mais fidèle. Il l’accompagne. Il l’écoute.
Il la suit — et parfois, il la précède.
Comme ce chien. Pas un compagnon glorifié. Juste là. Pas un familier dressé. Mais un autre être vivant qui a choisi de rester. Un témoin. Un ami.
Elle détourne les yeux du vitrail. Un pincement monte dans sa gorge. Elle n’aime pas ce genre de coïncidence. C’est trop net. Trop précis. Mais elle ne peut pas l’ignorer.
Elle avance jusqu’à l’autel, au fond. Bois sombre, massif, posé à même une grande dalle. Elle s’agenouille. Pose une main contre le flanc du meuble. La pierre du sol est froide sous ses genoux.
Elle sent quelque chose, là-dessous. Pas une voix. Pas un frisson. Mais un poids ancien. Un enfermement.
Un encart s’ouvre dans sa vision.
Reliques d’Élidie (intégrité partielle : 86 %)
Souhaitez-vous :
— Récupérer les reliques
— Laisser en place
— Demander l’accord
Elle ferme les yeux. L’image du vitrail flotte encore sous ses paupières. Elle pense à Élidie. À la voix blessée qu’elle a entendue. À la colère retenue.
À ce chien, fidèle jusque dans la mémoire.
— Toi · Vouloir · ça ?
Les filaments de gneiss sous sa peau vibrent une fois. Un battement net.
Et dans son esprit, elle entend :
— Sors-moi de là.
Elle rouvre les yeux. Hoche lentement la tête.
Elle recule d’un pas en se redressant et tire sa serpe. La lame pointe vers le sol, tenue fermement dans sa main droite.
Elle lève les deux poings devant elle, comme si elle tenait un bâton invisible.
Puis elle les fait pivoter chacun vers l’extérieur, cassant le “bâton” en deux.
— Casser.
La Trame réagit aussitôt. Quelque chose se tend dans la lame.
Elle inspire, soulève la serpe à deux mains, et frappe d’un geste sec, en arc vertical.
Spira · Casser
La serpe fend l’air.
Le choc traverse son bras, sec, tendu, et descend jusque dans ses talons.
Sous ses pieds, le sol vibre.
L’autel se casse net. Le bois éclate, projeté en morceaux irréguliers sur les côtés. La dalle, sous l’impact, se fissure, se soulève par endroits, puis s’effondre partiellement.
Un nuage de poussière s’élève d’un coup, dense, chargé de particules minérales. Elles lui montent au visage, sèches, piquantes, et lui grattent le fond du nez. Ses yeux se plissent par réflexe. Tout devient flou un instant.
Elle recule de quelques pas, une main levée devant elle, à l'arrêt.
La poussière se dissipe lentement, et la forme apparaît dans les gravats.
Un coffret de plomb, fissuré, cabossé, affleure au milieu du granit et de la terre.
Il a résisté, mais on dirait qu’il a vieilli d’un siècle en une seconde.
Nahla s’approche. L’air sent la pierre, la poussière sèche, le vieux métal et le renfermé.
Elle s’agenouille devant cette boîte qui contient le squelette d’Élidie. Elle pose simplement la main dessus et ferme les yeux.
Le coffret disparaît dans l’inventaire.
Elle reste là, immobile. Le sol ne vibre plus.
Sous ses doigts, la pierre est rugueuse, comme râpée. La poussière se dépose lentement autour d’elle, en un voile fin. Là où l’autel s’élevait encore quelques minutes plus tôt, il ne reste que des morceaux brisés, des éclats de bois, de la sciure. Et, plus profond, là où la dalle a cédé, la terre.
Nue, noire, tassée. La terre du sol ancien.
Elle n’aurait pas cru la voir. Elle n’aurait pas cru autant briser ce tombeau.
Alors, elle sent.
Quelque chose s’échappe de cette cavité, un souffle presque imperceptible, comme un soupir retenu depuis des siècles.
Elle ferme les yeux.
Et dans le calme, une voix sans timbre, un écho au creux de sa poitrine :
— Merci.
Un silence. Puis une pensée précise, simple.
— Plante la graine ici. Ça suffira.
Nahla hoche la tête. Elle n’a pas besoin qu’on lui répète. Elle défait la petite bourse d’écorce tressée, celle qu’Élidie lui a donnée. À l’intérieur, les glands brillent faiblement. D’une espèce ancienne.
Ils pulsent doucement dans le creux de sa paume.
Elle en prend un.
Ses doigts dégagent un peu de terre humide entre les pierres. Elle enfonce le gland la pointe en bas, au centre de la faille, là où le sol respire encore.
Puis elle rebouche.
Pas trop.
Elle reste encore quelques secondes, les mains couvertes de terre sur les genoux, la poussière et les éclats autour d’elle.
Puis elle se lève.
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