Chapitre 20
Nahla sort de la chapelle comme on émerge d’un gouffre. Ses jambes sont raides, son dos couvert de poussière. Elle sent la sueur sèche sur ses tempes, des picotements dans les doigts. Elle ne pense pas à regarder autour d’elle tout de suite. Elle respire. Juste ça. L’air lui râpe un peu la gorge, plus lourd qu’elle ne l’imaginait.
Quand elle lève enfin les yeux, elle les voit.
Zaru, assis à l’ombre d’un tronc, oreilles mobiles, alerte mais contenu. Et Serianda, debout, comme un fragment de la forêt dressée dans la lumière basse.
Nahla s’approche, le pas un peu traînant, les muscles encore engourdis. Elle ne regarde ni l’un ni l’autre en face. Elle s’arrête, retire son sac d’un geste sec, puis signe :
— Maman demander toi aller Arlanc. Infos Cercle Nuit, Bastionnaires.
Serianda répond aussitôt :
— Inutile. Les nouvelles circulent déjà.
Elle fait un pas. Croise brièvement le regard de Zaru, puis replonge dans celui de Nahla. Sa voix mentale est calme, mais dense, comme chargée d’un épuisement ancien.
— Nous avons des rapports. Certains récents. Des cafards du Cercle sont encore sur place. Les signes sont cohérents.
Elle ne cherche pas à enjoliver. Elle transmet, comme on déplie une carte.
— Le bastion d’Ambert est englouti, mais vivant. Ses bêtes ont fui, muté, disséminé. Elles descendent. Et Arlanc est sur leur passage.
Elle attend un instant, comme si elle évaluait jusqu’où elle pouvait aller. Puis :
— Des anciens bastionnaires s’infiltrent à l’intérieur du Cercle de Jour. Ils s’accrochent à ce qui reste. Pas tous. Mais assez pour fausser les alliances.
Un court silence. Zaru remue une oreille, mais ne bouge pas.
Et puis, Serianda baisse les yeux. Pas par faiblesse. Parce qu’elle revient à autre chose. À plus petit. Plus proche.
Une mémoire remonte, dense, muette. Elle connaît cette tension-là. L’attente d’un nom. L’absence qui saigne sans rien dire. Elle murmure :
— Je ne peux pas continuer à garder ça.
Elle relève les yeux. Cette fois, elle parle droit, sans détour, sans trembler :
— Ta sœur. Celle que Claudine cherche. Celle qu’elle ne nomme pas. Celle qu’elle ne te montre pas. On n’a rien. Aucune trace. Aucune piste fiable. Et elle demande. Encore. À chaque pleine lune. À chaque messagère.
Nahla ne comprend pas. Pas tout de suite. Le mot ne rentre pas. Il tourne. Sœur. Il n'a pas d'image. Pas de visage.
Elle reste figée, les yeux fixés sur Serianda. Puis ses mains se lèvent, brusques, presque mécaniques. Elle veut signer, mais le mot dérape. Elle recommence, plus lentement, comme si elle écrivait sur une vitre fendue :
— Sœur ? Moi ?
Le souffle se bloque dans sa gorge. Ce n’est pas une question. C’est une cassure.
Serianda soutient son regard, mais elle a du mal. Elle sait. Elle l’a vécue. Elle dit juste :
— Tu as le droit de savoir. C’est tout. Ce n’est pas... ce n’est plus à cacher.
Nahla reste là. Les bras ballants maintenant. Les doigts qui tremblent un peu. Elle a l’impression que quelque chose s’est déplacé sous ses pieds. Pas un tremblement. Une glissade. Comme si la terre qu’elle connaissait avait changé de nom. Elle veut reculer. Elle ne peut pas.
Elle cligne des yeux. Deux fois. Puis elle signe :
— Pourquoi personne dire ?
Zaru s’approche, cette fois. Il ne fait pas de bruit. Il passe juste sa tête contre la hanche de Nahla. Un appui simple. Une chaleur. Elle ne le regarde pas.
Serianda inspire. Sa voix est plus basse, presque désolée :
— Peut-être que Claudine voulait te protéger. Ou se protéger elle-même. Je ne sais pas. Mais je ne pouvais plus faire semblant que ce n'était pas ton histoire.
Un battement. Long. Pesant.
Nahla ne répond pas. Elle tourne les talons avec une lenteur grave.
Elle s'éloigne. Ses jambes savent marcher, mais tout le reste vacille. L'estomac creux. Les bras trop légers. La lumière des arbres lui semble fausse, déplacée. Avec une absence nouvelle dans le corps.
Elle ne dit rien.
Et personne ne la suit.
La lumière tombe en biais sur les pierres du seuil. L'air est plus sec, plus tiède. Le chemin est court jusqu'à la maison, mais Nahla le prend comme un champ de ronces. Elle avance sans ralentir. Son sac tape contre sa hanche. La poussière de la chapelle est encore sur ses jambes, incrustée sous ses ongles.
Zaru la suit à distance. Pas un mot. Pas un geste. Juste une fidélité muette.
La porte est entrebâillée. L'air moisi du linge et du sommeil flotte encore dans la pièce. Claudine est là, assise, adossée au mur, une couverture sur les jambes. Elle tourne la tête dès que Nahla entre.
Le regard de Nahla est fixe. Pas féroce. Mais solide. Elle ne signe pas tout de suite. Elle pose le sac. Se redresse. Et signe, lentement, chaque mot comme un couteau posé sur la table :
— Pourquoi toi rien dire !?
Claudine fronce les sourcils, hésite. Ses mains restent sur ses genoux un instant, puis montent lentement. Elle signe, sans lever les yeux :
— Moi...
Nahla recommence, plus vite :
— Toi savoir moi avoir sœur.
Claudine ferme les yeux. Son souffle tremble. Elle met quelques secondes avant de répondre.
Nahla fait un pas. Le plancher grince. Elle signe encore, les gestes plus saccadés :
— Toi dire attendre nouvelles Arlanc. Faux. Toi savoir déjà. Longtemps.
Claudine lève une main. Pas pour la faire taire. Pour demander une pause. Elle signe lentement, avec des gestes plus raides que d'habitude :
— Peur. Toi petite, toi fragile. Moi peur toi partir. Peur toi savoir trop vite.
Nahla secoue la tête.
— Moi pas petite, pas bête.
Son poing tape doucement sur sa poitrine. Pas comme une attaque. Comme un rappel. Elle respire fort. Les yeux brillent, mais elle ne pleure pas.
— Toi mentir. Arlanc. Soeur. Tout.
Claudine baisse les yeux. Elle signe, presque sur ses genoux, les doigts lents, comme trop lourds :
— Moi vouloir protéger toi.
Nahla ne répond pas tout de suite. Elle s'approche. Lentement. Ses mains tremblent un peu, mais les signes sont nets :
— Moi pas élève, pas poupée. Moi fille toi.
Claudine lève les yeux vers elle. Il y a une fatigue immense, mais aussi quelque chose d'autre : une honte ancienne. Une fissure dans la volonté de tout contrôler.
Elle ne dit rien. Pas tout de suite. Puis, doucement, elle signe, plus posée :
— Toi raison.
Claudine reste un moment sans bouger. Puis ses mains reviennent, lentes, comme si chaque signe lui coûtait.
— Moi pas mère biologique. Toi savoir.
Nahla hoche la tête. Elle ne détourne pas les yeux.
Claudine poursuit, un peu plus vite maintenant, les gestes moins retenus :
— Fadila prendre sœur. Moi prendre toi. Danger. Nous vouloir se retrouver plus tard.
Elle marque une pause. Ses doigts tremblent. Elle baisse à nouveau les yeux.
— Pas nouvelles. Longtemps. Trop. Maintenant moi peur. Peur elle. Peur vous deux.
Elle regarde Nahla. C’est la première fois qu’elle la regarde comme ça depuis son retour. Droit. Sans refuge dans les plis du silence.
Nahla ne bouge toujours pas.
Elle garde les yeux sur Claudine, longtemps, sans signer. Puis enfin, les mains montent. Le geste est lent.
— Nom sœur ?
Claudine détourne brièvement le regard. Elle ferme les yeux. Son souffle est plus court, presque coupé. Puis elle signe :
— Tiziri.
Ses doigts ralentissent à la fin du nom, comme si elle le tenait un instant dans l’air. Elle baisse légèrement la tête. Ce nom, elle ne l’avait plus signé depuis des années.
Nahla répète :
— Tiziri.
Elle le signe plus doucement. Comme si elle voulait le garder intact.
Claudine hoche la tête, à peine.
— Elle… toujours briller. Petite. Mais forte.
Le soleil couchant la baigne de lumière rousse, elle baisse à nouveau les yeux et des perles brillantes et ocres roulent sur sa peau noire.
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