Chapitre 22

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Le jour s’est levé sans elle.

Nahla ouvre les yeux tard, alourdie d’un sommeil pâteux. La pièce est baignée d’un gris calme. Aucun encart ne clignote. Aucun message ne la hèle.

Elle reste allongée un moment, immobile, le bras gauche replié sous sa joue, la main droite sur le ventre. C’est là qu’elle les sent : les griffes. Pas sorties. Pas prêtes. Mais déjà là. Une tension sourde sous chaque ongle, comme si la peau avait durci ou cédé, lentement, à l’intérieur. Elle ne bouge pas. Elle attend que ça passe, ou que ça se décide.

Une vibration brève dans le sol, dans la pièce voisine, Claudine est levée.

Nahla se redresse. Son dos craque. Elle enfile son haut à manches longues. Croise son regard dans le miroir mais ne se regarde pas.

En bas, Claudine est assise, penchée sur une tige de menthe qu’elle effeuille. Une casserole tiédit sur le poêle. L’air sent la résine et l’humidité du linge mal rincé. Claudine ne lève pas les yeux.

Nahla ne signe rien. Elle hoche à peine la tête. Claudine répond d’un battement de cil.

Ce n’est pas un matin d’explication.

Nahla se sert une tasse. La tisane est piquante : thym, menthe. Elle boit debout, dos au mur, les mains sur la céramique tiède. Claudine continue, concentrée sur ses feuilles. Rien ne presse. Rien ne se dit.

Le reste de la matinée se dilate sans forme.

Claudine ne lui pose aucune question. Nahla ne dit rien. Elles se croisent, se frôlent, sans se regarder vraiment. La cuisine est propre. Les herbes triées, suspendues. Deux tiges de calendula reposent seules sur une assiette fêlée.

On devine Claudine ailleurs : un objet déplacé, un linge secoué, un frémissement d’air. Elle agit.

Nahla s’est assise près du mur nord. Elle n’a rien sorti, ou presque. Elle ouvre l’inventaire, comme on entrouvre un tiroir familier. Les objets répondent d’eux-mêmes. Elle trie, renomme, réorganise. Un flacon vers Aroma. Une ficelle rebaptisée. Le galet change de place deux fois. Les os d’Élidie dans Reliques. Elle pourrait partir demain. Ou plus tard, mais elle trie maintenant, elle en ressent le besoin.

Son sac est là, contre le mur. Le tissu est râpé, la sangle distendue. Il lui suffit. Elle n’a pas besoin de vérifier l’intérieur. Ce qui compte est ailleurs, déjà classé. Elle reprendra le sac tout de même. Pour l’avoir près d’elle. Pour que les autres y croient, peut-être. Et parce que ses mains, parfois, ont besoin de le tenir.

L’après-midi progresse sans bascule. La lumière reste uniforme. Une condensation fine perle sur les vitres. Nahla y trace des lignes du bout du doigt. Elle ne dessine rien. Elle regarde fondre la trace. Puis recommence.

Elle pense à Zaru. À Serianda. À leur absence. À leur présence possible. Peut-être qu’ils attendent un signe qu’elle ne sait pas donner.

Elle pense à Claudine. Mais la pensée se dérobe. C’est un angle blessé, une arête qui repousse.

Dans la pièce d’à côté, bien que plus lentement, sa mère suit ses habitudes.

Elles s’évitent, sans fuir.
Elles partagent la même maison, mais pas le même jour.

Le soleil est tombé derrière la colline sans que personne n’ouvre les volets.

Dans la pièce principale, la lumière baisse à peine. Le jour glisse encore sur les objets, s’amincit sur les arêtes. Nahla n’a pas allumé la lampe. Claudine non plus. Elles ont mangé peu. Chacune dans son coin. Elles ne se sont pas regardées.

Nahla est restée près de la vitre, à demi tournée vers l’extérieur. Le carreau est embué sur les bords, froid au centre. Elle trace parfois un cercle du bout de l’ongle. Pour s’occuper. Pour voir dehors.

Et c’est là qu’elle le voit.
Un mouvement, net, contenu. Quelque chose qui passe devant la fenêtre, à distance, au niveau de l’ancien puits — un endroit où rien ne passe jamais. Pas un chien, pas un renard. Rien.

C’est rapide. Un corps bas, mince, de la taille d’un blaireau peut-être. Mais trop allongé. Trop fluide. La silhouette n’a pas d’ombre. Pas de vibration tramique. Pas de halo.

Nahla reste figée. Son doigt sur la vitre, arrêté au milieu d’une courbe.

Elle se tourne. Claudine s’est levée. Elle a vu.
Elle ne s’approche pas. Ne parle pas. Mais ses mains bougent, claires, précises :

— Éclaireur bastion.

Elles s’approchent de la porte, ouvrent lentement et sortent. L’air du soir entre, chargé de mousse, de gravier humide. Pas de signe. Rien d’hostile. Mais quelque chose a frôlé la margelle. Deux traces obliques sur la pierre, nettes. Comme des griffes métalliques.

Claudine se penche. Observe. Puis signe de nouveau :

— Toi partir demain tôt.

Elle n'en dit pas plus. Elle n’a pas besoin.

Elles restent là un instant, à fixer ce que le jour a à peine vu. Il n’y a plus rien. Rien que la sensation persistante que la maison a été notée. Pas violée. Pas encerclée. Mais repérée.

Nahla rentre. Claudine ne la suit pas.

La pièce est redevenue tiède. L’air n’a pas changé, mais quelque chose, dans les gestes, s’est resserré.

Claudine referme la porte à double tour. Le loquet claque doucement, sans heurt. Elle reste un moment devant le bois fermé, la main posée à plat sur la surface, comme si elle retenait encore quelque chose. Puis elle revient vers la table. Elle ne regarde pas Nahla. Mais elle ne l’évite plus.

Nahla a repris sa place près du mur, les jambes croisées sous elle. Le sac est posé à côté, comme un animal enroulé. Elle ne fait rien. Elle attend.

Claudine passe près d’elle sans ralentir. Elle allume la lampe, ajuste la mèche. La lumière s’étale en ovale flou sur les murs. Le carnet de notes est toujours là, ouvert sur une page blanche. Une cuillère repose sur la nappe. Des objets sans but.

Au bout de quelques minutes, Claudine revient. Elle tient la couverture. Pas celle du lit : l’autre, celle que Nahla emportait à l’aube, enroulée dans son dos pour les cueillettes froides. Le tissu mêle ortie, chanvre, et des bribes de dentelle. Il a gardé l’odeur des herbes sèches et de la paille. Claudine la lui tend, sans mot.

Nahla la prend, l’enroule autour de ses épaules, sans répondre.

Mais elle ne baisse pas les yeux.

Claudine reste debout. Elle sort un petit pot d’onguent, le pose sur la table. Puis, sans commentaire, elle décroche une des fioles de la poutre et la glisse dans la poche du sac de Nahla. La jeune sorcière réarrange son sac et sa mère attrape sa main, observe ses doigts, les relache et dit :

— Tu sais ce que tu fais ?

La bouche de Claudine a articulé lentement, juste assez pour que sa fille lise sur ses lèvres.

Nahla ne signe pas tout de suite. Elle hésite, les doigts serrés sur le tissu. Puis elle bouge la main, doucement.

— Oui.

Claudine hoche la tête. Une fois. Pas en accord, pas en refus. Juste parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.

Elles restent ainsi, sans reprendre, sans chercher de suite. L’échange a eu lieu. Il ne sera pas répété.

Nahla se lève. La couverture la suit. Elle prend son sac. Monte les marches une à une, sans bruit. Elle sait que Claudine la regarde encore. Mais elle ne se retourne pas.

Dans la chambre, elle dépose ses affaires près du lit. La couverture reste autour d’elle. Elle ne se couche pas tout de suite. Elle reste assise, genoux repliés, dos contre le mur.

Ses griffes sont là, sous la peau. En veille.

Demain, il faudra partir.

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