Chapitre 1
La jeune fille est tapie. Le métal est froid sur sa joue, piqué de rouille, taché de poussière grise. Le sol vibre doucement. Une vibration grave, rythmée. Quelque chose d'énorme marche à quelques mètres, au ralenti. Elle ne peut pas l’entendre. Nahla est sourde. Mais elle le sent.
À travers le sol. À travers la plaque. À travers ses os.
Chaque pas est régulier. Étrangement précis. Trop lourd pour un humain. Trop mécanique pour un animal.
Un Mulescent. Ces anciennes bêtes de transport militaires, abandonnées aux confins des Bastions. Mulets d’acier, d’os et de câbles. Certaines sont tombées. D’autres… ont continué à marcher.
Elle imagine la bête, là-haut, bardée de capteurs éteints, de panneaux solaires fendus, les flancs mangés de rouille et les pattes bardées de vérins. Elle sait que leurs yeux sont creux, mais que leurs scanners peuvent détecter le moindre souffle. Et qu’en cas de menace, leurs systèmes d’autodéfense peuvent encore fonctionner.
Elles ne distinguent pas le vivant du reste. Juste l’anomalie. L’intrus.
Elle retient sa respiration. Ferme les yeux. Ses mains tremblent. Alors elle signe, des deux mains, un seul mot :
— Calme.
Malgré ses tremblements, son geste est net. Précis. Elle ne cherche pas à se convaincre. Juste à rester entière. Un clic lumineux se déclenche devant ses yeux clos. Elle rouvre les paupières. Un rectangle pâle flotte dans l’air, juste devant elle. Transparent et lumineux. Le monde autour est toujours là — tôle, gravier, ombre — mais l’écran est bien réel, bougeant avec les mouvements de sa tête. Suspendu dans l’air, comme accroché à rien.
TRAME ACTIVE
Entrée reconnue : gestuelle.
Compétence détectée : Langue des signes française
Compétence activée : Calme minimal
Effets : stabilité mentale +2 / résistance au stress +1
Elle fixe le rectangle, immobile. Les lettres sont claires, épaisses, blanches. Autour d’elle, tout reste silencieux — mais dedans, quelque chose bouge. Un calme étrange. Dense. Presque trop grand pour elle. Puis, une pensée surgit : la trame. Ce n’est pas possible. Elle n’a que dix ans. Chez les autres, ça commence à treize. Parfois douze ans et demi, au plus tôt. Pas maintenant. Et pourtant, l’écran est là. Suspendu dans l’air. Bien réel. Quelque chose l’a vue. Quelque chose l’a comprise.
Elle reste là un long moment, sans bouger. Tapie sous la plaque. Le souffle retenu. Attendant que les vibrations s’estompent, que le Mulescent poursuive sa route.
Quittant la tôle, elle se faufile entre les carcasses de voitures jusqu’à une vieille serre effondrée. Le sol est sec, les vitres brisées laissent passer la lumière pâle du ciel. Elle s’assied à l’abri d’un chariot rouillé, les jambes repliées sous elle. Son souffle est encore court. Mais elle n’a pas peur. Plus maintenant. Elle veut en savoir plus. Elle ferme les yeux et signe à nouveau :
— Calme.
Alors l’effet revient. D’abord dans la poitrine. Comme si un nœud se dénouait sans bruit. Ses épaules s’abaissent. Ses mâchoires se relâchent. Son cœur ralentit. Un vrai calme. Pas comme quand on fait semblant. Un calme qui tient. Puis qui s'efface doucement. Elle comprend qu’il est temporaire.
Une ligne clignote dans sa vision périphérique :
Ouvrir menu ? [O/N]
Elle fixe le O. L’écran réagit.
Statut
Nom : Nahla
Race : Humaine Niv. 2
Classe : N/A
Métier : N/A
Elle retient un souffle court.
Une classe ?
Claudine dit que les classes arrivent après une rencontre, ou une épreuve. Mais aussi que le système a des règles obscures. Que la Trame est née du mycélium, ou d’une IA dissoute dans les racines du monde. Cela fait des décennies maintenant. Depuis le Réveil du Vivant.
Stats
Vitalité : 10
Endurance : 8
Sagesse : 9
Force : 8
Résistance : 8
Volonté : 13
Dextérité : 12
Acuité sensorielle : 14
+3 points à attribuer
Vie : 275 / 275
Endurance : 200 / 200
Mana : 250 / 250
Elle lit chaque ligne lentement, les yeux écarquillés, sans bien savoir ce qu’elle regarde, mais sentant que tout cela — ces chiffres, ces termes — parle d’elle d’une manière qu’elle ne comprend pas encore. Elle se demande si ce qu’elle voit la décrit ou l’invente, si ces nombres figent ce qu’elle est ou révèlent quelque chose qu’elle ne savait pas.
Claudine l’a toujours dit : avant douze ans et demi, rien ne se passe. La Trame attend. Elle laisse les enfants tranquilles. Elle baisse les yeux vers ses mains. Ces mains qui signent depuis toujours, chaque jour, pour tout, même pour rien. Pour exister, pour comprendre, pour raconter. Elle n’a jamais pensé que cela pourrait compter. Pourtant, c’est peut-être ce qui a changé la règle.
Un frisson discret, presque timide, lui traverse le dos — pas un frisson de froid, mais de quelque chose d’autre, plus souterrain.
Comme si une porte s’était ouverte dans un endroit qu’elle ne connaissait pas encore, mais qui l’attendait depuis longtemps.
Soudain un mouvement attire son regard. Elle se tourne vers l'entrée de la serre et un chien surgit. Sale. Fiévreux. Tremblant de rage.
Analyse en cours...
CHIEN ENRAGÉ niv. ??
Il bondit. Elle signe :
— Calme.
Le chien ralentit, chancelle, s’arrête à mi-course. Elle s'enfuit. Courant de toutes ses forces mais il la rattrape. Elle se retourne et signe précipitamment :
— Calme ! Gentil ! Gentil ! Gentil !
Le chien incline légèrement la tête, interrompt sa course, s’assied, halète, puis reste immobile.
Lien harmonique instable détecté.
Connexion émotionnelle partielle avec : CHIEN ENRAGÉ niv. ??
Il est grand, haut sur pattes, le poitrail étroit et les flancs creusés. Son corps est taillé pour l’endurance : sec, nerveux, tendu sous la peau. Le poil est épais mais rêche, mêlé de noir sale, de brun poussière et de gris pierre. Une oreille est fendue, l’autre se dresse par à-coups. Une vieille cicatrice blanchâtre remonte du flanc jusqu’à l’omoplate. Ses pattes sont marquées, les coussinets fendillés. Le museau est long, les mâchoires puissantes. Dans ses yeux fauves, sombres et fixes, rien ne brille mais elle ressent en effet comme un lien entre eux en le regardant. Il n’est plus simplement là. Il est perçu. Relié.
Elle capte des éclats, sans chercher à les comprendre :
Instable. Affamé. Épuisé.
Comme une alerte sourde. Une brûlure d’urgence. Il tremble encore, mais ce n’est plus de rage. C’est autre chose. Plus près du vide que de la colère. Son lien avec lui existe. Faible, mais réel. Elle le sent : il vacille, mais ne rompt pas. Et sous cette tension, d’autres mots affleurent, fragiles :
Réponse : probable. Conditionnelle.
La Trame ne promet rien, elle émet seulement une possibilité. Nahla reste immobile — le chien pourrait répondre… ou disparaître, ou mordre.
Elle s’approche à demi, gardant les mains visibles. Le chien la fixe. Elle signe alors lentement, clairement :
— Toi rester ? Moi donner nourriture, abri, chaleur.
Il ne réagit pas.
La Trame s’ouvre soudain en elle, comme si chaque signe appris depuis l’enfance, chaque geste répété dans l’ombre, revenait d’un coup emplir son corps — et d’un seul souffle, elle comprend que tout cela comptait.
Un vertige doux l’envahit : tous ses gestes d’enfance, patiemment transmis, s’éveillent en elle d’un seul élan.
Et la Trame, depuis toujours, les avait vus, les avait reconnus — comme une compétence, à ce jour de niveau 9..
Elle tente à nouveau, cette fois avec un seul mot, concentrant toute sa volonté dans le geste :
— Nourriture ?
Le chien s’agite aussitôt. Il se relève brusquement et la fixe intensément. Elle perçoit sa réponse, comme par télépathie, sans équivoque :
— Oui !
Nahla se fige, stupéfaite.
Un frisson la traverse, plus profond que les autres — pas de froid, pas de peur, autre chose.
Entre elle et le chien, un fil se tend, invisible mais vibrant, et soudain elle sait.
Ce n’est pas juste une sensation : c’est nouveau, vivant, enraciné en elle — une compétence, oui… une manière de comprendre, de répondre, de parler au vivant.
Le chien continue de la regarder, comme en attente.
Elle soupire. Il faut trouver quelque chose à lui donner.
Elle fouille dans son sac : deux patates douces ramassées plus tôt, sa serpe… Elle se fige. La mémoire lui revient d’un bloc.
Sa serpe. Les plantes. Sa mère!
Il fallait absolument qu’elle trouve une plante particulière en grande quantité et qu’elle rentre chez elle! Sa mère est gravement malade! C’est la raison qui l’a poussée à sortir seule. Mais la chose monstrueuse, puis l’apparition de la trame, l’avaient complètement désorientée. Sauf qu'il est trop tard. Le crépuscule approche. Il lui faut un abri. Et vite.
Contre la serre délabrée, une vieille maison en parpaings se devine à travers la végétation. Toutes ses ouvertures sont obstruées par des planches. Elle se souvient vaguement de sa mère lui disant qu'elle était abandonnée. Elle court. Le chien sur ses talons. Elle tente de retirer une planche, mais n’a pas assez de force. Elle panique — puis active Calme minimal sans même y penser. La sensation est immédiate : le sang-froid revient. Elle observe. Respire. Cherche une solution.
Près de la serre, une longue cornière en acier rouillé dépasse du sol. Elle parvient à la dégager. La glisse dans un interstice entre deux planches, agrippe l’autre extrémité, et force. La planche inférieure cède en se brisant. Elle libère une ouverture sombre, sans porte derrière. Elle ne distingue pas grand-chose à l’intérieur, mais l’air est sec, figé. Il sent la poussière. Un parfum rassurant. Avant d’entrer, elle s’agenouille. Sa serpette en main, elle cueille plusieurs touffes d’une herbe qui pousse en abondance autour de la maison. Des notifications trame s’empilent dans un coin de sa vision, mais elle les balaie d’un geste mental. Elle sort son briquet. L’ouverture fait à peine vingt centimètres de haut. Elle s’allonge et se faufile à l’intérieur.
Elle se redresse lentement et craque son briquet. Le couloir s’éclaire faiblement : du parquet au sol, un papier peint jauni et décollé sur les murs. Le chien, tout contre sa jambe, frissonne. Elle lui caresse doucement l’arrière du crâne, puis lui tapote le flanc — pour le rassurer, ou se rassurer elle-même. Un buffet se dresse à droite, un porte-manteau vide à gauche. Elle tire les tiroirs du meuble. Le premier est un capharnaüm : pin’s, stylos, allumettes, cartes de tarot, mouchoirs, piles, et cure-dents éparpillés. Le second contient une dizaine de longues bougies rouges, intactes. Bingo. Elle en allume une, glisse les autres dans son sac, ajoute les allumettes et quelques cure-dents. Elle avance prudemment. Le séjour s’ouvre devant elle, plongé dans la pénombre. Une cheminée, un vieux canapé, une bibliothèque débordante couvrant tout un mur, une grande table et deux chaises. Elle fait couler un peu de cire sur la table et y fixe la bougie allumée. Puis, en allume une autre à sa flamme. Elle veut être certaine d’être seule ici. Elle explore chaque pièce : une porte mène à la cuisine, une autre à une chambre, qui donne sur une petite salle de bain avec toilettes.
Rassurée, elle revient dans la cuisine, y fixe une bougie sur le plan de travail, puis fouille les placards un à un. Enfin, elle trouve une bouteille de vinaigre. La jeune fille retourne au salon, pose la bouteille sur la table, y dépose son sac, puis s’assoit devant, lâchant un long soupir de fatigue. Face à la flamme vacillante, sa respiration ralentit peu à peu. Elle sort les plantes de son sac et les effleure, les respire. L’odeur est douce, herbacée, presque amère. De l’Achillée Millefeuille. Elle ferme les yeux.
Un frisson court sous sa peau, net, vertical.
Elle voit les écrans s’empiler. Des noms de plantes. Des gestes. Des dosages. Comme si la Trame déroulait le parchemin de son expérience passée. Elle comprend : ce n’est pas ce qu’elle vient de faire. C’est ce qu’elle a toujours fait — cueillir, observer, échouer, recommencer — et qui s’enroule en un seul point : maintenant.
C’est brutal et doux à la fois, comme si son corps validait ce que la Trame n’a pas dit.
Elle a franchi quelque chose.
Une compétence est née. Pas tombée du ciel : forgée.
Ce savoir qui germe en elle n’a pas été semé, mais nourri : Claudine en a été le terreau.
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