Chapitre 3
NAHLA
Une pensée claire perce l’obscurité de son sommeil, comme une étincelle dans la brume :
— Nahla. Debout. Danger!
Elle ouvre les yeux. Zaru est debout, tendu, les poils hérissés. Il grogne, fixant l’obscurité. Dans le salon, trois formes rampent lentement. D’abord floues, elles se précisent : silhouettes trapues, pelage terne, mouvements secs. Elle se lève et attrape sa serpe. Une odeur âcre lui parvient. Elle tente de les identifier :
Raton de labo modifié / Niv. 4
— Comportement : agressivité extrême
— Altérations : musculature hypertrophiée, coordination altérée, réponses à la douleur inhibées.
La lueur brève flotte devant ses yeux, puis disparaît.
L’odeur est acide, la lumière trop faible pour tout voir, mais leurs ombres sont nettes.
Zaru attaque le premier, le tue sans hésiter, puis saisit le cadavre, se retourne… et s’éclipse dans l’ombre du couloir.
Elle reste figée, visiblement, Zaru ne fera rien de plus.
Les deux autres avancent.
Elle signe, faiblement :
— Calme.
Ils ne ralentissent pas.
Le premier bondit, lacère son bras ; elle tombe, la serpe glisse.
L’autre la mord à la jambe — elle sent ses incisives trancher sa chair, la douleur est fulgurante
Alors elle crie.
Un cri rauque, brut, déséquilibré, lancé sans mesure. Elle ne l’entend pas, mais elle sent sa poitrine se vider, le sol résonner comme ses propres os. Un des ratons tressaille. De l’autre côté de la cloison, dans le couloir, Zaru s’arrête, figé par l'effroi.
Elle rampe, récupère la serpe, frappe à l’aveugle, tranche un flanc. Le sang éclabousse sa joue, chaud. Un mouvement rase sa droite. Elle tourne trop tard. Sa vision ne couvre pas tout. Le deuxième lui grimpe dessus, griffe son dos, la plaque au sol ; elle encaisse, mord la douleur, frappe encore. Même quand ça ne bouge plus, elle frappe encore. Une fois. Deux. Puis s’arrête, haletante.
Elle s’effondre au sol, les bras en feu, la gorge écorchée — seule.
Je vais mourir ici, comme une bête. Sans geste. Sans témoin.
Ses vêtements sont froissés, tâchés de poussière, de salive et de sang. Les yeux restent fixes, grands ouverts, et dans leur noir : une tension froide, dure, tendue vers la suite.
Elle ne voit même pas les notifications qui s’affichent. Pourtant, quelque chose en elle a changé. Une chaleur discrète, presque intérieure, remonte lentement depuis sa poitrine. Ça ne guérit pas tout. Mais les bords de ses plaies cessent de brûler. Son souffle devient moins saccadé. Ses muscles se relâchent un peu. Pas un soin. Une réinitialisation partielle. Comme si la Trame — sans rien dire — l’avait recousue juste assez. Elle reste figée, la serpe encore en main, les jambes lourdes, le souffle court. Le sang au sol fume légèrement. L’odeur est âcre. Elle fixe le plafond.
— Nahla. Couloir.
La voix de Zaru claque dans son esprit, plus sèche que d’habitude. Elle sursaute, le croyant déjà loin. Elle se redresse avec raideur et contourne le sang et les corps dans le salon.
Zaru l’attend au bout du couloir, le corps tendu, figé devant un trou béant dans le sol. Il ne la regarde pas. Elle ralentit, à demi méfiante. Elle met quelques secondes à comprendre. C’est l’endroit où elle avait trouvé le buffet, la veille. Elle l’avait déplacé pour combler la porte. À cet emplacement, contre le mur, il y avait… une trappe ouverte, rectangulaire et ancienne. Des charnières rouillées, un bois moisi aux bords sombres et griffés. Une échelle mène vers le bas, engloutie par l’ombre. L’air qui en remonte est épais, chargé d’odeur de bête, de saleté, d’humidité.
Elle fixe l’ouverture sans bouger.
Nouvelle Quête : Racines corrompues
– Découvrir l’altération.
– Stopper sa propagation si possible.
– Libérer ce qui peut l’être.
Récompense : inconnue.
Non. Pas maintenant, pense-t-elle, en refermant la trappe.
Elle repousse le buffet à sa place, l’esprit encore secoué par ce qu’elle a vu — ou compris. Puis elle se retourne.
Zaru l’attend. Immobile. Le regard planté dans le sien.
Elle s’approche d’un pas. Fronce les sourcils. Ses mains claquent l’air :
— Moi · danger ! Pourquoi · toi · partir ?
La réponse arrive sans détour, dans sa tête, comme une lame :
— Tu n’es pas morte.
Un tremblement secoue sa gorge. Elle tremble de rage.
Elle signe, plus violemment :
— Moi · seule ! Toi · savoir ! Toi · partir · quand · même !
La voix mentale répond, calme, sans pitié :
— Il le fallait.
Il avance. Un pas. Sans menace. Mais chaque mouvement résonne comme une sentence.
Tu es encore debout. Tu respires. Tu vois mieux, maintenant.
Elle serre les poings. Elle hait sa voix dans sa tête. Elle déteste ce qu’elle sait être vrai.
Il continue :
Tant que tu comptes sur moi, tu es faible. Je casse ça. Sinon, tu crèves. La Trame est dure. Pas un refuge.
Elle le fixe, les yeux humides, le souffle court. Puis elle signe, encore en colère :
— D’accord ! Mais · avant · toi · dire ! Moi · décider · seule · ou · pas !
Zaru s’arrête. La toise. Et laisse tomber, sans chaleur :
— Personne ne choisit son sort, petite humaine.
Elle ne répond pas. Plus maintenant. Elle tourne les talons. Avance.
Sans se soucier de sa présence ou non.
Elle ne tremble plus. La fatigue, disparue. Comme si quelque chose, en elle, avait été nettoyé de l’intérieur. Depuis qu’elle a monté de niveau, tout est plus clair. Plus calme. Une attention aiguë, une présence pleine. Même la douleur s’est effacée — il ne reste qu’un frémissement discret, prêt à revenir. Elle se met en mouvement sans réfléchir. Rassemble ses affaires. Fouille son sac. Ses doigts trouvent vite le carnet — vieux, gonflé d’humidité. Une note en rouge :
Origanum vulgare. Hameau de Clavelier. Pierres sèches. Orientation sud.
Elle referme le carnet, le cale contre son flanc. Prend les bougies. Sa serpe. Vérifie la gourde. Plie les tissus. Ressert les sangles. Ses gestes sont nets. Déterminés. Elle sait ce qu’elle doit faire.
Zaru sort le premier.
Il glisse entre les planches sans bruit, le dos frôlant le bois, les pattes étirées. Nahla se baisse aussitôt. Une main au sol, l’autre calée au bord du bois. Elle pose son oreille contre son avant-bras, comme on s’enroule dans soi-même. Et elle regarde.
Dehors, l’aube délivre une lumière crue, sans chaleur.
Zaru s’est arrêté à quelques mètres. Il scanne l’air, les muscles tendus. Il ne la regarde pas.
— Mulescent. Pas loin, transmet-il.
Nahla ne répond pas. Elle étale ses doigts sur le sol.
Elle ressent un rythme grave, irrégulier, profondément mécanique. Pas tout près, mais en approche.
Elle ferme les yeux. Laisse la vibration remonter dans les bras, traverser ses omoplates. Elle se glisse rapidement à l'extérieur.
Puis elle se redresse, pointe du doigt une direction, au nord-ouest. Un détour, net.
Zaru hésite une seconde. Puis la suit, dans un souffle de poussière.
Ils contournent les maisons restantes, glissent entre un vieux mur d’école et un massif d’orties. Un volet claque, mais Nahla ne l’entend pas. Ce sont les ombres qui l’alertent. Une variation de lumière, une vibration dans les herbes.
Elle reste vive. Les yeux grands ouverts. Chaque détail vient par la périphérie.
Quand ils atteignent la limite des bâtis, elle s’arrête et se retourne.
Derrière eux, le village d'Alyre.
Les maisons simples tiennent encore. Les fenêtres sont brisées, les murs couverts de lierre, mais la structure reste.
La Trame a épargné ces murs-là. Juste les refuges. Les abris.
Devant elle, la pente s’élève. Les herbes deviennent épaisses, grasses, collantes. Des murets disjoints serpentent entre les ronces, comme des cicatrices. Et plus haut, comme un rideau noir, la forêt.
Celle des Bâtisseurs.
Elle avance un pas. Puis un autre.
Et là, Zaru s’arrête net.
Elle sent plus qu’elle ne le voit : une tension soudaine, une retenue.
Elle se retourne. Il est resté à l’orée, raide, le poil hérissé. Il ne grogne pas. Mais ses yeux fouillent l’ombre entre les troncs.
Elle lève la main. Lui signe :
— Quoi · toi · voir ?
Il ne répond pas tout de suite. Il tourne sur lui-même, deux pas. Sa queue fouette l’air, basse. Ses oreilles pivotent sans ordre.
Puis il exprime :
— Territoire défendu.
Nahla reste un instant immobile. Elle pense à Claudine. À ses gestes précis. Les galeries, les sentinelles, les règles. Elle l’avait dit : on ne rentre pas n’importe comment.
Elle inspire, lentement. Son cœur tape, fort mais régulier.
Elle signe avec fermeté :
— Moi · aller ; Moi · seule.
Et elle tourne les talons.
Elle entre.
Une odeur de bois mort, de sève figée et de champignons en décomposition la saisit d’un bloc, comme un avertissement sans forme.
Le sol change aussitôt. Plus mou. Plus vivant. La mousse sous ses pieds semble absorber le son de ses pas. L’air est chargé. Dense. L’humidité colle aux joues, aux cheveux, entre les doigts. Elle avance, mais chaque pas est attentif. Elle ne touche à rien. Autour d’elle, les troncs sont trop grands. Trop nombreux. Trop proches.
Et derrière elle, soudain, un frôlement.
Zaru la suit. Et pour l’instant, ça suffit.
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