Chapitre 4

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NERIO

Il gratte. Encore. Lentement.

Ses griffes râpent le béton dans un bruit sec. Pas pour s’évader — il sait que ça ne mène nulle part. C’est juste... pour sentir. Pour savoir qu’il est encore là.

Le sol est tiède, couvert d’une fine couche de poussière grasse. Odeur d’huile. De sang séché. De viande crue, traitée. On y jette les restes, ici. Les carcasses d’unités avariées. Il y travaille depuis trente-deux cycles.

Officiellement, il est XR-218/b. Marqué sur le bras et probablement sur la nuque aussi même s'il n'a aucun moyen de vérifier. Mais personne ne l’appelle ainsi. Il est Banard. L'anomalie. Une chimère ratée de renard banni de la surface. On ne lui parle pas. On le cogne. On l’utilise.

Il est courbé. Pieds nus. Peau fine sur les chevilles, pelage rêche sur l’échine. Sa queue tremble par saccades incontrôlées. Il déteste ça. C’est sa partie la plus vivante. Celle qu’il ne maîtrise jamais.

Ce soir, il a mal aux crocs. Ils poussent encore. Lentement.
Comme des ronces dans la mâchoire.

Il se redresse juste un peu. Une lumière grésille plus loin, au fond du couloir. Banard se couvre désespérément les oreilles. Le haut parleur crisse :

SOUS-NIVEAU 12. ZONE ORGANIQUE. ISOLATION DU SECTEUR. EXTINCTION DES FEUX. BIIIIIIIP!

La torture ne cesse pas à l’arrêt du son suraigu. L’écho douloureux continue de lui vriller les oreilles pendant une longue minute. Il reste crispé, les babines retroussées, un grognement plaintif mourant au fond de sa gorge alors que la lumière s'éteint.

Ses oreilles sifflent encore, douloureuses, brûlées par l’annonce. Il serre les dents. Une bouffée de colère lui monte à la gorge, vive, amère.

Mais à quoi ils pensent, bordel ?
Il est seul. Complètement seul dans ce putain d’étage depuis des mois. Tout le monde le sait. Et puis, quel intérêt ?
Je vois très bien dans le noir, bande de connards! Vous croyez quoi !? Que j’ai hérité de quoi avec vos saloperies d'expériences !?

Une pensée lui répond immédiatement.

— Savent-ils seulement pour tes yeux?

Banar sursaute.
Il se relève d’un bond, queue hérissée, muscles tendus à l’extrême. Il scrute autour de lui, le souffle court. Personne. Juste la pénombre grasse et la lumière qui meurt lentement au fond du couloir. Puis son regard accroche un mouvement minuscule, à la frontière du mur et du sol couvert de poussière. Un insecte sombre aux antennes vibrantes. Un simple cafard.

Il le fixe sans bouger, incrédule, cœur battant. Il hésite. Tente un mot dans sa tête, juste pour vérifier qu’il devient fou :

— Tu m’entends ?

La réponse tombe aussitôt :

— Disons qu’il serait difficile de ne pas t’entendre.

Banar se sent vaciller. C’est absurde. C’est ridicule. Et pourtant, il répond encore, parce que c’est la seule chose qu’il lui reste à faire :

Tu es dans ma tête ?

Un silence. Une hésitation presque imperceptible. Puis la voix du cafard revient, parfaitement calme :
— Non. Je suis sur le mur. Juste là. Si tu approches, tu peux me voir. Mais oui, je t’entends penser.
Il marque un temps très bref, comme pour s'assurer d'être bien compris, puis ajoute avec une nuance subtile d'humour sombre :
Ce n’est pas spécialement agréable, d'ailleurs.

Banar avance lentement. Il pose une main contre le mur froid, à quelques centimètres seulement de l’insecte. Il se penche, scrute le cafard, les yeux plissés.

C’est un insecte ordinaire, brun sombre, dur, banal. Mais il est là. Et sa voix est claire, précise, froide.

Banar sent sa gorge se serrer légèrement.

Ça fait combien de temps que t’es là? Que tu m’écoutes?

— Oh pas longtemps, 6 ou 7 jours, un cycle pour toi.

Puis il ajoute rapidement :

Depuis combien de temps vois-tu dans le noir?

— Hein? Euh… je ne sais pas… je m'en suis rendu compte il y a 2 cycles peut-être…

— Hmm.

Le cafard incline légèrement une antenne, comme s’il goûtait la réponse.

Alors le Carnemancien n’est pas au courant. Sinon tu ne serais plus ici.

Banar fronce les sourcils.

Tu sais, le “Docteur” de ton bastion…

Banar blêmit. Sa bouche s’entrouvre. Il ne répond pas.

Un frisson. Une douleur sourde, au creux du dos.
Et d’un coup, ça lui revient.

Une pièce blanche. Trop blanche.

Une lumière dans les yeux — un cercle, suspendu au-dessus.

Le bruit humide du cuir qu’on tire, qu’on resserre.

Des gants froids sur sa peau. Une voix. Pas forte. Juste méthodique.

— Encore un test. Si ça prend, on le garde. Sinon…

Une pression dans la nuque. Une aiguille.

Un goût métallique dans la bouche.

Puis plus rien.

Banare cligne des yeux. Le mur devant lui est flou. Il serre les mâchoires sans s’en rendre compte.

— Le Docteur…

Il n’achève pas. La phrase meurt au fond de sa gorge.

Un silence.

Il redresse la tête, la voix plus rauque :

— J’étais quelqu’un. Avant qu’ils me prennent.
Maintenant… je ne suis plus rien.

— Hmm. Comment t’appelles-tu ?

— Banard… Je crois. Je ne sais plus.

— Je peux fouiller un peu. Si tu me laisses entrer.

Il hoche lentement la tête. Une fois.

Le cafard bondit sans prévenir sur son crâne et se cale entre ses deux pointes.
Un frisson remonte le long de son échine. Sa queue bat nerveusement. Ses oreilles se rabattent en arrière.

Ne bouge pas trop. Je n’ai jamais sondé un hybride.

— D’accord…

L’insecte glisse jusqu’au pavillon droit. Ses antennes s’agitent. Aux extrémités, un filet blanchâtre se tisse. Une vrille. Mycélienne. Elle s’enroule doucement.

— Ça va chatouiller.

Banar retient son souffle. Il attend le choc. La brûlure.

Mais non. Un souffle frais s’installe dans l’oreille. Une lenteur étrange. Quand la vrille atteint le tympan, elle s’y déploie en corolle fine, pulsant au rythme exact de son cœur.

Un murmure froid lui traverse le crâne.
Une lien invisible dans son oreille droite, souple et fine comme une fougère.
Il reste figé. Même sa queue cesse de s’agiter.
Le monde devient plus dense, plus épais. Les murs semblent s’écarter. Le béton pulse.

Je cherche… souffle-t-elle, toute proche mais intérieure.

Il la sent, qui fouille, pas dans ses pensées, mais dans quelque chose de plus ancien. Un endroit plus profond. Plus organique.

Puis elle s’arrête.

Il y a un verrou.

Sa voix n’a pas changé. Mais elle se tend. Un rien. Une hésitation dans le flux.

Quelqu’un… a fermé la porte. À l’intérieur. C’est cicatrisé, presque dur. Une plaque. Comme une écaille de verre.

Il ne comprend pas. Il ouvre la bouche, mais ne dit rien.

Attends, dit-elle. Je crois que je peux…

Elle module. Il ne sait pas comment. Pas avec des mots.
Avec le filament lui-même. Elle l’accorde. Le fait vibrer autrement.

Alors le verrou cède.

Mais pas comme prévu.

Une secousse.
Pas de douleur. Mais une sensation inversée, violente.
Le fil ne transmet plus seulement dans un sens.

Il voit.

Un mur suintant. Des centaines de carapaces.
Des œufs fendus. Des larves immobiles.
Silence.

Une voix. Ancienne.

Regarde Noctua. Regarde tout ce qui reste. Et vis.

Elle rampe. Seule. Et dans la lumière morte, elle mange ce qui reste de sa génération.

Puis tout s’effondre en noir.

Il sursaute. Le filament se brise dans un éclat froid.
Noctua saute en arrière. Elle vibre.
Ses antennes sont tendues, droites comme des aiguilles.

— Nerio.

Une vague de tremblement le frappe. Un frisson remonte dans sa gorge.

— Quoi ?

— C’est ton nom.

Il ne sait pas.
Mais il hoche la tête. Lentement. Comme si ce mot avait glissé sous sa peau, sans résistance dans sa poitrine.

— Je… pardon. Je voulais pas voir ça.

— Tu n’y es pour rien, le coupe-t-elle. C’est moi qui ai créé ce lien.

Elle se détourne, grimpe le long du mur.
Puis elle se met à marcher. En boucle. En silence.
Elle trace des huit irréguliers sur le béton, ses pattes marquant des points d’appui précis, presque nerveux.
Une boucle et une autre. Puis une troisième, plus lente.

Et je n’ai pas honte de mon passé.

Elle s’arrête net et se retourne vers lui.

Appelle-moi Noc.

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