Chapitre 5
NAHLA
Dès les premières branches, la lumière se tasse.
Elle ne disparaît pas — elle se traduit. Se dépose en nappes vertes sur les troncs, les pierres, la mousse. L’air est plus humide, mais il ne colle pas : il retient.
Chaque pas de Nahla s’enfonce d’un centimètre, pas plus. La mousse se tasse et se soulève. Elle avance à pas lents, Zaru juste derrière, silencieux. Ses griffes frôlent les feuilles mortes sans les déranger.
Puis, à un embranchement, le sentier se dédouble. Deux branches d’un même corps. Et au centre, posée sur une dalle moussue, la sculpture.
Nahla s’arrête. Zaru aussi.
Il ne grogne pas. Il ne regarde pas. Mais ses épaules s’abaissent d’un souffle.
Et dans le silence qui suit, elle comprend qu’ils sont déjà vus.
La statuette mesure un peu plus de cinquante centimètres.
De terre cuite brute, craquelée par endroits, mais entière. Trois colonnes surmontées de dômes, soudés les uns aux autres, percés chacun d’une ouverture ronde, noire, mate. On pourrait croire à des fenêtres si ce n’était leur noirceur pleine.
Au sommet de chaque bulbe, un chapeau plat, large et fin, strié comme les lamelles d’un vieux champignon, les bords fendillés, envahis de mousse.
Des traces griffées marquent le socle, certaines récentes, d’autres effacées.
C’est un seuil.
Elle sait quoi faire.
Alors elle pose un genou, puis l’autre.
Ses paumes s’ouvrent. Se posent.
Elle incline la tête. Son front frôle la mousse fraîche. Ses épaules ne bougent plus. Rien ne change autour.
Puis quelque chose se relâche.
Un minuscule craquement d’écorce, très loin, fait réagir Zaru. Une pression qui s’allège sur la nuque. Le vent qui revient.
Elle reste quelques secondes encore.
Puis se redresse. Lentement. Nettoie ses mains sur son pantalon. L’humidité a traversé. Une odeur de feuille morte s’incruste dans sa paume.
Zaru ne bouge pas quand elle revient. Il la suit dès qu’elle bifurque, sans un son.
Ils prennent la sente de gauche. Celle qui penche légèrement vers le creux.
La mousse y est plus dense, plus brune.
Et déjà, les arbres se resserrent.
La forêt change. Le sol devient plus sec, plus rocheux. Les troncs s’écartent un peu, laissant passer un souffle d’air plus froid. Des racines saillantes affleurent, enroulées comme des veines noires.
Nahla baisse les yeux. Elle sent une tension dans la plante de ses pieds. Une vibration irrégulière, comme si quelque chose respirait à l’envers sous la pierre.
Zaru hume l’air. Il ne dit rien.
Ils passent entre deux troncs tordus. Et là, sans bruit, une forme surgit du couvert.
Trop gros pour un renard. Trop droit pour un chien.
Poitrail large. Longues mâchoires. Pelage sale.
CHIEN LOUP niv. ??
Agressivité détectée — seuil critique. Danger immédiat.
Il a le museau fendu sur le côté. Une balafre purulente qui court jusqu’à l’oreille.
Une corde pend à son cou, nouée trois fois.
Il les fixe. Son œil gauche est voilé. L’autre est vif.
Il parle dans leur esprit. La voix grave, râpeuse :
— Zaru.
Un silence. Il s’avance d’un pas.
— Regarde-toi. Tu guides des petites humaines maintenant ? Tu donnes ton odeur à des créatures sans meute ?
Il ricane.
— On t’a vu fuir. Tu crois qu’on t’a oublié ? Et tu reviens en soumis aux humains.
Zaru grogne. Un grondement de menace — un grondement de gorge, contenu.
— Tu n’es pas chez toi ici, reprend l’autre.
Puis il tourne la tête vers Nahla et crache :
— Et toi… Tu crois qu’il t’appartient ? Il t’utilise. Les hommes ne possèdent plus les nôtres !
Son épaule vibre. Et soudain, il attaque.
Mais pas Zaru.
Nahla.
Il bondit. Une masse fauve. Une mâchoire ouverte.
Elle n’a pas le temps de signer. Juste de pivoter.
Griffes en avant, il la percute à l’épaule, elle tombe en arrière, roule contre une racine. Sa main heurte une pierre. Sa vision vacille.
Zaru aboie puissamment.
Mais avant qu’il n’atteigne le chien-loup, l’air se fend d’un cri sifflant.
Une lame vive — non, un canidé. Un éclair rouge brun. Trop rapide pour qu’on le suive. Il lacère le flanc droit de l’assaillant d’un seul geste, puis disparaît.
Un hurlement, rauque, déchiré. Le chien-loup chancelle.
Déjà, une deuxième forme fend l’espace : plus petite, rousse, acérée. Elle passe à gauche, laisse une entaille nette dans la chair.
Deux renardes surgissent de l’ombre, se figent de part et d’autre de l’intrus. Elles ne bougent plus.
Leur regard est fixe. Tranchant. Inhumain.
Le chien-loup se fige, le souffle court. Le sang perle sur ses flancs, chaud, abondant.
Rouge-brune s’exprime :
— N’avons-nous pas prévenu ton clan il y a deux semaines déjà, Radek?
Radek ricane et se détourne, mais avant même que sa patte ait effleuré le sol, Orange est déjà sur lui — fulgurance pure. Une mâchoire se referme sur son oreille et l’arrache net, sans effort apparent. Dans le même souffle, une griffe, fine comme une lame de verre, longue de cinq centimètres, vient se poser contre sa gorge
Nahla est sous le choc, à ses yeux la renarde s’est presque téléporté d’une distance de 6 mètres.
Un hurlement de terreur s’éteint dans la gorge de Radek.
— Tu ne sais même pas lire un écart de niveau ? demande-t-elle en appuyant un peu plus sa griffe.
Et alors, un bruit plus profond. Une pesanteur.
Le sol vibre. Une ombre avance entre les troncs.
Une blairelle massive apparaît, le dos bas, les griffes visibles.
Elle ne court pas. Elle avance comme un verdict.
— Je crois que Radek a compris, Serianda, laisse le aller s’il te plait.
La renarde nommée Serianda retrousse ses babines dans un rictus féroce et réplique :
— Matriarche, il a pénétré sur nos terres sans autorisation et a attaqué une enfant, il mérite la mort.
La grande blairelle s’installe délicatement près de Zaru et Nahla, puis elle se tourne à nouveau vers Serianda.
— Si tu en es persuadée, pourquoi est-il encore en vie?
Serianda ne répond pas tout de suite. Elle fixe la Matriarche, les muscles raides sous le pelage. Puis, lentement, elle abaisse sa griffe.
Le chien-loup ne bouge pas. Il reste là, haletant, la queue entre les jambes, figé entre la peur et l’humiliation.
Alors la renarde incline légèrement la tête, fait claquer ses mâchoires dans sa direction — sec, bref, presque joueur — et ponctue le geste d’un jappement rauque.
Radek sursaute. Ses pattes se tendent. Un instant figé, puis il détale, l’oreille plaquée, sans même un regard en arrière.
La Matriarche suit un instant du regard la silhouette fuyante de Radek. Puis elle pivote vers Serianda — un simple hochement. L’affaire est close.
Elle se tourne alors vers Nahla. Un silence s’installe. Même la forêt semble retenir ses bruissements.
— Enfant.
La voix est grave, rugueuse, mais pas hostile. Plutôt… attentive :
Qu’en est-il de Claudine ? Elle ne serait pas restée en arrière sans nécessité.
Nahla hésite, puis signe :
— Maman… malade. Moi chercher plante. Origan. Clavelier.
La blairelle ne répond pas tout de suite. Elle s’avance d’un pas, massif mais fluide, et s’arrête juste devant Nahla.
Elle la regarde. Longuement. Puis s’abaisse légèrement, renifle discrètement la main encore tendue.
Elle incline un peu la tête, inspecte la posture, les pupilles, la façon dont Nahla tient sa serpe, les éraflures aux genoux, la poussière sur les manches.
— Elle t’a laissée partir seule, donc. Elle savait ce qu’elle faisait.
Ses yeux s’arrêtent sur un point invisible près de la tempe de la fillette, comme si elle y lisait une ombre.
Tu portes déjà la marque. Tu as été vue un peu tôt.
Elle se redresse. Pas d’émerveillement. Pas d’inquiétude. Juste une constatation, lourde de conséquences.
Ainsi soit-il.
Elle se tourne à demi vers Serianda, puis vers Zaru.
Il reste un point à trancher, dit la Matriarche, toujours tournée vers Nahla. Celui du chien.
Nahla lève les mains, sans trembler.
— Zaru. Ami.
Un silence. Dense.
La Matriarche tourne la tête vers Zaru. Elle l’observe longuement. Il reste immobile, mais elle perçoit les détails :
la tension dans ses pattes avant, les oreilles rigides, la respiration trop régulière pour être naturelle.
Elle voit le regard fixe, trop fixe — celui qui cherche à ne rien trahir.
Alors elle comprend. Ce n’est pas la peur d’être jugé. C’est pire. C’est la peur d’être nommé, de devoir répondre, de devoir dire oui.
Ce n’est pas un chien qui se cache : c’est un être qui n’a jamais appris à être choisi.
Elle incline légèrement la tête. Un souffle plus bas :
— Elle t’a tendu quelque chose… et tu ne sais pas quoi en faire… Ce qu’on ne dit pas encore… on ne le décide pas encore.
Mais soit. L’heure tourne. Petite, si tu cherches l’origan, tu n’as pas de temps à perdre.
Elle se détourne, d’un geste mesuré, puis vers Nahla :
Vous pouvez passer. Jusqu’à la frontière. Le sentier est à vous.
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