Chapitre 6
Ils marchent depuis plusieurs minutes. Le sentier serpente doucement entre les troncs, bordé de pierres humides et de ronces maigres. La lumière baisse à peine, juste assez pour rappeler que l’heure tourne.
Nahla ne dit rien.
Elle repense à la scène. À la tension contenue. À Serianda, sa vitesse, sa façon de cracher l’oreille de Radek sur le côté. À Radek, tremblant et figé juste après son dédain.
Elle comprend maintenant. Ce n’est pas la Matriarche qui a épargné Radek. C’est Serianda qui a choisi. Elle aurait pu le tuer.
D’ailleurs la Matriarche n’a pas ordonné. Elle a simplement posé une question.
Si tu penses qu’il doit mourir… pourquoi est-il encore en vie ?
Une manière de faire tenir le choix à celui qui le prononce.
Ce n’est pas une hiérarchie comme chez les humains. Pas une chaîne.
Plutôt… une structure. Comme les racines autour d’un arbre. Un maillage.
Elle avance encore. Les feuilles craquent à peine. Zaru est là, derrière elle, un peu à droite, silencieux.
Puis sa voix claque dans son esprit, sèche :
— Tu n’avais pas à dire ça.
Elle s’arrête. Se retourne. Il ne la regarde pas.
Elle signe lentement :
— Moi · penser · que · vrai.
Il ferme un instant les yeux, puis détourne la tête.
Elle reste figée, mains le long du corps.
Le vent soulève doucement un brin de cheveux devant ses yeux.
Les feuilles crissent sous leurs pas arrêtés.
Il ne s’est pas éloigné. Il n’a pas répondu.
Elle repense à sa main, plus tôt, quand elle avait posé les signes devant la Matriarche.
Zaru. Ami.
C’était sorti tout seul.
Peut-être que ce mot est trop lourd pour lui. Trop tôt. Peut-être que pour lui, un ami, ça meurt.
Ou ça part.
Mais il était resté. Il était là. Il avait marché derrière elle. Elle avait senti son souffle. Et pour elle, ce n’était pas rien. Ce n’était peut-être pas « ami », comme dans les livres.
Mais c’était vrai. Et ça comptait.
Le sentier s’incurve doucement, et entre les feuillages, une masse se dessine, sombre et irrégulière.
Nahla ralentit. Elle plisse les yeux.
Une construction surgit de la terre comme un fruit ancien, élargi vers le sommet, recouvert d’écailles de terre cuite et de plaques compactées. On dirait une pomme de pin renversée, lourde et parfaitement stable, ancrée dans le sol comme un organe végétal endormi.
À son sommet, un large rebord déborde, courbé comme un chapeau de champignon, ombrageant une vaste terrasse circulaire. Des ouvertures, oblongues et orientées vers le sud, jalonnent les flancs du bâtiment — autant de bouches silencieuses tournées vers la lumière.
Sur la terrasse, une silhouette.
D'abord une ombre nette, dressée contre le ciel pâle. Puis la lumière glisse sur elle, et le roux éclate — vif, presque flamboyant, balayé par le vent.
Le poil est épais, brillant, ourlé de noir sur le cou et le dessous du museau, comme si la renarde portait une gorge d’encre. Serianda.
Elle ne bouge pas. Elle regarde.
Une seconde plus tard, elle n’est plus là.
Nahla sursaute malgré elle.
Le vent bruisse entre les feuilles. Puis une vibration brève, un froissement sec. Et soudain, elle est là, à trois mètres devant eux, parfaitement droite, comme tombée sans bruit du ciel.
Zaru tressaillit à peine. Il entrouvre les mâchoires :
— Crâneuse.
Serianda incline le museau, ses crocs affleurent à peine.
— Lenteur.
Zaru redresse légèrement les épaules, fait un pas vers elle.
— Tu veux une course ?
Elle émet un souffle bref. Comme un gloussement.
Puis elle le regarde en face, soudain très sérieuse :
— Je veux que tu restes.
Le silence s’épaissit.
Zaru ne répond pas tout de suite. Ses oreilles pivotent, comme pour capter autre chose que ses propres pensées. Il lève enfin les yeux vers elle.
Elle ne cille pas.
La Matriarche veut te parler, dit-elle.
Et moi aussi. Il y a des choses à nommer. Et des nœuds que tu n’as pas défaits.
Nahla les regarde. Elle sent l’air vibrer autour d’eux, pas comme un danger, mais comme une histoire non dite, suspendue entre leurs poils dressés, leurs pattes ancrées.
Zaru la regarde enfin.
— Je ne continue pas avec toi.
Elle hoche la tête. Un peu vite. Un peu trop neutre. Serianda ne la fixe pas. Elle s’écarte d’un pas, assez pour que Nahla passe.
— La suite est à elle, dit-elle, presque à la terre plus qu’à Zaru.
Nahla s’engage.
Un pas, puis un autre.
Elle sent le regard de Zaru, lourd et silencieux, jusqu’à la dernière racine, jusqu’au dernier battement du sous-bois derrière elle.
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