Chapitre 7

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Le sentier se hisse une dernière fois au flanc de la colline, puis s’adoucit brusquement, et l’espace s’ouvre sous ses yeux : les hauteurs de Clavelier s’étendent là, calmes et anciennes, découpées par une succession de petites terrasses que soutiennent des murets en pierre sèche, posés à la main, pierre sur pierre, sans liant ni ciment, juste par équilibre, patience et connaissance du terrain. Ces constructions basses, à peine plus hautes qu’un genou, dessinent sur la pente un damier discret, vestige d’un labeur ancien qui visait à retenir la terre, à gagner quelques mètres de plat, à cultiver ou à faire paître, peut-être, là où la pente seule aurait rendu toute chose instable.

Là-haut, l’air est plus clair, plus sec, traversé par une lumière crue mais non brûlante, et le sol, maigre et caillouteux, laisse percer des éclats d’herbes rares, de fleurs simples, et surtout, entre les pierres, dans les failles du mur, au bord des marches, dans les angles oubliés des terrasses — une plante qu’elle reconnaît aussitôt : l’origan.

Elle s’arrête net, le souffle suspendu, les yeux fixés sur les tiges.
Un instant, rien ne bouge en elle. Puis ses traits se détendent, ses épaules s’abaissent, et un soupir long, profond, presque tremblant, glisse hors de sa gorge. Elle dépose son sac sans même le regarder, le laisse tomber contre un bloc moussu, puis s’agenouille au bord d’un muret, les paumes posées à plat sur la pierre chaude. Elle penche la tête. Regarde. C’est bien lui. L’origan sauvage. D’abord quelques touffes, puis en avançant un peu, elle en voit partout — des plaques entières, épaisses, pleines, parfois hautes jusqu’au genou, enfoncées dans le sol pauvre ou débordant de la pierre sèche comme si la plante elle-même voulait mordre la lumière.

Le sourire vient tout seul. Il s’étire lentement, et ses doigts glissent déjà vers la serpe, sortent la lame courbe qu’elle tient sans y penser, d’un geste familier, fluide. Elle coupe une première tige, proprement, juste au-dessus d’un nœud, puis une deuxième, une troisième, en resserrant les doigts sur les feuilles douces, opposées, d’un vert profond. La récolte se forme déjà en boule contre son bras, mais elle s’interrompt. Elle inspire profondément, approche la touffe de son visage, la froisse un peu du bout des doigts. Et là, un trouble. Quelque chose cloche.

Elle recommence. Plus fort cette fois. Frotte une feuille entière entre ses paumes, s’attend à la déferlante d’odeur : cette chaleur douce et piquante, ce mélange de vert, de menthe et de feu, ce parfum qu’elle connaît par cœur. Mais rien ne vient. Rien qu’une vague amertume, l’odeur sèche de la plante verte, sans caractère, sans puissance. Elle fronce les sourcils, se redresse légèrement, regarde autour d’elle, inspecte les autres massifs. Tous se ressemblent. Les tiges sont fines, les feuilles nombreuses, mais aucun début de hampe florale, aucun bouton, aucune montée en sève vers l’épanouissement.

C’est trop tôt.

Tout est là — la plante, la quantité, l’exposition — sauf ce qui compte. L’origan est vivant, oui, mais encore endormi, enfermé dans son cycle, loin de l’état où il pourrait soigner, purifier, sauver.

Elle reste accroupie, les mains pleines de tiges, le regard fixe, et sent peu à peu son souffle se raccourcir. Le soulagement s’évanouit. L’espoir se contracte. Une sorte de vide se creuse à l’intérieur d’elle, insidieux, glacial.

Elle repose la touffe d’origan à terre, se frotte les doigts, puis les mains, comme si elle voulait chasser quelque chose d’invisible. Elle inspire à nouveau, plus fort, ferme les yeux, les rouvre. Il faut essayer autre chose.

Alors, elle lève les mains. Lentement. Calmement. Et elle signe.

— Toi · pousser.

Le geste est clair. Lent. Nourri de toute sa concentration, de toute sa volonté. Elle pense à la plante, à son élan, à ce qu’elle voudrait transmettre : la chaleur du soleil, le besoin, l’urgence. Elle recommence, encore, un peu plus vite :

— Pousser · Pousser.

Elle insiste. Y met tout. L’attention.

La fatigue. La peur.
Mais rien ne répond.
Ni frisson. Ni vibration.
La Trame reste muette.

Elle répète encore. Varie le geste. Le rythme. Cherche l’angle, l’intention juste. Peut-être que le mot n’est pas bon. Peut-être que c’est elle. Peut-être qu’il faut plus de calme.

Ou plus de force.
Elle recommence. Encore. Encore.
— Pousser · Pousser · Allez…

Un clignement surgit, bref, à la limite de sa vision. Elle tourne les yeux. Un encart s’affiche, pâle et tranchant, suspendu dans l’air :

Réquisition d’aptitude : non validée.
Compétence inaccessible.

Elle reste figée. La mâchoire légèrement entrouverte.
L’écran disparaît aussitôt.

Ses mains tremblent. Son ventre se serre.
Une boule monte dans sa gorge.

Puis la panique.

Elle attrape une touffe entière, la secoue, comme pour la réveiller, comme pour forcer la magie à sortir, mais la plante se contente de frémir mollement, sans éclat, sans effet. Elle la jette. Se recule. Le souffle court.

Elle sent le sol se dérober sous elle. Pas physiquement. Pas encore. Mais dedans.
Dedans, quelque chose flanche. Elle baisse les mains.
Et doucement, dans un souffle qui n’a plus rien de ferme, elle signe encore :

— Pitié... Pousse…

Et là, elle sent venir la peur. Pas celle du noir, ni des bêtes, ni du vide.
Une peur plus lourde. Résultant de la responsabilité. Et de la solitude.
Et au fond d’elle, sans bruit, un mot s’élève, comme un fil rompu au milieu de ses larmes :

Maman…

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