Chapitre 8

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Nahla est affalée au sol, sur le seuil d'une baraque de berger à l’abandon, les yeux ouverts mais vides, les bras ballants, les mains triturant des cailloux anguleux. Le monde autour d’elle semble s’être figé : la lumière est stable, le vent s’est retiré, et sa respiration, bien qu’encore présente, devient imperceptible, comme si son corps lui-même commençait à se détacher d’elle pour retourner à la pierre.

Un vide immense l’envahit, un silence qui ne hurle pas, qui ne brûle pas, mais qui pèse de tout son poids. Tout est retombé, englouti dans cette absence de solution, de retour possible, de lendemain envisageable.

Juste l’échec.

La jeune fille aurait préféré mourir dans la forêt, disparaître dans la mousse et le froid, plutôt que de revenir les bras chargés de feuilles inutiles, condamnée à voir sa mère s’éteindre faute d’avoir pu l’aider.

Une lame d’injustice froide remonte en elle, lente et profonde, jusqu’à sa poitrine.

Puis la colère embrase violemment son corps.

Elle se dresse contre ce corps trop faible, contre cette magie absente, contre cette illusion d’avoir pu être utile.

Elle serre les poings si fort que l'éclat de roche dans sa main droite entament la chair. La douleur est immédiate, brève mais vive. Et cette entaille la soulage. Juste un peu. Elle vient masquer la peur, ronger la tristesse, couvrir la colère d’un voile plus net, plus simple. Cette morsure claire devient un refuge. Elle veut continuer. Saigner pour que tout le reste se taise.

C’est alors qu’un souvenir lui revient, les mains de Claudine au bord du lit :

“Pacte vrai · pas mot.

Action oui · Corps avec.

Sang avec.

Trame comprendre.”

Nahla n’avait pas compris, à l’époque. Mais ces mots, eux, sont restés, comme une graine plantée dans le silence de son cœur. Et dans sa douleur, la graine avait germé.

Soudain froide et décidée, elle s'agenouille et regarde la pierre acérée de quinze centimètres, en forme de losange, comme un poignard dans sa main. Elle place son avant-bras gauche sur le sol, bien à plat, comme pour offrir tout ce qu’elle peut. Dans sa tête, une seule phrase éclate, plus grande qu’elle : Je ferai tout. Elle inspire. Ne tremble pas. Et frappe trois grands coups dans le muscle. La douleur explose, noyant tout sur son passage.

Ce ne sont pas des éraflures, mais de vraies entailles, plus profondes qu’elle ne l'avait prévu. Le sang jaillit aussitôt, abondant. Elle se penche en avant, le front dans la poussière, au bord de la flaque sombre en formation. Elle pousse un gémissement muet, sentant le monde basculer autour d’elle — un vertige sec et sans fond — mais elle ne relâche rien. Elle pense avec une intensité démesurée :

Je donne tout. Tout ce que je suis. Aide-la. Prends-moi. Prends ce que tu veux. Mais aide-moi à la sauver.

Le silence qui suit est si épais qu’il semble absorber la lumière. Le monde respire autrement. Un souffle ancien semble s’étirer sous la terre. Quelque chose se densifie dans l’air.

Le sang s'écoule lentement sur la terre dure, sature la poussière, s’amalgame aux grains de roche. Une masse pourpre pulse faiblement, puis déborde sur le seuil de l'abri en pierre. Elle remonte, s’insinue, comme appelée.

Nahla observe, tétanisée, les nappes rouge foncé gravir les jambages de gneiss gris veinés de rouille. À mesure qu’elles montent, la matière perd sa couleur, comme si la pierre l’assimilait. Le granit du linteau, pâle et moucheté, se met à luire faiblement — un halo froid, minéral.

La surface de l’ouverture s'opacifie. Comme un rideau de perles grises. Une densité nouvelle s’y imprime, comme une mer figée. Puis quelque chose émerge. D’abord un doigt — sec, rugueux, traversé de strates. Puis une main entière, chargée de poussière, d’écorce fossile, et d’un éclat ancien. Elle s’agrippe au jambage avec lenteur, avec évidence, comme si elle y avait toujours été. La pierre craque, non par rupture, mais comme un os long qu’on remet en place.

Un bras suit. Puis l’épaule. Le torse d’une femme. Non pas de chair : grain de granit, pulpe de limon, mousse ancienne et sang figé. Elle s’arrache du voile comme d’un ventre de roc.

Ses yeux s’ouvrent. Pas de pupilles. Juste deux fentes où couve une lumière sourde, comme des braises étouffées.

Elle ne parle pas. Pas avec sa bouche. Mais une voix surgit dans la tête de Nahla. Une voix douce et tranchante. Elle glisse sous les pensées, sans demander la permission.

Tu t'es offerte sans conditions. Sans savoir à qui. As-tu conscience du danger ? Tu aurais pu tomber sur une gueule avide et cruelle.

Un silence s’installe, lourd, nu. Nahla tente de déglutir mais sa gorge est comme tapissée de sable.

J’ai été tuée ici. Pas pour ce que j’ai fait, mais pour ce que j’étais. Une femme qui guérissait. Une femme qui savait. Une femme qui refusait de prier un dieu unique.

Tu as tranché la chair. Tu as signé sans lire. La Trame aussi t’a entendue. Mais c’est moi qui vais sceller ce pacte.

La femme se penche lentement et tend sa main gauche vers la droite de Nahla. La jeune fille croit comprendre : elle ouvre son poing, tend son poignard improvisé. L’entité minérale le récupère sans un mot. La pierre se dissout contre sa paume, s’infiltre en elle.

Sa voix devient graveleuse, comme si chaque mot raclait une strate :

Je vais te donner ce qui te manque. Et en échange tu me devras deux choses :

La première est simple. Peut-être futile. Mais cela me ronge depuis près de mille ans. Je me nomme Élidie. Et le culte barbare qui m’a condamnée a bâti une chapelle en mon nom. Une vierge immaculée, pour masquer leur honte.

Prends cette bourse, et fais que ce temple retourne à la terre, je ne suis pas une sainte.

Nahla sent un poids dans sa main. Une petite bourse d'écorce tressée. Elle l’ouvre : à l’intérieur, des glands brillants, d’une espèce ancienne, luisants d’une vie secrète.

Elle n’a pas le temps de poser de questions. Élidie poursuit, inflexible :

La deuxième est multiple. Peut-être sans fin. Tu devras libérer nos sœurs. Celles qu’ils ont brûlées. Celles qu’ils ont noyées. Celles qu'ils ont fait disparaître. 13 chaque année. Pas une de moins.

Tu seras leur voix, ne les fais pas mentir.

Élidie recule. Son corps se désagrège, sédiment par sédiment, strate après strate. Il ne reste bientôt plus qu’un souffle. Puis rien. Le portail de roche se referme. Le silence retombe dans son esprit.

Nahla reste à genoux, la bouche entrouverte. Une tension sourde se dissout dans ses muscles.

Devant elle, sur le seuil, un poignard de pierre délicatement sculpté. Manche en granit gris poivré, lame en gneiss strié blanc et noir. Un encart s'affiche :

DAGUE RITUELLE TAFERKANT - Unique

Inflige à sa porteuse : Malédiction du Gneiss Lunaire

Permet à sa porteuse d'accéder aux compétences des classes de type Sorcière.

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