Chapitre 10

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Le sol défile sous ses pieds. Les murets de Clavelier s’effacent dans son dos. Nahla dévale le chemin, le souffle court et rythmé, le sac battant contre ses hanches. Le ciel descend. Le soleil, à peine visible, a viré au cuivre sale. Devant elle, la pente s’adoucit et la forêt s’ouvre.

Puis un frisson. Une présence à sa droite. Serianda qui surgit sans annonce.

Nahla s’arrête.

La renarde ne dit rien d'abord.

Puis, dans la tête de Nahla, une voix perce, aussi nette qu'une lame :

— Tu portes l'odeur d'une plante qui ne fleurit pas encore… Et celle du sang surtout.

Nahla ne répond pas. Elle se doute que Serianda sent peut-être aussi la malédiction. Elle ne sait pas trop ce qu’elle peut partager avec elle.

— Moi · Partir · Maintenant

Nahla reprend sa course et la renarde la suit.

— Tu as franchi quelque chose. Je le sens dans ta trace.

Nahla hoche légèrement la tête. Elle ne signe pas.

Mais Serianda continue :

Il n'est pas venu. Tu t'en doutais ?

L’absence de Zaru la trouble, elle voudrait le voir et elle ressent aussi de la colère sans trop savoir pourquoi.

Il arrête de fuir. Il doit affronter les siens. Radek était un symptôme. Il y en aura d’autres.

Un temps.

Il sait que tu peux tenir sans lui. C’est pour ça qu’il te respecte.

Nahla réfléchit. Elle cherche comment répondre. Elle ralentit un peu, tente de lever une main, mais la course la déséquilibre aussitôt. Elle a du mal à tenir le rythme de Serianda passée devant. Elle se ravise.

Alors, elle pense au signe. Elle le pense comme si elle le faisait.

« Zaru »

Mais rien ne passe.

Serianda la regarde brièvement du coin de l’œil.

— Tu essaies ?

Un battement de silence.

Je sens quelque chose, mais c’est flou. Tu dois ancrer le geste *en toi*. Pas dans les muscles. Dans l’intention. Puis le projeter comme une résonance, une onde. Pas une pierre.

Nahla fronce les sourcils. Elle pense encore au signe. Le mime mentalement. Encore. Mais ça glisse. Comme du sable.

Pas encore, souffle Serianda. Mais tu pourras. Quand tu n’auras plus que ça.

Le silence revient. Le sol change. Elles approchent du seuil de la forêt. Les ronces s’espacent, les arbres reculent.

Le chemin se resserre. Une pierre familière. Une souche. Nahla reconnaît le territoire. Lisière.

Serianda ralentit. Elle bondit sur un rocher. Observe. Puis descend.

Tu veux que je vienne jusqu’à la maison ?

Nahla hoche la tête. Elle n’est pas bien sûre de ce qui peut encore trainer dans les rues d’Alyre à la nuit tombée…

Elles courent encore. En silence. Puis, après le dernier virage, elles aperçoivent la maison de Claudine.

Bâtie sur un terrain en pente douce, c’est une vieille bâtisse en pierre aux enduits usés, prolongée d’un côté par une véranda adossée au mur sud. Les vitres opaques de la véranda sont mangées de lichens, mais laissent deviner un chaos vivant de pots, d’herbes, de bocaux, de fils suspendus et de paniers débordant de plantes séchées. Autour, des massifs sauvages s’échappent en tous sens : menthe, mauve, sauge, millepertuis.

Sous le rebord d’une fenêtre, un vieux meuble de cuisine a été recyclé en jardinière ; des semis y poussent en rangs décrochés, comme une écriture improvisée. L’air porte un mélange d’odeurs presque trop dense : camomille, terre, vinaigre, et quelque chose de plus lourd, plus moisi.

Serianda s’arrête.

Va.

Nahla penche sa tête et son torse vers elle pour la remercier.

La renarde glousse presque puis recule d’un pas et d’un bond disparaît entre les ombres, comme si la forêt l’avait reprise.

Nahla inspire longuement. Puis pousse la porte entrouverte. Et entre. La nuit est complète.

Pas une lueur, pas même le reflet d’une étoile sur les vitres opaques. Juste une masse d’air tiède, figée, saturée d’odeurs suspendues : poussière, vinaigre, plantes mortes… et dessous, quelque chose d’épais. Ferreux. Fangeux. L’odeur d’un corps qui se défait lentement, sans bruit.

Nahla referme la porte du coude. Elle sent le bois, moite, gonflé. Sa main glisse le long du mur, tâtonne. Elle heurte un angle — une table basse. Elle s’accroupit aussitôt, pose le sac entre ses genoux. Ses doigts cherchent le briquet à l’aveugle. Elle sait très bien où il se trouve, mais là, ses gestes tremblent. Pas de fatigue. De peur. Comme un courant lent sous la peau.

Tchak.

Une flamme. Elle cligne des yeux. Approche une bougie. La cire s’enflamme. Une lumière jaune hésitante naît.

Le monde réapparaît par à-coups

Une étagère, à gauche. Un rideau raide, au fond. Et là — une forme. Allongée.

Le lit.

Elle avance. Pas à pas. La lumière de la bougie glisse sur les objets familiers : une pile de tissus, un bol renversé, la chemise de Claudine repliée sur le fauteuil. Rien n’a bougé. Mais tout semble… en retrait. Comme si la maison elle-même retenait son souffle.

Elle approche.

Claudine est là. Une jambe découverte, l’autre sous les draps. Sa tête tournée de biais. La bouche entrouverte. Les paupières lourdes. Elle respire — à peine. Un souffle qui ne soulève même plus sa poitrine. Juste une vibration, lente.

Frappée par l’odeur, Nahla s’arrête. Pas celle de la sueur. C’est autre chose.

Une odeur de rouille. De moisi. D’organique fendu. Elle la sent dans la gorge. Dans les yeux. Elle inspire par la bouche, sans le vouloir. Mauvaise idée.

Une nausée la saisit. Mais elle s’approche encore. Des mouches passent devant son visage.

Et c’est là.

Dans la cuisse gauche de Claudine, à moitié couverte par le drap, une tache sombre. Une plaie. Grande. Qui ne saigne plus. Mais qui… remue.

Nahla se fige.

Son bras s’étire malgré elle. Elle baisse la bougie. Et là — la lumière révèle.

Des asticots. Gros. Blancs. Lents. Ils rampent dans la plaie, y plongent, en ressortent. Certains vibrent en surface, comme ivres. D’autres sont enfoncés si profondément qu’on ne voit que l’extrémité de leur corps souple. La chair autour est noire par endroit. Ou boursouflée. Parfois même lisse, comme une ancienne brulure.

Elle recule d’un pas.

Sa bouche s’ouvre d’effroi.

La bougie tombe au sol. La cire éclabousse, mais elle ne réagit pas.

Et dans le noir, Nahla les voit encore. Les asticots. Leur danse. Leur lenteur répugnante. L’image est partie, mais son corps la garde. Comme une brûlure dans l’œil.

Alors elle cligne. Une fois. Deux. Puis se penche et cherche à tâtons au sol. La bougie est là, elle l’attrape et la rallume.

Elle vacille. Le cœur au bord des dents.

Elle veut les enlever. Elle veut que ça cesse. Maintenant.

Elle s’avance d’un geste brusque, soulève un pan de drap pour les balayer. Sa main est à deux doigts d’atteindre la chair quand quelque chose la saisit.

Une main. Brûlante. Faible. Mais ferme.

Claudine.

Son regard est trouble, mais ouvert. Deux fentes sombres, creusées de cernes. Elle ne cligne pas. Elle regarde. C’est tout. Et c’est suffisant.

Nahla s’arrête.

Elle veut parler, mais rien ne sort. Ses mains se lèvent à peine. Elles tremblent.

Puis elle signe, sèchement :

— Mouches · sale · danger · pas bon !

Son visage est tendu. Le front plissé. Le regard fuyant.

Claudine inspire. Longuement. Puis ferme les yeux une seconde. Sa main se lève à peine, dessine un arc lent du flanc vers son ventre, et s’y arrête.

Puis sa main dit.

— Asticots · dehors · nettoyer.

 Origan · toi · dedans · soin.

Nahla serre les dents. Elle détourne le regard. Elle tremble. Elle comprend sans comprendre. Tout se noue. La gorge, le ventre, les bras.

 Sans · elles · moi · morte · déjà.

Et c’est peut-être ça le pire.

Ne pas comprendre à qui elle doit une reconnaissance éternelle.

Elle sent les larmes monter.

Puis elle signe, sans lever les yeux :

— Moi · distiller · origan · maintenant.

Claudine hoche lentement la tête. Puis lève deux doigts. Son bras tremble. Mais le geste est clair. Une ligne droite. Puis un ralentissement. Un froncement de front. Une tension dans la bouche.

— Attention · doucement.

Un temps. Le regard s’éteint un peu. Mais le souffle reste.

Nahla ne répond pas. Elle allume une troisième bougie. Ramasse son sac. Ses gestes sont rigides. Son dos, raide. Ses yeux fixent le sol.

Elle sort de la pièce. L’odeur reste derrière elle. L’image aussi.

Mais sous ses côtes, un point pulse. Fort. Régulier.

Elle va agir.

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