Chapitre 4

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  Swan, qui avait accompli son devoir la veille au soir, décida qu’elle ne devait plus tarder à aller chercher les fleurs de guimauve et les orties pour Mr Salisbury. Elle passa une vieille robe, juste à sa taille, qui laissait apparaître ses chevilles. Qu’importait que l’on pût entrevoir une partie de ses bas puisqu’il lui suffisait de se hâter et qu’elle ne risquait de croiser personne là où elle allait. Elle se rendit à l’écurie dans laquelle le domestique en charge des bestiaux de la famille, Georges, ferrait Liber, le cheval de Swan.

  — Georges, en as-tu bientôt fini avec Liber ? Je veux aller faire un tour avec lui.

  — Votre mère m’a dit qu’elle était certaine que vous viendriez avec l’envie de le monter et qu’il serait mieux que le cheval soit occupé. Elle trouve que vous montez trop.

  — Je te remercie, Georges, tu en as assez dit.

  Elle fit mine de s’en retourner. Georges, quant à lui, était bien occupé par son ouvrage et baissa immédiatement les yeux pour se reconcentrer sur sa tâche. Swan en profita alors pour détacher les rênes du cheval d’Amber qui attendait son tour pour le ferrage. Elle se hissa sur son dos en vitesse — aussi vite qu’il est possible de monter en amazone — et s’enfuit au galop avec le cheval. Celui-ci était jeune, sanguin, et très peu monté par Amber qui exécrait l’inconfort de l’équitation.

  Swan avança à travers champs pendant une vingtaine de minutes, le temps de voir disparaître au loin les habitations. Elle s’arrêta à l’orée d’un petit bois, et sangla le cheval à un arbre. Elle savait qu’elle trouverait les fleurs de guimauve dans le pré juste en face. Le petit bois était séparé du pré par un ruisseau qu’il lui fallait traverser grâce à un petit ponton, placé quelques mètres plus loin. Elle saisit son panier et un couteau, avant d'emprunter le ponton pour gagner l’autre côté.

  Elle trouva vite des fleurs de guimauve et se mit à en cueillir tant qu’elle pouvait. La chaleur était plutôt écrasante. Elle avait bien fait d’attacher le cheval à l’ombre des arbres et près de l’eau, pensait-elle. Les toilettes féminines, même estivales, n’étaient décidément pas conçues pour vaquer à ces occupations dans les champs. Elle commençait à sentir des perles d'exsudation ruisseler doucement sur son corps. Elle eut une pensée pour sa mère qui, si elle était présente en cet instant, lui hurlerait de se protéger du soleil. Quel déshonneur pour leur famille d’avoir une de leurs filles avec la peau brune d’une travailleuse ! Le sourire que cette pensée avait fait naître sur son visage fut de courte durée. Un bruit qui semblait provenir du bois lui fit relever la tête, inquiète. Elle vit le cheval bouger, emporté au loin par une personne.

  « Au voleur ! s’écria-t-elle. Laissez ce cheval ! »

  Elle courait en direction du bois, tant bien que mal du fait de l’émotion et de la chaleur. Elle criait aussi fort que ses poumons le pouvaient, car elle savait que ses jambes ne lui permettraient pas de rattraper le voleur qui avait monté l’animal pour s’enfuir plus vite. L’émotion des évènements l’avait conduite à couper par le ruisseau plutôt que de faire le tour par le ponton.

  Alerté par les cris stridents de la jeune fille, un jeune homme qui passait aux alentours à cheval l’avait rejointe, guidé par le bruit. Il stoppa net son cheval au dernier moment, tout juste devant Swan, fatiguée de s'être faite voler puis d'avoir manqué de se faire tuer. Elle avait de l’eau jusqu’aux genoux et l’arrivée en trombe du jeune homme n’arrangea rien. Elle tomba, et se retrouva assise dans le ruisseau. Elle plaça ses mains devant elle, comme pour se protéger et cria au jeune homme au même moment :

  — Faites donc attention avec votre cheval ! Quand on ne sait pas se faire obéir d’un cheval, on ne monte pas !

  — Bien, madame, répondit l’homme amusé, j’essaierai d’appliquer vos conseils avisés à l’avenir. Mais pour l’heure, puis-je vous aider ?

  — Mon cheval vient de m’être volé ! Certainement un enfant de gitan, ils se sont installés dans les environs il y a quelques jours.

  — Permettez que je vous quitte, je m’en vais tenter de le rattraper. Je reviendrai vous chercher, ne bougez pas.

   Elle n’eut ni le temps de le remercier, ni de décliner son offre, tant il était parti rapidement. Swan se releva et tenta de sortir du ruisseau mais elle glissa sur un galet mouillé. Sa cheville la faisait souffrir, elle ne parvenait pas à se relever et craignait d’autant plus de se blesser de nouveau. Elle resta immobile dans l’eau, sans savoir quoi faire, en espérant que l’homme ne mettrait pas longtemps à revenir. Elle décida de rester optimiste et pensa à quel point la fraîcheur de l’eau était agréable à côté de la chaleur irradiante qu’elle avait supportée quelques instants auparavant.

  L’homme revint vers Swan peu après.

  — Je ne pensais tout de même pas que vous me prendriez au mot lorsque je vous ai dit de ne pas bouger, ironisa-t-il.

  — L’envie de partir le plus vite possible et ne jamais vous revoir me parut si agréable, que, dans mon empressement, je me suis blessée à la cheville.

  — Allez-vous réussir à vous extraire du fleuve seule ?

  — Je vous assure que de mon point de vue la situation est beaucoup moins risible.

  — Oui, c’est un point de vue beaucoup plus rafraîchissant, j’imagine.

  — Aidez-moi, au lieu d’essayer de faire de l’humour. Il se pencha vers elle en lui tendant les mains. Il m’est impossible de me relever, monsieur, reprit-elle.

  — Je m’appelle Andrew.

  Il se jeta dans le ruisseau et inspecta de haut en bas la pauvre Swan.

  — Je ne vois qu’une solution mais je doute qu’elle vous plaise.

  — Vous ne comptez tout de même pas me porter par-dessus votre épaule ?, demanda-t-elle en haussant un sourcil en signe de circonspection.

  — J’en ai bien peur…, il la saisit vivement par la taille avant de la faire basculer sur son épaule.

  Il était ainsi avec le corps de la jeune femme sur lui, accroupi, le genou à fleur d’eau. Alors qu’il aurait dû pousser sur ses jambes afin de se relever et secourir héroïquement la demoiselle en détresse, il grommela entre ses dents :

  — Je ne vais pas y arriver…

  — Vous n’avez pas intérêt à tomber !

  Malheureusement pour elle, ils basculèrent ensemble dans le courant d’eau. Swan poussa un cri. Andrew lui demanda si tout allait bien.

  — Mon poignet ! pleura-t-elle. La cheville ne suffisait-elle pas ?

  Tout hébété, confus, et les joues pourpres, il lui proposa son aide qu’elle refusa vivement en lui défendant de la toucher encore une fois. Il parvint à s’extraire du ruisseau sans difficulté, tout juste mouillé par quelques éclaboussures. Il n’en allait pas de même pour Swan. Elle était mouillée de la tête aux pieds. Elle parvint à se relever grâce à la branche d'un arbre qui pendait au-dessus de l’eau. Elle regagna la terre ferme à cloche pied et s’éloigna de la berge. Andrew lui emboîta le pas.

  Quand elle se fut calmée, il plaça son couvre-chef ruisselant sous l’épaule, se courba et la salua respectueusement. Elle lui adressa une révérence pour le moins rapide avant de lui tourner le dos et de partir, claudiquant.

  — Laissez-moi vous conduire chez vous, madame.

  Elle hésita, mais il n’était pas concevable de rentrer à pied avec la cheville et le poignet douloureux.

  — Je ne peux pas monter, la cheville de ma jambe dominante me fait souffrir.

  — Je vous porterai, si vous m’autorisez à vous aider. Permettez, d’ailleurs, que j’observe votre poignet ainsi que votre cheville.

  — Êtes-vous médecin ?

  — Non, mais je crois qu’il n’est pas difficile de vérifier si la partie du corps est enflée.

  Il la fit s’asseoir dans l’herbe. Il ôta doucement sa chaussure et tira son bas blanc. Il inspecta attentivement le pied de la demoiselle puis le reposa, le rechaussa et, sans un mot, il lui tendit la main pour signifier qu’il voulait inspecter son poignet. Swan n’était pas habituée à être touchée par un homme. En fait, c’était la première fois qu’un homme la touchait, à l’exception du médecin de famille. Cette expérience était très désagréable. Ses joues, puis tout son visage lui parurent s’enflammer. Son cœur manqua de se décrocher. Rien ne semblait moins agréable que la légère pression que les mains chaudes du jeune homme exerçaient sur sa cheville et son poignet froids et humides. La sensation qui s’emparait d’elle lui était étrangère. Était-ce de la honte ? Ou bien était-ce du dégoût ? De son côté, Andrew semblait bien moins gêné. Il inspectait avec attention le pied de Swan, s’inquiétant sincèrement qu’elle se soit blessée.

  — Vos traits sont si fins qu’il ne faut pas longtemps pour voir que rien n’est enflé, lui dit-il en souriant.

  — Monsieur, je vous prie, comportez-vous comme un gentilhomme ! le corrigea-t-elle.

  Il présenta ses excuses, les évènements l’avaient rendu moins délicat que de coutume. Et sur ces mots, il la saisit hardiment par la taille, sans crier gare. Le souffle de Swan se coupa subitement, tant la surprise était grande. Il la posa sur le cheval en amazone. Il semblait réfléchir.

  — C’est ce que je pensais. Il va vous falloir relever votre jupon.

  — Comment ? Certainement pas ! s’insurgea-t-elle. Pourquoi ne marcheriez-vous pas ? Après tout, les hommes aiment tant se targuer de leurs prouesses, marcher à côté de moi vous fera une nouvelle anecdote à narrer à vos amis ivres qui vous accompagnent dans vos soirées de débauche.

  — Je reviens de loin, j’ai monté toute la journée, il est hors de question que je marche.

  Il saisit brusquement la jambe de Swan et la fit passer de l'autre côté de la selle, sans ménagement ni avertissement. Swan était offusquée.

  — Vous n’aviez qu’à relever votre jupon ou mettre des pantalons.

  — Sur ce point, au moins, nous tombons d’accord, déclara-t-elle, excédée par la tournure qu’avait prise la cueillette. Pouvez-vous prendre mon panier de fleurs ?

  Il posa son regard sur le panier dont le contenu était étalé sur le sol. Constatant que les fleurs avaient été piétinées et n’étaient plus utilisables, quel qu’en fut l’usage auquel elles étaient destinées, il se saisit uniquement du panier. Toutefois, il ne précisa pas à Miss Cooper qu’il abandonnait là les fleurs en raison de leur piètre apparence. Il avait pris cette décision bien sage car il se doutait que la jeune demoiselle avait un caractère si ferme qu’il n’aurait pas pu la dissuader d’en ramasser de nouvelles, en dépit de l’état de son poignet et de sa cheville.

  — Puis-je savoir où vous demeurez ?

  — Vous pourrez me déposer dans le centre du village, je saurai rentrer par moi-même.

  Il insista pour la reconduire devant chez elle mais elle refusa fermement.

  — Je crois, monsieur, que ni vous ni moi ne désirons nous infliger la vue de l’autre plus longtemps.

  La pugnacité du jeune homme surpassait celle de Swan qui se décida finalement à accepter qu’il la raccompagnât chez elle. Afin de ne pas attirer la curiosité des personnes qu’ils pourraient être amenés à croiser sur leur chemin, Andrew déposa sa redingote sur les jambes de la jeune femme pour dissimuler sa robe relevée.

  Lorsque le toit de la demeure des Cooper fut distinguable à travers le feuillage des arbres, la jeune fille demanda à Andrew de s'arrêter.

  — Demeurez-vous avec votre époux ? s'enquit-il.

  — Je ne suis pas mariée. Il s'agit de la maison de mes parents.

  — Dans ce cas, permettez que je me présente à vos parents pour leur expliquer la situation et…

  Swan lui coupa la parole et le remercia sèchement pour ce qu’il avait fait jusqu’alors. Elle tenta de descendre du cheval avant qu'Andrew en soit lui-même descendu. Swan aurait dû retenir de ses lectures que l’on ne gagne rien à être furibond, et que l’agacement ne donne aucune distinction. Une partie de son jupon était coincée sous les cuisses du jeune homme et la fit tomber alors qu'elle tentait de partir avec grâce. Elle avait atterri sur son poignet, déjà douloureux, ce qui ne manqua pas de lui faire pousser un cri de douleur. Andrew sauta de sa monture et s'empressa de se renseigner sur son état. Swan était particulièrement énervée contre lui, en tentant de contenir ses sanglots elle décrocha :

  « Je crois que vous en avez fait suffisamment, monsieur. »

  Elle se releva, non sans difficulté. Lorsqu'elle remarqua que son panier était vide elle lança un regard accusateur à celui qui avait été brièvement son sauveur. Il tenta de s'excuser en expliquant ses motifs. Puis, estimant qu'il avait bien agi et que, ce faisant, il ne devait aucune excuse, il l'interrogea sur l’impériosité de son besoin de fleurs. Elle lui expliqua laconiquement que l'un de ses amis était souffrant. Le gentilhomme s'excusa pour son ami, la salua puis prit congé en remontant sur son cheval. Swan ne prit pas la peine de lui décrocher un signe de tête.

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